Suite et fin du passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est ici en cliquant sur ce lien , le deuxième ici et voici les liens sur le troisième et le quatrième). Dans cette dernière partie, il apparaît que la dénonciation des prétendus complices des attentats est à géométrie extrêmement variable, l’intransigeance affichée contre « la matrice idéologique du terrorisme » ne s’appliquant qu’aux adversaires immédiats dans la vie politique hexagonale et faisant l’impasse sur des formes de complicité autrement plus conséquentes. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Le problème avec les effets de meute est celui de la délimitation des responsabilités : il n’existe pas de formulaire d’adhésion ni de carte de membre. En l’absence de tout élément probant permettant de relier directement une personne ou une organisation à tel ou tel dérapage flagrant dans le flot des messages d’approbation qu’ils suscitent sur les réseaux sociaux, il leur est facile de plaider l’innocence. Formellement, il est impossible de les contredire sur ce point. Chacun ne répond que de ses propos, pas des commentaires qu’ils suscitent. N’empêche : on peut aussi observer que le message initial est souvent une façon de battre le rappel et qu’une fois une confrontation lancée, les prises de distance avec les excès sont généralement inexistantes.
Et aussi sur CNews…
C’est manifestement ce qui se passe dans la cas qui nous occupe, où, ce 23 avril 2021, alors que l’émotion suscitée par l’attentat de Rambouillet est au plus haut, le président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, auteur d’un commentaire s’en prenant violemment à Mediapart, se désintéresse souverainement de conséquences qu’en usager aguerri des réseaux sociaux, et lui-même cible d’attaques similaires, il ne peut ni ignorer ni sous-estimer. Décliner toute responsabilité, dans ces conditions, est juridiquement recevable, mais moralement et politiquement hypocrite. A noter, d’ailleurs, que l’outrance de cette interpellation de Mediapart n’est pas un fait isolé dans la communication du président du Printemps républicain ce jour-là. Intervenant sur CNews, celui-ci a trouvé un autre coupable à sa convenance, sur qui faire tomber l’opprobre de la « coresponsabilité » d’un crime djihadiste : Jean-Luc Mélenchon. « Certains responsables portent une responsabilité dans le fait que la police est ciblée ! Lorsque M. Mélenchon dit que la police est une milice (…) lorsqu’il appelle à son désarmement… », tempête Amine El Khatmi en scandant son propos de la main. Sur son fil Twitter, certains, ravis de pouvoir conspuer simultanément Mediapart et le chef de LFI, le remercient de cette intervention.
Amalgame
On peut parfaitement critiquer ou même exécrer les positions de Jean-Luc Mélenchon sur une quantité de sujets, parmi lesquels la police. Les conditions ordinaires – « républicaines » en somme – du débat public permettent à tout un chacun, en fonction de sa propre sensibilité politique, d’exprimer tout le mal qu’il pense (ou pas) du mode d’expression vindicatif qu’affectionne le leader des Insoumis, de ses conceptions sur le rétablissement d’une police de proximité ou sur les doctrines et les pratiques actuelles du maintien de l’ordre. En revanche, prendre appui sur de tels propos bien délimités (il s’agit du débat sur les manifestations et sur les cas de violence policière) et les sortir de leur contexte pour, un après-midi d’attentat djihadiste contre un commissariat, imputer « une responsabilité dans le fait que la police est ciblée » au chef du principal (à gauche) parti politique d’opposition relève d’un amalgame très problématique. Ce n’est pas seulement insultant pour la personne visée mais aussi pour toutes celles qui la soutiennent ou la suivent et qui, indépendamment de leur rapports conflictuels ou non avec la police, sont évidemment et « comme tout le monde » horrifiés par cet attentat.
Annexion du drame
Au-delà de ces quelque 20 % de l’électorat, c’est aussi insultant pour quiconque est excédé par la banalisation des violences policières. Le message sous-jacent relève de l’intimidation : critiquer la police reviendrait à inspirer d’éventuels nouveaux crimes terroristes qui s’en prendraient à des policiers. Mais il y a pire dans ce type de dénonciation publique hâtive, dont raffolent les partisans du Printemps républicain : c’est le monopole de l’émotion, ainsi revendiqué implicitement ; c’est l’appropriation d’un événement qui concerne toute la communauté nationale par une faction venant y apposer sa marque politique spécifique ; c’est la blessure intime infligée de la sorte, en toute inconscience, à des masses de citoyens auxquels on dénie le droit d’être aussi bouleversés par un attentat que celui qui les excommunie soudain en leur disant en substance : « non, pas vous, car nous avons décidé que vous êtes complices ». Ce type de violence symbolique par « annexion du drame » a atteint des sommets après l’assassinat de Samuel Paty, traumatisme absolu et unanime, qui devrait donc logiquement rester sans appropriation possible par une faction politique, mais qui est pourtant devenu la référence de tous les sans-scrupules ayant une accusation à lancer ou un adversaire à dénigrer en rapport avec l’éducation nationale ou la laïcité.
