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Le printemps républicain de Jean-Michel Blanquer (5/5)

Suite et fin du passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est ici en cliquant sur ce lien , le deuxième ici et voici les liens sur le troisième et le quatrième). Dans cette dernière partie, il apparaît que la dénonciation des prétendus complices des attentats est à géométrie extrêmement variable, l’intransigeance affichée contre « la matrice idéologique du terrorisme » ne s’appliquant qu’aux adversaires immédiats dans la vie politique hexagonale et faisant l’impasse sur des formes de complicité autrement plus conséquentes. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Le problème avec les effets de meute est celui de la délimitation des responsabilités : il n’existe pas de formulaire d’adhésion ni de carte de membre. En l’absence de tout élément probant permettant de relier directement une personne ou une organisation à tel ou tel dérapage flagrant dans le flot des messages d’approbation qu’ils suscitent sur les réseaux sociaux, il leur est facile de plaider l’innocence. Formellement, il est impossible de les contredire sur ce point. Chacun ne répond que de ses propos, pas des commentaires qu’ils suscitent. N’empêche : on peut aussi observer que le message initial est souvent une façon de battre le rappel et qu’une fois une confrontation lancée, les prises de distance avec les excès sont généralement inexistantes.

Et aussi sur CNews…

C’est manifestement ce qui se passe dans la cas qui nous occupe, où, ce 23 avril 2021, alors que l’émotion suscitée par l’attentat de Rambouillet est au plus haut, le président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, auteur d’un commentaire s’en prenant violemment à Mediapart, se désintéresse souverainement de conséquences qu’en usager aguerri des réseaux sociaux, et lui-même cible d’attaques similaires, il ne peut ni ignorer ni sous-estimer. Décliner toute responsabilité, dans ces conditions, est juridiquement recevable, mais moralement et politiquement hypocrite. A noter, d’ailleurs, que l’outrance de cette interpellation de Mediapart n’est pas un fait isolé dans la communication du président du Printemps républicain ce jour-là. Intervenant sur CNews, celui-ci a trouvé un autre coupable à sa convenance, sur qui faire tomber l’opprobre de la « coresponsabilité » d’un crime djihadiste : Jean-Luc Mélenchon. « Certains responsables portent une responsabilité dans le fait que la police est ciblée ! Lorsque M. Mélenchon dit que la police est une milice (…) lorsqu’il appelle à son désarmement… », tempête Amine El Khatmi en scandant son propos de la main. Sur son fil Twitter, certains, ravis de pouvoir conspuer simultanément Mediapart et le chef de LFI, le remercient de cette intervention.

Amalgame

On peut parfaitement critiquer ou même exécrer les positions de Jean-Luc Mélenchon sur une quantité de sujets, parmi lesquels la police. Les conditions ordinaires – « républicaines » en somme – du débat public permettent à tout un chacun, en fonction de sa propre sensibilité politique, d’exprimer tout le mal qu’il pense (ou pas) du mode d’expression vindicatif qu’affectionne le leader des Insoumis, de ses conceptions sur le rétablissement d’une police de proximité ou sur les doctrines et les pratiques actuelles du maintien de l’ordre. En revanche, prendre appui sur de tels propos bien délimités (il s’agit du débat sur les manifestations et sur les cas de violence policière) et les sortir de leur contexte pour, un après-midi d’attentat djihadiste contre un commissariat, imputer « une responsabilité dans le fait que la police est ciblée » au chef du principal (à gauche) parti politique d’opposition relève d’un amalgame très problématique. Ce n’est pas seulement insultant pour la personne visée mais aussi pour toutes celles qui la soutiennent ou la suivent et qui, indépendamment de leur rapports conflictuels ou non avec la police, sont évidemment et « comme tout le monde » horrifiés par cet attentat.

