Journaliste sans pour autant atteindre les cimes de notoriété où officient les « éditocrates » que certains brocardent avec entrain, on n’a pas tous les jours l’honneur d’être interviewé, et de se retrouver ainsi de « l’autre côté ». C’est ce qui m’est arrivé (en même temps que Louise Tourret, de France Culture) grâce au collectif Questions de classes(s), qui édite la revue N’Autre école. Il en a résulté une publication dans le n°6 de cette revue, paru en juin 2017, et dont le dossier était consacré à « l’esprit critique ». Avec l’autorisation de la revue, je reproduis ici cette interview dont, avec le recul, je n’ai rien à retirer, y compris et surtout ce qui n’emportera pas une adhésion unanime. L.C.

Pour ce procurer ce numéro de N’autre école et/ou découvrir les autres, suivre ce lien :https://www.questionsdeclasses.org/?Esprit-critique-es-tu-la-N-autre-ecole-no6-est-sorti
[les notes auxquelles renvoient les astérisques sont de la rédaction de la revue]
QdC – Comment et pourquoi êtes-vous devenu journaliste spécialisé dans l’éducation ?
Luc Cédelle. Presque par hasard : j’étais un dévoreur boulimique d’informations et j’aimais écrire. Cela suffisait, à cette époque très révolue, pour qu’un concours de circonstances vous permette d’entrer dans la profession. Formé sur le tas, en travaillant à la rubrique sociale d’une agence de presse, cela m’a donné l’occasion de suivre les grands conflits sociaux des années 1980 : charbonnages, sidérurgie, chantiers navals, automobile… L’occasion, aussi, de m’émanciper progressivementd’un gauchisme profond, manichéen. Le journalisme, en me faisant plonger dans la diversité sociale, m’a fait découvrir la nuance et rejeter l’invective. J’ai réalisé qu’un grand patron pouvait être un honnête homme, qu’inversement un syndicaliste n’était pas toujours irréprochable, qu’un militaire ou un policier n’était pas obligatoirement une brute fascisante, etc. Une fois acquises les bases du métier de journaliste, j’ai alors lancé une mini-agence de presse destinée à couvrir, en commençant par la Roumanie, la « transition » engagée en Europe de l’Est. Le succès d’estime ne faisant pas la prospérité commerciale, cette aventure s’est arrêtée par épuisement. Après avoir testé le capitalisme sans capital, que je ne recommande à personne, je suis revenu au journalisme, cette fois en free lance. C’est ainsi, sans l’avoir spécialement cherché, que j’intègre, en 1997, la rédaction du mensuel Le Monde de l’éducation. Claude Allègre est ministre et je débarque dans un contexte tendu et, à ma surprise, étranger à la grisaille bureaucratique à laquelle je m’attendais. Je découvre un univers foisonnant. Les profs militants de leur métier, souvent engagés dans les quartiers difficiles, m’inspirent admiration et respect. Le procès permanent, virulent, fait à la pédagogie et aux pédagogues, me stupéfie. Plus étonnant encore, et plus douloureux, je constate que ce procès est instruit par un courant intellectuel majoritairement composé d’anciens gauchistes. Des gens qui dégainent leur «Hannah Arendt et sa “crise de l’éducation”…» avant que vous ne puissiez émettre un son ! Terrifiant et stimulant à la fois. Je comprends que, dans cet univers-là, le travail ne va pas manquer d’intérêt.
QdC – Ce secteur est-il particulier ?
