Le WISE de Doha ou l’« incontournable » oubli de la démocratie (1)

Gustave Doré. Le Petit Chaperon rouge
Gustave Doré. Le Petit Chaperon rouge

Rêvons un peu : une baguette magique vient de vous transformer en princesse ou en prince, et vous voilà à la tête d’un émirat du Golfe. Bonne suggestion, n’est-ce pas, pour une émission de télé-réalité, façon « vis ma vie » ? Changement radical autant que grandiose.

Dans votre royaume d’entre les royaumes, par votre seule naissance d’entre les naissances, vous êtes au sommet d’entre les sommets. L’argent n’a pas la même signification pour vous que pour la quasi totalité de l’humanité. Sous réserve de quelques procédures formelles sur lesquelles vous avez la haute main, votre budget personnel se confond avec celui de l’Etat, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est massivement prospère. Pas comme dans nos pays où les discours de la dette et des économies nécessaires nous sont chaque jour martelés jusqu’à l’écœurement. Vous disposez d’un train de vie et de moyens, sinon illimités, immenses. Par exemple, vous pouvez inviter qui vous voulez quand vous voulez.

Si tel est votre bon plaisir, ou si telle est la stratégie recommandée par vos consultants des grandes agences de communication internationales (dont vous êtes un grand consommateur), vous pouvez même avoir des milliers d’invités, choisis dans le monde entier avec l’aide, pays par pays, des consultants de vos consultants. Et vous pouvez même renouveler l’opération sans fin. En récompensant ceux qui se se sont comportés loyalement comme vous l’attendiez, et en écartant les mal-élevés qui se sont permis, parfois sans même s’en rendre compte, un mot de travers.

Un mot de travers est vite arrivé

Dans une monarchie absolue indissociable d’une emprise religieuse implacable, un mot de travers est vite arrivé. Certes. Mais rassurez-vous, Your Highness (c’est comme ça qu’il faut dire) les invités sont les invités et, en tant que tels, ils savent se tenir, certains piégés par leur simple et honorable politesse, d’autres déjà dans les codes de l’allégeance.  Chaque année, vous les ferez donc revenir. Et vous en ferez aussi venir de nouveaux.

Dans les médias des pays de vos invités, on dira que cet événement (un de plus, puisque, entre conférences, symposiums de toutes sortes et tournois sportifs vous en organisez beaucoup d’autres) est devenu « incontournable ». Chaque fois que vous verrez – ou que vos consultants vous diront avoir vu – le mot « incontournable », vous saurez que vous tenez le bon bout. Et que si l’argent ne peut pas vraiment tout, il est bel et bien capable de vous fournir de sérieux acquis en termes de respectabilité médiatique. Votre investissement dans le football est-il fâcheusement gâté par des accusations récurrentes de corruption ? Heureusement, l’éducation permet de compenser. Bien vu !

Rêvons encore, mais cette fois en inversant les rôles : vous n’êtes pas le prince ni la princesse, désolé, mais seulement l’invité de la famille royale. Bien sûr, vous êtes un invité indirect, un invité d’entre les invités, qui sont, pour le coup, très nombreux. Car en fait, vous ne rêvez pas du tout : c’est bien « pour de vrai » que vous vous rendez à Doha, au Qatar, invité au World Innovation Summit for Education, le WISE (« sage », en anglais). Ce sommet international, créé sur la suggestion de consultants occidentaux, puis réalisé de toutes pièces par eux à partir de 2009, est sur le point connaître du 4 au 6 novembre 2014 sa sixième édition.

Question sans intérêt

Comme il se doit pour toutes les choses importantes dans ce pays, le WISE est dirigé par des membres ou proches de la famille royale. Ce sommet international est l’émanation et l’une des réalisations de la Qatar Foundation, une « ONG » royale dédiée à l’éducation et présidée par la princesse Mozah bint Nasser Al Misned. La princesse (ou « cheikha ») Mozah, « l’atout charme du royaume » comme on dit dans la presse people mondiale, est une des trois épouses de l’ex-émir du Qatar, le cheikh Hamad, et la mère de l’actuel émir, Tamim, en faveur duquel il a abdiqué le 25 juin 2013.

Le budget de la Qatar Foundation est inconnu. De toute façon, il n’existe aucun contrôle des comptes publics au Qatar. En tout cas pas au sens que cette notion peut revêtir dans un contexte institutionnel démocratique. Quant au budget du WISE proprement dit, il n’est pas connu non plus, et toute curiosité à ce sujet suscite l’agacement des communicants chargés de son organisation, qui trouvent cette question sans intérêt.