Annexion du drame

Au-delà de ces quelque 20 % de l’électorat, c’est aussi insultant pour quiconque est excédé par la banalisation des violences policières. Le message sous-jacent relève de l’intimidation : critiquer la police reviendrait à inspirer d’éventuels nouveaux crimes terroristes qui s’en prendraient à des policiers. Mais il y a pire dans ce type de dénonciation publique hâtive, dont raffolent les partisans du Printemps républicain : c’est le monopole de l’émotion, ainsi revendiqué implicitement ; c’est l’appropriation d’un événement qui concerne toute la communauté nationale par une faction venant y apposer sa marque politique spécifique ; c’est la blessure intime infligée de la sorte, en toute inconscience, à des masses de citoyens auxquels on dénie le droit d’être aussi bouleversés par un attentat que celui qui les excommunie soudain en leur disant en substance : « non, pas vous, car nous avons décidé que vous êtes complices ». Ce type de violence symbolique par « annexion du drame » a atteint des sommets après l’assassinat de Samuel Paty, traumatisme absolu et unanime, qui devrait donc logiquement rester sans appropriation possible par une faction politique, mais qui est pourtant devenu la référence de tous les sans-scrupules ayant une accusation à lancer ou un adversaire à dénigrer en rapport avec l’éducation nationale ou la laïcité.

Le « torche-cul »

Revenons à Rambouillet ce 23 avril 2021 en fin d’après-midi : à ce stade, celui des réactions à chaud, la cabale numérique contre Mediapart (ou plutôt contre le symbole que constitue le site en raison de certaines options politiques de son fondateur, indûment prêtées à l’ensemble de ses journalistes) va se démultiplier et se diversifier. Signe que le mal est profond, de brillants esprits ou réputés tels peuvent aussi être saisis par le vertige polémiste au point de se laisser aller à ce type de mise à l’index véhémente. Ainsi l’agrégé de philosophie et essayiste Raphaël Enthoven – qui s’était déjà signalé par des attaques bas de gamme d’une surprenante virulence à l’encontre de la jeune militante écologiste Greta Thunberg – apporte-t-il cette fois-ci son écot à la bulle dénonciatrice anti Mediapart. A 17h27, il affiche sur son compte Twitter la même copie d’écran du site de Mediapart que celle utilisée par Amine El Khatmi, avec ce commentaire: « Parmi les récentes innovations pour sauver la planète, on a aussi le torche-cul sans papier. » Le torche-cul, vraiment ? Aux réponses qui lui font remarquer que l’objet de son courroux est issu d’une dépêche AFP reprise momentanément par de nombreux médias, Raphaël Enthoven (154 400 followers) rétorque avec un définitif « ça n’excuse rien ni personne », suivi d’un encore plus définitif « En quoi est-ce une excuse, SVP ? En quoi l’addition de l’incompétence à l’idéologie disculpe-t-elle qui que ce soit ? ».

Sédiment durable

Plusieurs syndicats de policiers embrayent à leur tour dont Alternative Police (affilié à la CFDT), le SCSI (Syndicat des Cadres de la Sécurité Intérieure, officiers et commissaires de police, CFDT également) et Synergie-Officiers (CGC). L’agresseur, s’indigne à 18h16 cette dernière organisation en s’adressant à Mediapart, « n’a pas été interpellé puis tué par la police. Il a été neutralisé par balles. Insinuer qu’il a été exécuté est une abjection. Vous ne respectez rien ». Et, d’un compte Twitter à l’autre, de reprise en reprise, de commentaire en commentaire, de leçon de journalisme en accusation d’incompétence, le dénigrement de rayonner, de rayonner… jusqu’à la prochaine affaire. La machine infernale, ce jour-là et les suivants, ne s’arrêtera pas avant que l’événement lui-même cesse d’occuper toute l’avant-scène de l’espace médiatique. Même après, les traces en resteront, sur la Toile comme dans les consciences. Qui est accusé un jour est accusé toujours, c’est un des effets de la viralité numérique. Seule l’intensité varie. Les guérilleros du tweet le savent bien, qui jouent en toute circonstance la saturation éclair du terrain, sachant que cela y laissera au moins un sédiment durable. Générateur d’amnésie par trop-plein d’immédiat, l’univers virtuel produit aussi ce paradoxe : ce qui est écrit reste écrit et réapparaîtra pendant des années au gré des bulles polémiques similaires et des requêtes sur les moteurs de recherche.