L.C. – Je ne pense pas, justement, qu’il soit si particulier, ce n’est qu’une variante parmi d’autres du journalisme. Si la rubrique éducation est une spécialité, alors c’est une spécialité totalement ouverte, une sorte de plage d’interdisciplinarité sans limites. Si l’on peut, en accumulant la connaissance des acteurs et des institutions, gagner une relative aisance, il est parfaitement vain d’espérer en avoir fait le tour. L’éducation, par définition, porte sur tous les aspects du savoir. donc, traiter de l’éducation, c’est fatalement être amené à aborder, même superficiellement, chacun de ces aspects – c’est ce qui se produit par exemple avec les controverses sur l’enseignement de l’histoire ou des sciences économiques et sociales, sur les questions de la perméabilité des jeunes aux théories du complot, sur la maîtrise et le statut de l’orthographe, ou encore sur l’apprentissage de la lecture. Il n’est pas possible de traiter isolément des conditions de transmission d’un savoir sans s’intéresser à ce savoir lui-même. Donc, toute problématique éducative est une nouvelle occasion d’apprendre. Il faut traiter non seulement de l’institution éducation nationale, qui est déjà un sujet intimidant par son immensité et sa complexité mais, plus globalement, de tout ce qui relie une société aux savoirs. Les sujets touchent à la fois à l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’économie, la psychologie, la politique, et même l’international avec l’émergence du comparatisme éducatif. Enfin et par-dessus tout, le système éducatif est le creuset dans lequel une société se maintient et se projette dans l’avenir. L’éducation qui, en France, concerne directement près de 15 millions d’élèves, d’étudiants et leurs familles me semble réunir au plus haut point les caractéristiques d’un formidable sujet « total ».
QdC – Vous sentez-vous plus « exposé » aujourd’hui qu’hier ? Les débats vous semblent- ils se « radicaliser » dans la presse, les réseaux sociaux, en librairie ?
L.C. Débuter dans la rubrique éducation sous Allègre, c’est forcément se sentir tout de suite exposé à la virulence des débats et tâter du doigt l’impossible neutralité du journaliste face à sa matière. Tout, absolument tout, dans l’éducation est controversable et controversé. Rien n’est purement « technique » ni « scientifique » comme certains aimeraient le croire. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’existe pas d’apports scientifiques ou techniques aux questions éducatives. Mais les choix éducatifs sont d’abord dictés par des valeurs, des visions du monde et de la société, des attachements historiques et politiques. L’intendance, la recherche de l’efficacité et la validation scientifique viennent après. On ne peut pas partir de la science pour arriver aux valeurs. Les débats n’ont cessé de se radicaliser, à l’initiative de qu’on pourrait appeler le camp pamphlétaire, qui martèle un discours hostile à la pédagogie (rebaptisée « pédagogisme »*) On peut discuter sur les incertitudes, les altérations et les dérives possibles de la pédagogie ou de ses traductions en langage administratif, et c’est pourquoi j’ai toujours été attentif aux arguments derrière leur gangue polémique. Mais ce qui se développe est une fuite avant dans un discours d’exécration sans limites : on trouve toujours un pamphlétaire pour aller un cran plus loin que le précédent. Ce discours, sur la forme comme sur le fond, a historiquement de fortes racines à l’extrême droite, mais il est devenu dominant dans la droite de gouvernement, comme l’illustre la campagne présidentielle, et de plus en plus présent sur l’ensemble du spectre politique, y compris à gauche et à l’extrême gauche, comme le montrent les accointances invraisemblables qui s’affichent actuellement dans le collectif Condorcet**. Si l’on suit l’évolution personnelle de certaines figures, on voit aussi qu’il est un des points de basculement qui mène de la gauche, ou supposée telle, vers les courants néoconservateurs et souverainistes. La vivacité, la capacité de séduction et le succès croissant du discours « antipédago » en font un phénomène majeur, insuffisamment analysé par les chercheurs en éducation et en sciences politiques. Ce courant agit sur l’opinion et sur les politiques comme un puissant verrou idéologique qui contribue à bloquer toute perspective de régénération de l’école publique. Sous son influence, toute modalité d’enseignement « différente » et, au-delà, toute tentative de remédier aux insuffisances réelles du système, sont placées sous un feu roulant d’accusations outrées, parfaitement dissuasives, et toute expérimentation est dénigrée d’avance comme une attaque intolérable à l’unité de l’école. Rendre impossible la régénération d’un grand système, c’est le condamner à terme. L’hostilité envers la pédagogie vient ainsi compléter et renforcer de fait un certain conservatisme syndical majoritaire, même si les deux ne se confondent pas et obéissent à des logiques différentes. Enfin, il ne faut pas s’étonner non plus si des courants politiques libéraux tentent, soit de récupérer à leur main l’énergie des pédagogues issus de la gauche et qu’ils voient aussi peu respectés de celle-ci, soit de réagencer l’héritage des militants de l’émancipation en élaborant comme des produits commerciaux des formes plus ou moins simplistes d’«ultrapédagogie» compatibles avec l’élitisme et le règne du marché.