Le WISE est conçu et réalisé par l’agence française Auditoire, qui a de nombreux autres contrats au Qatar. Auditoire est une filiale de TBWA France, elle-même filiale de TBWA Worldwide, société du groupe américain Omnicom. Le WISE rassemble plus d’un millier de participants « venus de tous les continents », selon l’expression consacrée. La fourchette annoncée pour cette année se situe autour de 1600 personnes.

A ce propos, dans le vocabulaire du WISE, on ne dit pas « participant ». On dit « educational leader », terme flatteur et flou englobant journalistes, experts, universitaires, officiels, membres d’ONG, etc. Cette année, le vocabulaire maison s’est enrichi de nouveaux termes : on entend parler non seulement de « la marque WISE » qui « s’installe », mais aussi et surtout de « la communauté WISE » ou des « experts WISE », mots habilement choisis pour suggérer que le cumul année après année des intervenants aurait généré une authentique collectivité cosmopolite réunie par l’amour partagé de la science et de l’éducation.

Philippe Meirieu a récemment publié à ce sujet un texte clairvoyant et salutaire sur le site du Café pédagogique.

Professionnels haut de gamme

Pour autant, l’invité de base au WISE, individu dans une foule bigarrée d’« educational leaders »,  ne se sent  pas quantité négligeable. On vous accompagne, on se soucie de vous, on vérifie que tout va bien, on s’enquiert de vos souhaits, on sonde vos centres d’intérêt. Vous êtes entouré de sollicitude. Mieux : les gens qui vous entourent ainsi sont de vrais « pros » : ils se soucient de vous parce que c’est leur job, certes, mais ils le font en toute sincérité. Ce sont des communicants de haut niveau : ils aiment les journalistes (ou les autres participants) avec autant d’intensité qu’ils épousent la cause de leurs clients ; ils savent qu’on ne crée pas du lien sans y mettre du cœur. D’ailleurs, vous ne tardez pas à réaliser que tout, dans cette bulle, cet espace-temps singulier où vous êtes projeté, se situe dans le registre du haut de gamme.

Ne serait-ce que le palace où vous êtes logé et dont le hall aux proportions de cathédrale vous a scotché, débutant que vous êtes en émirats du Golfe… La magie du voyage opère : vous voilà loin de chez vous, dans un drôle de décor où les éléments traditionnels sont amalgamés à tout ce qui représente la pointe de la modernité. De l’autocar, vous avez aperçu des tours aux formes variées, se reflétant les unes dans les autres, surgissant côte à côte dans un prodigieux chantier perpétuel. Plus tard, vous verrez des musées, des palais, des sculptures, des gestes architecturaux signés des plus grands noms… Cette formidable, excitante, fascinante puissance qui vous interpelle, clichés et réalité confondus, c’est celle de la richesse en action. Vous sentez sa pulsation. Vous en mesurez l’élan bâtisseur, le contraste avec nos sociétés précautionneuses, timorées, fatiguées… Il ne faut pas croire que la richesse serait forcément d’un abord détestable. Elle est très séduisante, comme le pouvoir avec lequel elle se confond, et suscite parfois le même type de  complaisances.

L’anesthésie du sens critique doit en effet être profonde pour faire avaler l’idée qu’un émirat gazier sous la coupe d’un régime féodal, obscurantiste, discriminatoire et antisocial peut en quoi que ce soit être le siège de la pensée éducative mondiale. C’est pourtant ce que les communicants, avec un certain succès jusqu’à présent, un succès qui devient préoccupant, voudraient nous faire croire.

Building the future of education : c’est, depuis le début, la devise du WISE. Au départ, c’était juste un slogan. Cela devient une prétention, et presque une menace : ceux qui ne marcheront pas avec nous n’existeront pas sur la scène mondiale. Cela concernait surtout le Qatar, cela devient un modèle de politique d’image pour l’ensemble des régimes du Golfe, qui veulent tous se poser (voir ce précédent billet et aussi celui-ci) en bienfaiteurs de « l’éducation », cette cause si sympathique, capable de vous créer des obligés sur la planète entière au prix d’une infime fraction de vos bénéfices.