Réputation sulfureuse

En mars 2021, dans un texte de réponse à un article particulièrement à charge de Slate, le Printemps républicain s’insurgeait contre « la réputation sulfureuse de terreur des réseaux sociaux que certains militants ou journalistes engagés cherchent à entretenir » à son sujet. Mais cet exemple de l’intervention du Printemps républicain dans l’affaire de l’attentat de Rambouillet va dans le sens d’une « réputation sulfureuse » plutôt auto-entretenue que procédant d’une malveillance militante extérieure. Le djihadisme, idéologie sacralisant la violence terroriste la plus extrême au nom d’une interprétation minoritaire de l’islam, est un phénomène mondial, recrutant et agissant sur la scène mondiale. Chaque jour ou presque, il commet d’épouvantables massacres dans certains pays où, profitant de la déliquescence de l’État et d’autres calamités politiques et sociales, il a pu se constituer des groupes actifs et des territoires de repli. Mais chaque jour aussi et littéralement n’importe où sur la planète – d’une boîte de nuit américaine à un grand hôtel en Inde, d’un centre commercial au Kenya à un marché de Noël à Strasbourg, d’une salle de concert parisienne à une petite église en Normandie, d’un supermarché de l’Aude à une station balnéaire égyptienne, etc. – le djihadisme est susceptible de frapper. Hormis tout ce qui peut, comme les caricatures, relever du blasphème aux yeux des fanatiques, cela n’a strictement aucun lien de causalité avec l’orientation éditoriale de tel ou tel média ou avec les déclarations de tel ou tel responsable de parti politique. Les djihadistes haïssent à mort tout ce qui n’est pas eux-mêmes et n’ont, en fait, besoin d’aucun prétexte particulier pour sévir. L’existence d’un milieu idéologiquement perméable, d’un « djihadisme d’atmosphère » selon l’expression de Gilles Kepel ou d’un « Molenbeek-sur-Seine » selon un titre du Figaro-Magazine, peut certes faciliter la commission d’un acte terroriste mais n’en est pas une condition nécessaire : même un micro-milieu peut suffire et une idéologie planétaire en produira toujours.

Intransigeance affichée

La lutte politique contre l’influence islamiste est légitime et il est exact qu’elle a souvent été négligée, voire abandonnée par une partie importante de la gauche, particulièrement d’une gauche radicale oubliant son horizon de « l’émancipation » et croyant avoir affaire à la religion des opprimés alors qu’il s’agit avant tout de la religion méthodiquement propagée depuis des dizaines d’années par les monarchies du pétrole. Et même s’il s’agissait réellement de la religion des opprimés, il resterait légitime de la contester d’un point de vue philosophique et au nom de la liberté de conscience, qui autorise à mettre en discussion sans appréhension n’importe quelle proposition religieuse. Tous les débats, même âpres, sont légitimes au sujet de ce qui peut favoriser ou non, de près ou de loin, les entreprises djihadistes. Mais ces débats nécessaires sont faussés et contre-productifs lorsqu’ils se placent d’emblée sur un registre hystérisé consistant à nommer des « complices ». Cette recherche des prétendus complices est d’ailleurs à géométrie extrêmement variable, l’intransigeance affichée contre « la matrice idéologique du terrorisme » ne s’appliquant qu’aux adversaires immédiats dans la vie politique hexagonale et faisant l’impasse sur des formes de complicité autrement plus conséquentes, notamment les compromissions étatiques envers les monarchies du Golfe.