Le « torche-cul »
Revenons à Rambouillet ce 23 avril 2021 en fin d’après-midi : à ce stade, celui des réactions à chaud, la cabale numérique contre Mediapart (ou plutôt contre le symbole que constitue le site en raison de certaines options politiques de son fondateur, indûment prêtées à l’ensemble de ses journalistes) va se démultiplier et se diversifier. Signe que le mal est profond, de brillants esprits ou réputés tels peuvent aussi être saisis par le vertige polémiste au point de se laisser aller à ce type de mise à l’index véhémente. Ainsi l’agrégé de philosophie et essayiste Raphaël Enthoven – qui s’était déjà signalé par des attaques bas de gamme d’une surprenante virulence à l’encontre de la jeune militante écologiste Greta Thunberg – apporte-t-il cette fois-ci son écot à la bulle dénonciatrice anti Mediapart. A 17h27, il affiche sur son compte Twitter la même copie d’écran du site de Mediapart que celle utilisée par Amine El Khatmi, avec ce commentaire: « Parmi les récentes innovations pour sauver la planète, on a aussi le torche-cul sans papier. » Le torche-cul, vraiment ? Aux réponses qui lui font remarquer que l’objet de son courroux est issu d’une dépêche AFP reprise momentanément par de nombreux médias, Raphaël Enthoven (154 400 followers) rétorque avec un définitif « ça n’excuse rien ni personne », suivi d’un encore plus définitif « En quoi est-ce une excuse, SVP ? En quoi l’addition de l’incompétence à l’idéologie disculpe-t-elle qui que ce soit ? ».
Sédiment durable
Plusieurs syndicats de policiers embrayent à leur tour dont Alternative Police (affilié à la CFDT), le SCSI (Syndicat des Cadres de la Sécurité Intérieure, officiers et commissaires de police, CFDT également) et Synergie-Officiers (CGC). L’agresseur, s’indigne à 18h16 cette dernière organisation en s’adressant à Mediapart, « n’a pas été interpellé puis tué par la police. Il a été neutralisé par balles. Insinuer qu’il a été exécuté est une abjection. Vous ne respectez rien ». Et, d’un compte Twitter à l’autre, de reprise en reprise, de commentaire en commentaire, de leçon de journalisme en accusation d’incompétence, le dénigrement de rayonner, de rayonner… jusqu’à la prochaine affaire. La machine infernale, ce jour-là et les suivants, ne s’arrêtera pas avant que l’événement lui-même cesse d’occuper toute l’avant-scène de l’espace médiatique. Même après, les traces en resteront, sur la Toile comme dans les consciences. Qui est accusé un jour est accusé toujours, c’est un des effets de la viralité numérique. Seule l’intensité varie. Les guérilleros du tweet le savent bien, qui jouent en toute circonstance la saturation éclair du terrain, sachant que cela y laissera au moins un sédiment durable. Générateur d’amnésie par trop-plein d’immédiat, l’univers virtuel produit aussi ce paradoxe : ce qui est écrit reste écrit et réapparaîtra pendant des années au gré des bulles polémiques similaires et des requêtes sur les moteurs de recherche.
Réputation sulfureuse
En mars 2021, dans un texte de réponse à un article particulièrement à charge de Slate, le Printemps républicain s’insurgeait contre « la réputation sulfureuse de terreur des réseaux sociaux que certains militants ou journalistes engagés cherchent à entretenir » à son sujet. Mais cet exemple de l’intervention du Printemps républicain dans l’affaire de l’attentat de Rambouillet va dans le sens d’une « réputation sulfureuse » plutôt auto-entretenue que procédant d’une malveillance militante extérieure. Le djihadisme, idéologie sacralisant la violence terroriste la plus extrême au nom d’une interprétation minoritaire de l’islam, est un phénomène mondial, recrutant et agissant sur la scène mondiale. Chaque jour ou presque, il commet d’épouvantables massacres dans certains pays où, profitant de la déliquescence de l’État et d’autres calamités politiques et sociales, il a pu se constituer des groupes actifs et des territoires de repli. Mais chaque jour aussi et littéralement n’importe où sur la planète – d’une boîte de nuit américaine à un grand hôtel en Inde, d’un centre commercial au Kenya à un marché de Noël à Strasbourg, d’une salle de concert parisienne à une petite église en Normandie, d’un supermarché de l’Aude à une station balnéaire égyptienne, etc. – le djihadisme est susceptible de frapper. Hormis tout ce qui peut, comme les caricatures, relever du blasphème aux yeux des fanatiques, cela n’a strictement aucun lien de causalité avec l’orientation éditoriale de tel ou tel média ou avec les déclarations de tel ou tel responsable de parti politique. Les djihadistes haïssent à mort tout ce qui n’est pas eux-mêmes et n’ont, en fait, besoin d’aucun prétexte particulier pour sévir. L’existence d’un milieu idéologiquement perméable, d’un « djihadisme d’atmosphère » selon l’expression de Gilles Kepel ou d’un « Molenbeek-sur-Seine » selon un titre du Figaro-Magazine, peut certes faciliter la commission d’un acte terroriste mais n’en est pas une condition nécessaire : même un micro-milieu peut suffire et une idéologie planétaire en produira toujours.