QdC – Puisque l’esprit critique est le thème de ce numéro, comment le concevez-vous dans votre activité professionnelle ?
L. C. – L’esprit critique n’est pas une fin en soi, comme le pensent les pamphlétaires, les complotistes et les tenants des discours radicaux selon lesquels aucun petit changement n’est légitime tant qu’un grand soir mythique n’aura pas imposé une société de justice et d’égalité. L’esprit critique n’est pas une finalité mais une hygiène de pensée qui doit s’appliquer à tout, y compris à la critique elle-même. Or, ce qui s’est installé ces dernières années dans le débat éducatif est une véritable hystérisation, en phase avec l’évolution d’ensemble des débats politiques et sociétaux. Juste avant de vous répondre, j’ai visionné l’intervention d’un orateur au colloque d’une nouvelle association de la mouvance « antipédago ». Cet orateur a développé l’idée que l’Appel de Bobigny*, en 2010***, a été un «creuset de la destruction» de l’école républicaine. L’Appel de Bobigny ! Signé par la quasi-totalité des forces organisées de l’éducation en France, puis tombé en désuétude du fait de l’éclatement de la gauche après 2012. Et le même orateur de présenter la référence au « droit à l’éducation », dans cet appel, comme une preuve du renoncement à toute instruction. Le droit à l’éducation, affirmé dans l’article 26 de la déclaration universelle de 1948 ! Présente dans la même conférence, une intervenante a publié il y a quelques années un livre affirmant notamment qu’à l’école primaire on n’apprend pas les correspondances entre les sons et les lettres… Comme ce type de propos, dont le livre de Carole Barjon**** est une désolante synthèse, a du vent dans les voiles, il coûte chaque fois un peu plus cher de s’y frotter. Se mettre en travers appelle des réactions agressives, dont les réseaux sociaux sont les premiers vecteurs. Alors, à mon sens, l’esprit critique consiste à garder la force d’aller contre le vent. Mais je dois dire que j’ai autant d’ennuis avec la « gauche de gauche » d’aujourd’hui qu’avec le courant « antipédagogiste » auquel une partie grandissante d’entre elle, malheureusement, adhère. Je vais prendre seulement deux exemples qui suffiront à irriter certains de vos lecteurs. Le premier est à relier aux polémiques sur le genre et sur la lutte contre les préjugés homophobes. Je ne comprends pas cette gauche qui, d’un côté, s’insurge à raison lorsqu’une brochure distribuée dans un lycée catholique présente l’homosexualité comme « toujours problématique» et qui, d’un autre côté, ferme soigneusement les yeux sur la propagande salafiste, autrement plus agressive, qui s’étale sur le net. À ce propos, j’attends qu’on daigne un jour nous expliquer en quoi les fondamentalistes musulmans seraient plus progressistes que Christine Boutin, la Fraternité Saint-Pie X ou Civitas et pourquoi il est loisible de taper à bras raccourcis sur les uns et inconvenant de désigner les autres pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire d’authentiques ultra-réactionnaires. Je précise, car je n’ignore pas l’ambiance, que je me range à égale distance des boutefeux qui prônent une laïcité de combat comme de ceux qui jouent l’intimidation en plaquant l’étiquette «islamophobe» sur toute expression d’un désaccord légitime. Autre exemple, dans un autre domaine, mais qui risque d’énerver au moins autant : au printemps 2016, lors des manifestations contre la loi travail, le discours convenu chez les opposants consistait à dénoncer la « répression ». Les violences policières, les contrôles au faciès et l’utilisation abusive d’armes dangereuses comme les lanceurs de balle et les grenades de désencerclement ne sont pas un mythe, de même qu’une scandaleuse tradition d’impunité des auteurs de « bavures », et je suis parmi les premiers à m’en indigner. Mais cela ne change rien à un principe anthropologique universel : en matière de violence, il n’est jamais indifférent de savoir qui