Contre tous

Partout où ils frappent, les terroristes islamistes visent à fracturer les sociétés, à donner de l’islam en général une image terrifiante, à exciter l’opinion publique contre les musulmans afin que ces derniers se sentent opprimés, à fragiliser les institutions et les médias, à semer la confusion et la division. Lorsqu’elle survient, une atrocité terroriste est par essence dirigée contre tous : policiers, militaires, politiques, journalistes, philosophes, polémistes d’occasion, militants ou simples citoyens sans appartenance. Et la seule réponse qui ne va pas dans le sens voulu par les terroristes consiste pour une société à communier sobrement dans l’émotion, à suspendre momentanément ses querelles et à montrer sur ce sujet-là son unité, en remettant à une phase ultérieure la nécessité des controverses et des délibérations. Une réponse que, sans abus de langage, on peut qualifier de « républicaine ». A l’inverse, lorsque le président du Printemps républicain en est, alors qu’un attentat vient à peine de se produire, à régler ses comptes politiques contre un média respecté et contre le dirigeant d’un grand parti de gauche, cela montre que quelque chose, au-delà sans doute des intentions initiales, s’est déréglé dans sa propre démarche et dans celle de son mouvement. Et lorsqu’un ministre de l’éducation (nous y revenons après un long détour) passe alliance avec ce mouvement dans l’élaboration de son action en matière de laïcité, cela revient à donner à celle-ci une coloration que toute l’institution ne peut pas endosser. Lorsque le même ministre s’engage dans le combat contre l’« islamo-gauchisme », vocable appartenant au lexique de la polémique, il déborde de son champ ministériel, à rebours du « commun » absolu que constitue l’éducation nationale et qui imposerait un minimum de réserve sur le plan politique. Enfin, lorsqu’il se croit autorisé lui aussi à conspuer nommément, en la personne de Jean-Luc Mélenchon, un leader de l’opposition c’est un élément de plus montrant qu’il s’engage sur une pente particulièrement glissante et où l’on n’aperçoit pas de butoir.

Pourquoi la défense de la laïcité semble-t-elle à ce point vouée à la montée dans les aigus polémiques, pour ne pas dire à la montée aux extrêmes ? En furetant sur le net, j’ai trouvé une phrase qui me semble apporter une piste, au moins partielle, de réponse. Dans une interview à Libération publiée le 5 novembre 2015, l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur, interrogée par la journaliste Bernadette Sauvaget, ne parlait pas de la laïcité mais plus généralement du « repli identitaire à l’œuvre dans nos sociétés », qu’elle disait avoir ressenti « ces dernières années » dans une « communauté juive » (c’est elle qui met les guillemets) où « on était poussé à n’être plus que juif ». Auparavant, elle faisait cette remarque qui paraît appropriée à notre sujet : « Toute idéologie peut, me semble-t-il, tourner au fondamentalisme. Cela dérape à partir du moment où elle dit le tout de mon être, à partir du moment où un composant de mon identité devient le tout de mon être. »

L.C.

Fin.

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Le printemps républicain de Jean-Michel Blanquer (3/5)