Intransigeance affichée
La lutte politique contre l’influence islamiste est légitime et il est exact qu’elle a souvent été négligée, voire abandonnée par une partie importante de la gauche, particulièrement d’une gauche radicale oubliant son horizon de « l’émancipation » et croyant avoir affaire à la religion des opprimés alors qu’il s’agit avant tout de la religion méthodiquement propagée depuis des dizaines d’années par les monarchies du pétrole. Et même s’il s’agissait réellement de la religion des opprimés, il resterait légitime de la contester d’un point de vue philosophique et au nom de la liberté de conscience, qui autorise à mettre en discussion sans appréhension n’importe quelle proposition religieuse. Tous les débats, même âpres, sont légitimes au sujet de ce qui peut favoriser ou non, de près ou de loin, les entreprises djihadistes. Mais ces débats nécessaires sont faussés et contre-productifs lorsqu’ils se placent d’emblée sur un registre hystérisé consistant à nommer des « complices ». Cette recherche des prétendus complices est d’ailleurs à géométrie extrêmement variable, l’intransigeance affichée contre « la matrice idéologique du terrorisme » ne s’appliquant qu’aux adversaires immédiats dans la vie politique hexagonale et faisant l’impasse sur des formes de complicité autrement plus conséquentes, notamment les compromissions étatiques envers les monarchies du Golfe.
Contre tous
Partout où ils frappent, les terroristes islamistes visent à fracturer les sociétés, à donner de l’islam en général une image terrifiante, à exciter l’opinion publique contre les musulmans afin que ces derniers se sentent opprimés, à fragiliser les institutions et les médias, à semer la confusion et la division. Lorsqu’elle survient, une atrocité terroriste est par essence dirigée contre tous : policiers, militaires, politiques, journalistes, philosophes, polémistes d’occasion, militants ou simples citoyens sans appartenance. Et la seule réponse qui ne va pas dans le sens voulu par les terroristes consiste pour une société à communier sobrement dans l’émotion, à suspendre momentanément ses querelles et à montrer sur ce sujet-là son unité, en remettant à une phase ultérieure la nécessité des controverses et des délibérations. Une réponse que, sans abus de langage, on peut qualifier de « républicaine ». A l’inverse, lorsque le président du Printemps républicain en est, alors qu’un attentat vient à peine de se produire, à régler ses comptes politiques contre un média respecté et contre le dirigeant d’un grand parti de gauche, cela montre que quelque chose, au-delà sans doute des intentions initiales, s’est déréglé dans sa propre démarche et dans celle de son mouvement. Et lorsqu’un ministre de l’éducation (nous y revenons après un long détour) passe alliance avec ce mouvement dans l’élaboration de son action en matière de laïcité, cela revient à donner à celle-ci une coloration que toute l’institution ne peut pas endosser. Lorsque le même ministre s’engage dans le combat contre l’« islamo-gauchisme », vocable appartenant au lexique de la polémique, il déborde de son champ ministériel, à rebours du « commun » absolu que constitue l’éducation nationale et qui imposerait un minimum de réserve sur le plan politique. Enfin, lorsqu’il se croit autorisé lui aussi à conspuer nommément, en la personne de Jean-Luc Mélenchon, un leader de l’opposition c’est un élément de plus montrant qu’il s’engage sur une pente particulièrement glissante et où l’on n’aperçoit pas de butoir.
Pourquoi la défense de la laïcité semble-t-elle à ce point vouée à la montée dans les aigus polémiques, pour ne pas dire à la montée aux extrêmes ? En furetant sur le net, j’ai trouvé une phrase qui me semble apporter une piste, au moins partielle, de réponse. Dans une interview à Libération publiée le 5 novembre 2015, l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur, interrogée par la journaliste Bernadette Sauvaget, ne parlait pas de la laïcité mais plus généralement du « repli identitaire à l’œuvre dans nos sociétés », qu’elle disait avoir ressenti « ces dernières années » dans une « communauté juive » (c’est elle qui met les guillemets) où « on était poussé à n’être plus que juif ». Auparavant, elle faisait cette remarque qui paraît appropriée à notre sujet : « Toute idéologie peut, me semble-t-il, tourner au fondamentalisme. Cela dérape à partir du moment où elle dit le tout de mon être, à partir du moment où un composant de mon identité devient le tout de mon être. »
L.C.
Fin.