Sponsors de nobles causes, unissez-vous

Au-delà de cette région du monde et de ce thème précis de l’éducation, ce sont – selon un modèle propagé par les têtes de pont de l’industrie « événementielle » – tous les régimes autoritaires, notamment en Afrique, qui se voient aujourd’hui proposer de s’acheter de la respectabilité en sponsorisant de nobles causes, sur lesquelles des consultants vont s’appliquer à produire « du contenu ». Evidemment, la mise en valeur des « contenus » (lesquels, nous y reviendrons, sont loin d’être aussi neutres qu’ils le prétendent) ne pouvant éluder durablement la question de leur action au service d’un régime, les communicants ont des arguments. Ils ont toujours des arguments, c’est le cœur de leur métier d’en avoir. Et bien sûr, ils ne sont pas des brutes mais des professionnels raffinés.

Comme toujours dans les échanges internationaux, face à un contexte non-démocratique, la logique du dialogue s’oppose à la logique du boycott, et vice-versa, et il n’existe pas de règle absolue susceptible de déterminer à tout coup où est l’attitude la plus porteuse de progrès. Et la question ne ne se pose pas non plus dans les mêmes termes selon le domaine d’activité de chacun : le marchand d’avions de chasse ou le fabriquant de stades climatisés clés en main ou le prestataire de communication n’ont ni les mêmes impératifs ni les mêmes limites que l’universitaire, le cadre éducatif, l’enseignant ou le journaliste.

Les communicants du WISE et certains intervenants de poids qu’ils ont embarqués dans l’aventure sont donc probablement persuadés qu’ils contribuent à semer dans un contexte difficile des graines de démocratie et de libre pensée, éléments pour le moins indispensables à une éducation de qualité. En réalité, l’actualité de ces dernières années a démenti plutôt violemment ce scénario optimiste. Et le phénomène « WISE de Doha » ne relève plus aujourd’hui du seul champ de vision et d’analyse des spécialistes de l’éducation ni même des spécialistes du Golfe. Il témoigne de manière exemplaire d’une double bataille en cours à l’échelle mondiale, une bataille qui nous concerne tous et peut être schématiquement résumée ainsi : le marché contre la démocratie, la communication contre l’information.

… A suivre

Le WISE de Doha ou l’«incontournable» oubli de la démocratie (2)

Luc Cédelle

4 commentaires sur “Le WISE de Doha ou l’« incontournable » oubli de la démocratie (1)

  1. Encore un effort : les noms des 1 600 invités -pardon, des 1600 « educational leaders – à cette sauterie islamiste, si ce n’est pas pire.
    Aucun journaliste français, bien sûr. Rassurez nous, cher L

    1. Cher Guy Morel, je reconnais bien là vos élans provocateurs – on ne se refait pas – mais je ne peux en aucun cas souscrire à votre propos et je dois vous inviter à un sage (wise) effort de distanciation. Les agences de communication occidentales étant composées de gens comme vous et moi, à quelques détails près, elles n’organisent donc pas de « sauterie islamiste », même dans un contexte musulman wahhabite strict. Ni en ce qui concerne les intervenants ni par la composition des participants. En revanche, et comme c’est leur métier, elles composent un « plateau » divers et savamment dosé, destiné à mettre en scène le pluralisme et à mimer la liberté d’expression, dans une « bulle » médiatique de nature à donner une image sympathique de leurs commanditaires. C’est déjà beaucoup. J’ajoute qu’il ne sert à rien, au contraire, de stigmatiser les participants. Certains ne « se rendent pas compte », littéralement, de ce qui motive mes critiques, d’autres, comme j’ai pris le soin de le mentionner, ont réfléchi à ces questions mais en tirent une analyse différente de la mienne. LC

      1. Cher Luc Cédelle,
        Vous l »avez compris ; malgré mon âge, je ne puis me départir de l’esprit potache de mes 16 ans.
        Mais vous-même, n’écrivez-vous pas : » Certains ne « se rendent pas compte », littéralement » ? Vraiment ?
        À part cela, remarquable article.
        Cordialement.

  2. « Building the future of éducation ». Ce programme est déjà contradictoire. Hannah Arendt écrivait dans un texte sur l’éducation :
    « former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d’innover. »
    Le rôle de l’éducation n’est pas d’inventer le futur des nouvelles générations, ce qui serait les enfermer dans un monde clos, le rôle de l’éducation, c’est, en s’ancrant dans le présent et s’appuyant sur le passé, de donner aux nouvelles générations, le moyen de construire le futur, ce futur qui sera leur présent.
    C’est en cela que WISE relève plus d’un souci de contrôle des nouvelles générations, à coup de modernité, mais la modernité peut être une forme de conservatisme, que d’une ouverture. Et que cela se passe dans une monarchie absolue et riche n’a rien d’anormal, au contraire.

Laisser un commentaire