Suite d’un passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est accessible en cliquant sur ce lien et le deuxième ici). L’épisode ci-dessous s’avance un peu plus dans la description du phénomène politique Printemps républicain et du parcours de son actuel président. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Le 25 août 2021, l’actuel président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, publie son troisième livre. Cet ouvrage est intitulé Printemps républicain (éditions de l’Observatoire) parce qu’il énonce 77 propositions de politique générale, conformément à la décision du mouvement, depuis la fin de 2019, de se présenter en parti politique, détenteur de propositions sur tous les sujets. Dans un entretien publié par Le Point du 21 août, il affirme notamment : « Expulser les étrangers qui ont été déboutés du droit d’asile, ceux qui ont épuisé tous les recours possibles me semble relever du bon sens. Les Français ne comprennent pas que des obligations de quitter le territoire français (OQTF) ne soient pas exécutées. » Le moins qu’on puisse dire est qu’une telle proposition – que la plupart des spécialistes jugent coûteuse, génératrice d’une traque des sans-papiers et techniquement inefficace – ne déborde pas de compassion pour ceux qui sont nés du mauvais côté de la mondialisation et tentent leur chance « chez nous ». Les expulsions effectives de clandestins, souvent présents en France depuis de longues années et dont la clandestinité forcée est devenue le seul obstacle à leur pleine intégration, sont d’une telle cruauté que des gens de droite haut placés, qui en approuvent sans réserve le principe dans leurs programmes politiques, n’hésitent pas à jouer de leur entregent pour l’éviter lorsqu’ils connaissent la personne visée : expulsons sans faiblir les clandestins mais, de grâce, pas « mon » clandestin – celui ou celle qui présente toutes les garanties d’une insertion harmonieuse. Témoignant d’une nette évolution droitière et suscitant d’ailleurs le ravissement des journalistes du Point (hebdomadaire qui se pose désormais en arbitre de la « vraie » gauche), cette proposition hostile aux « sans-papiers » n’aurait pu être formulée lors du lancement du Printemps républicain en 2016 : elle aurait dissuadé beaucoup d’adhésions et de sympathies. Une autre proposition de ce programme est citée cette fois dans une interview d’Amine El Khatmi au site FigaroVox (autre média s’attribuant aujourd’hui une expertise en détection de la gauche authentique) : il s’agirait de « plafonner à 40% les logements sociaux dans chaque ville et de ne pas attribuer un logement social à des étrangers dans un quartier dans lequel il y aurait 25% d’étrangers ». Cette proposition-là a prestement été jugée d’extrême droite par l’extrême gauche, cette dernière (notamment dans un article publié par le magazine Regards) y voyant une déclinaison de la « préférence nationale » prônée par le RN. Accusation infondée car, sans préjuger de sa pertinence ni de son degré de faisabilité, notamment sur le plan juridique, elle vise en fait à empêcher la formation de ghettos, ce qui s’inscrit dans une démarche progressiste.

Instrumentalisation de « Mila »

Une autre phrase du même interview au Point, choisie comme titre par l’hebdomadaire, est plus troublante, non pas tant pour sa tonalité « réac » que pour son style binaire et tranchant, se rapprochant de l’expression du mouvement sur les réseaux sociaux : « Ceux qui défilent avec Assa Traoré et se taisent lorsque Mila est menacée ne sont plus de gauche. » Cette phrase est un concentré de sophismes. D’abord, elle présuppose que les deux vont de pair alors que l’on peut très bien défiler avec l’une et être horrifié par les menaces de mort proférées contre l’autre. Ensuite, on peut « défiler avec Assa Traoré » contre les violences policières, dont la réalité est établie, sans pour autant adhérer à toutes les idées défendues par celle-ci, voire en ignorant tout des controverses au centre desquelles elle se trouve et qui nécessitent un certain niveau d’information et de politisation [note 2022 : à ce sujet, voir notamment cette enquête de Mediapart]. Quant à « Mila », son exploitation médiatique à outrance et cette façon dont certains leaders d’opinion la replacent continuellement sur le devant de la scène en exigeant de tous la réitération publique d’un soutien inconditionnel et ostensible a de quoi susciter le malaise. Le soutien inconditionnel doit aller à la protection réelle de cette jeune personne menacée et ne consiste pas à réactiver régulièrement sa notoriété accidentelle (précisons : accidentelle car découlant au départ de sa totale inconscience du danger, le fanatisme, lui, n’étant pas accidentel mais relevant d’une idéologie). L’exigence inconditionnelle doit aller à la lutte contre l’impunité, à la sanction systématique par la justice des auteurs de menaces de mort, qu’il s’agisse de Mila ou d’autres. Sanction jusqu’à présent terriblement partielle, aléatoire et tardive, compte tenu de la misère de l’appareil judiciaire et, en amont, de la quasi inexistante régulation des réseaux sociaux comme de l’extrême faiblesse du dispositif de détection policière des menaces. Quant aux déclarations follement suicidaires que la jeune femme continue de faire en renouvelant chaque fois son exposition à la haine fanatique, ceux qui ne cessent de la promouvoir et de se l’approprier en icône de la liberté d’expression se gardent bien eux-mêmes, en personnes sensées et en professionnels avisés, de franchir le type de seuil verbal qui transforme à coup sûr n’importe qui en cible des appels au meurtre. De même, si Mila était de leur cercle familial ou amical, cela ferait longtemps qu’ils l’auraient pressée sur tous les tons de se faire oublier, de tourner la page et de préserver ainsi, ce que tout le monde devrait lui souhaiter, une chance de s’extraire du personnage qui lui vaut une célébrité empoisonnée. Mais il est tellement plus rentable de l’utiliser comme instrument de polémiques contre leur adversaires politiques…