prend la responsabilité d’un déclenchement. Si l’on veut qu’une manifestation tourne mal, il suffit d’attaquer la police. Et il y aura également, car cela arrive toujours, une fois un certain degré de confusion atteint, des charges lancées sur des manifestants parfaitement « innocents ». Or, pendant trois mois, sur les marges de manifestations globalement pacifiques, des groupes ont sciemment déclenché des affrontements afin de pouvoir ensuite crier à la «répression». Je trouve ce mot insultant pour ceux qui, dans d’autres pays, sont réellement « réprimés ». Si personne n’attaque la police ni ne se livre à des destructions, le droit de manifester est jusqu’à présent respecté en France*****. Pour ceux que cette affirmation ferait sortir de leurs gonds, je me place sous la protection d’un événement qui en a administré une preuve éclatante : le 18 mars [2017, défilé pour la 6e République], la « France insoumise » a réuni des dizaines de milliers de manifestants. Aucun casseur n’a eu l’occasion de venir y jouer avec le feu car cela n’aurait pas été toléré. Voilà : deux petits exemples, parmi d’autres possibles, de mon esprit critique, qui risquent pour vous comme pour moi de se payer de quelques soucis au cas où vous les laisseriez passer. Mais peut-être suis-je exagérément pessimiste ?
QdC – Comment percevez-vous cet esprit critique et son enseignement ? En quoi l’expérience de journalistes peut-elle être utile ?
L. C. – Je ne sais pas si l’esprit critique peut vraiment s’enseigner ni même, comme on serait spontanément tenté de le croire, s’il peut résulter d’un haut niveau de culture. Dans la décennie 1970, une grande partie de la fine fleur de l’intelligentsia française a été gagnée par la « pensée de Mao », ce qui, pour le coup, revenait à abdiquer tout esprit critique. En revanche, je crois que l’emprise des théories du complot est désormais, à travers une numérisation sans conscience marquée par l’abandon de toute responsabilité éditoriale, un phénomène planétaire. Les idéologies les plus folles, y compris celles qui prétendent que la Terre est plate, ou que le négationniste Faurisson est un courageux historien, bénéficient désormais d’une libre diffusion à l’échelle mondiale là où elles étaient auparavant confinées àdes réseaux limités. Les fake news d’aujourd’hui ne sont qu’un début. L’expérience des journalistes est tout à fait intéressante à répercuter dans les classes. Mais il y a beaucoup de classes, peu de temps disponible pour s’y rendre et, par-dessus tout, une crédibilité des médias classiques extrêmement atteinte , qui ne peut être rétablie qu’au prix d’efforts suivis et constants. Je soutiens tout ce qui est fait en ce sens et tout ce qui consiste à faire prendre conscience de la hiérarchie des sources, malgré les dix ans de retard que nous avons sur la prolifération des industries du complot.■
* Voir « L’antipédagogisme, ce vêtement universel » https://lereferentielbondissant.home.blog/2017/01/09/lantipedagogisme-ce-vetement-universel/
** Le collectif Condorcet se présente comme « le fruit d’une année de lutte contre la réforme du collège et le dogmatisme du ministère de l’éducation nationale ». Son « Appel national pour sauver l’école de la République » a été lancé le 22 janvier 2016. (NdLR)
***En 2010, à l’initiative du réseau des villes éducatrices et d’une quarantaine d’organisations d’enseignants, de parents, d’association péri éducatives, de mouvements pédagogiques, de lycéens et d’étudiants, l’Appel de Bobigny entendait mettre l’éducation au centre du débat politique. Voir l’édition « Appel de Bobigny, le club de Mediapart ». (NdLR)
****Qui sont vraiment les assassins de l’école ?, Robert Laffont, 2016.
*****Cependant, avec l’instauration de l’état d’urgence, la répression et/ou l’interdiction des manifestations ne s’explique pas seulement par la présence de « casseurs », voir la manif interdite contre la COP 21 et sa répression à l’automne 2016. (NdLR)