Thèmes généralistes

Les propositions d’Amine El Khatmi, donc du Printemps républicain « officiel » ne portent pas que sur la lutte contre l’islamisme. Elles représentent même une tentative appuyée, qu’il serait malhonnête de taire, de se décentrer du sujet islam/laïcité, de dépasser le côté réactif et la monoculture thématique pour s’intéresser à des questions généralistes d’écologie, de fiscalité ou de politique de la ville. Souhaitant agir pour « plus de justice sociale et pour redynamiser l’égalité des chances », le mouvement s’intéresse ainsi à « la France du back-office de la société de services », à ces « métiers de la logistique, de la propreté, du gardiennage, de la restauration ou du soin » auxquels un précédent président du Printemps républicain, Denis Maillard, a consacré un essai (Indispensables mais invisibles ? Reconnaître les travailleurs en première ligne, éditions de l’Aube, 2021). Ce qui, là encore, n’est pas précisément la marque de l’extrême droite. Le texte formule à l’égard de ces travailleurs des propositions telles que la prise en compte dans leur rémunération des temps de transport, de pause, d’habillage, etc. Certaines des propositions du Printemps républicain ont beau recouper des thèmes siglés de droite, comme par exemple l’affirmation qu’une « pause » serait nécessaire dans l’immigration, elles ne s’intègrent pas pour autant dans la trame programmatique générale de l’extrême droite : le mouvement ne prône ni la préférence nationale, ni la fin du droit du sol, ni celle du regroupement familial, ni l’interdiction du voile dans les lieux publics, ni la présomption de légitime défense pour les policiers, etc. Tel est en tout cas le constat actuel.

Pression religieuse

Le contexte d’hyper fluidité et d’infidélité « disruptive » ouvert en politique par le macronisme, conjugué avec l’aspect évolutif des conceptions de la gauche sur les questions de sécurité ou de défense obligent à une grande prudence. Une simple analogie de vocabulaire ou l’évocation d’un même thème ne peuvent suffire, comme cela arrive trop souvent, à traiter de « facho » une personnalité ou un mouvement. Sous la réserve qu’une exception individuelle, comme dans tous les courants d’opinion, peut toujours survenir, aucun des membres connus du Printemps républicain n’a rejoint Marine Le Pen, Eric Zemmour ou Nicolas Dupont-Aignan. Aucun n’a tenu de propos juridiquement passibles de l’accusation de racisme, ni même, d’ailleurs, du moindre propos stigmatisant la religion musulmane en tant que telle ou les musulmans dans leur ensemble. Pour en finir avec l’accusation de traîtrise envers leurs « frères » et « sœurs » (vocabulaire habituel de l’assignation communautaire, bien qu’il puisse être utilisé en dehors de cette visée), nombre de personnes, notamment d’origine maghrébine, qui s’affichent dans les rangs ou aux côtés du Printemps républicain semblent avoir de sérieux comptes personnels à régler avec les intégristes islamistes ou avec la pression religieuse en général, dont ils parlent d’expérience. Pression dont une (trop) grande partie de la gauche s’astreint à oublier l’existence… sauf lorsqu’elle est le fait de catholiques, dont on peut tranquillement se moquer sans avoir besoin de se demander si l’on n’est pas en train de risquer bêtement sa vie.

« Pour le bien de la France…»

L’actuel président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, en est aussi un de ses fondateurs. Il occupe ce poste depuis juillet 2017. Il se définit lui-même comme, « français, fils d’immigrés marocains et musulman pratiquant » (notamment dans la présentation de son livre Non, je ne me tairai plus. La gauche et l’islam, JC Lattès, 2017). Son parcours personnel lui a valu un « portrait » plutôt positif dans le quotidien Libération daté du 2 mai 2016. Il apparaît, comme souvent dans ce type de parcours, qu’un épisode survenu quelques mois auparavant avait peut-être contribué à durcir ses positions sur la laïcité, ou en tout cas à précipiter une évolution sous-jacente. L’émission « Des paroles et des actes », animée sur France 2 par le journaliste David Pujadas avait été le cadre, le 21 janvier, d’un débat entre Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut. Ce dernier sera poliment mais rudement apostrophé au cours de l’émission par Wiam Berhouma, une jeune professeure d’anglais, se déclarant de confession musulmane, présente dans les rangs du public et intervenant sur l’invitation de l’animateur. Censée simplement poser une question, elle crée en fait ce qu’on appelle « un vrai moment de télévision », en déroulant, malgré de multiples et vains rappels à l’ordre, un réquisitoire de plusieurs minutes sur la mise à l’index des musulmans dans la société française et le rôle spécifique qu’elle reproche à Alain Finkielkraut en ce domaine. Faisant référence à une vidéo devenue « culte », extraite de l’émission « Ce soir ou jamais », de Frédéric Taddeï, du 23 octobre 2013, où Alain Finkielkraut, excédé de se faire couper la parole par le scénariste Abdel Raouf Dafri, lui avait littéralement hurlé « Taisez-vous, taisez-vous ! », la jeune professeure conclut son intervention en lançant : « Pour le bien de la France, je vous dis la même chose : taisez-vous M. Finkielkraut ! ». Dans les heures puis les jours suivants, il apparaîtra qu’elle n’est pas neutre sur le plan politique comme l’avait suggéré son lancement dans l’émission : des internautes la présentent comme proche du Parti des indigènes de la République (PIR), ce à quoi elle opposera un démenti formel. Un article de Marianne fait état de sa participation, le 31 octobre 2015, pour l’anniversaire des dix ans des émeutes de 2005, à une « Marche des femmes pour la dignité », à l’appel d’un collectif soutenu par Angela Davis et par des dizaines de personnalités et d’organisations, parmi lesquelles le PIR mais aussi le NPA, Rokhaya Diallo ou certains membres d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV), tous approuvant le concept controversé de « racisme d’Etat » qui semble être le coeur de cette manifestation. Cependant, pour éviter une présentation tronquée de Wiam Berhouma et parce que la vraie vie est toujours plus compliquée que les seules classifications politiques, sachons aussi qu’elle fait partie de ces enseignants dont l’engagement professionnel impose le respect : en 2021, cette professeure d’anglais, volontaire pour travailler en éducation prioritaire, exerçant au collège Jacques-Prévert de Noisy-le-sec (Seine-Saint-Denis) dont elle avait elle-même été l’élève, a organisé un voyage à New-York avec sa classe après avoir réuni l’argent nécessaire par une cagnotte en ligne.

shitstorm électronique

Alain Finkielkraut étant devenu, à force de simplismes réactionnaires martelés sur un ton douloureux, une gloire de la droite et une cible idéale pour d’autres, le mauvais moment que lui a fait passer cette enseignante a réjoui beaucoup de monde, en direct comme en différé. Mais certes pas Amine El Khatmi, 28 ans à l’époque, alors adjoint à la maire d’Avignon et membre du conseil national du PS. Sur les réseaux sociaux, il se déclare « affligé » par la façon dont l’intellectuel a été traité et s’emporte contre le « communautarisme » de l’enseignante. La sanction tombe aussitôt, sous la forme d’un shitstorm électronique, déferlement où non seulement il est traité de l’inévitable « Arabe de service » ou de sa variante « collabeur » mais où, indique-t-il, « un compte pro-jihad » publie l’adresse de sa mère, ce qui l’amène à porter plainte. Comme toujours dans ce type de configuration, la fachosphère préempte l’incident et s’empresse de diffuser des messages de soutien, ce qui a pour effet de paralyser les autres soutiens potentiels, tant il peut être paniquant sur un plan politique comme sur un plan individuel de se voir affublé des étiquettes « islamophobe » ou « facho ». Toujours selon Libération du 2 mai 2016, alors que la direction du PS finira « le plus tard possible » par publier un communiqué de soutien, Najat Vallaud-Belkacem est la seule ministre à se porter au secours de l’élu. Celui-ci, jeune militant, avait été très impliqué en 2007 dans la campagne de Ségolène Royal, dont elle était la porte-parole. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions. Le harcèlement et les menaces qui visent Amine El Khatmi sont inacceptables », écrit alors la ministre de l’éducation sur Twitter. Ce qui n’équivaut pas à partager la conception de la laïcité très fermée et contradictoire avec la lettre et l’esprit de la loi, qu’Amine El Khatmi développait déjà en 2016. Interrogé par Marianne, celui-ci déclarait alors qu’il défend « depuis toujours une séparation claire entre la sphère privée, où tout le monde a le droit de pratiquer comme il l’entend sa religion, et la sphère publique, où il ne doit plus en être question ».

Fonctionnement belliqueux

Evincé du conseil national du PS depuis son soutien à Emmanuel Macron en 2017 dès le premier tour de l’élection présidentielle, Amine El Khatmi a concrétisé, depuis, une nette évolution politique vers la droite tout en affirmant le contraire, à la manière de Manuel Valls. Il était, cependant, encore invité le 22 novembre 2021 comme conférencier par la fédération socialiste du Gard. Il est par ailleurs devenu un intervenant régulier dans les « médias Bolloré » (CNews et Europe 1). L’occultation des pratiques d’intimidation et de cyberharcèlement à l’encontre du Printemps républicain (ou de quiconque affiche, même ponctuellement, des opinions ressemblantes) est assez répandue à gauche et participe du processus de polarisation. Mais cette vision sélective, qui encourage l’exaspération et donc la radicalisation des personnes visées, n’enlève rien à une réalité symétrique : celle du mode de fonctionnement belliqueux qui caractérise le mouvement sur son principal terrain d’influence, à savoir les réseaux sociaux. Ce mode de fonctionnement, qui tend littéralement à engloutir ses acteurs et à les transfigurer, contribue à dégrader toujours un peu plus, par effet de contagion, les termes du débat public. Un fait d’actualité, survenu au moment même où commençait la rédaction du présent chapitre, en donne une illustration saisissante.

L.C.

A suivre.

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Le printemps républicain du ministère Blanquer (2/5)

Suite d’un passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est accessible en cliquant sur ce lien). Sans avaliser les options politiques portées par le Printemps républicain, l’épisode ci-dessous développe sur ce mouvement une analyse divergente de ce qui a souvent cours au sein de la gauche sur ces sujets. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Dans cette guérilla rhétorique permanente, le Printemps républicain se fait si couramment qualifier de « raciste » que cette accusation passe désormais, dans certains milieux, comme une vérité d’évidence. Pourtant, le simple souci d’exactitude et de respect des individus exige de démentir cette représentation qui, très partagée au sein de la gauche radicale, n’en est pas moins absurde et injurieuse. En dehors de toute considération morale, elle est aussi politiquement trompeuse. D’abord parce que, dès sa fondation en 2016, ce mouvement compte dans ses rangs et dans son sillage de nombreuses personnes issues des immigrations post-coloniales. C’en est même une caractéristique forte et visible. Voilà un mouvement qui n’a pas besoin d’accomplir un grand effort pour montrer qu’il accueille la « diversité », selon une agaçante expression de l’ère Sarkozy. Sur ce point, la réponse d’une partie – une partie seulement mais elle est bruyante – des adversaires du Printemps républicain consiste à affirmer avec mépris qu’il ne s’agirait en l’espèce que de désolantes exceptions, ces personnes méritant d’être traitées d’« Arabes de service » ou de « nègres de maison ». Cette réponse est hautement problématique, même si un intellectuel proche de la gauche radicale tel que le sociologue Eric Fassin a justifié son emploi alors qu’il était cité en juin 2021 comme témoin de la défense au procès du journaliste Taha Bouhafs. Celui-ci avait qualifié d’ « ADS » (Arabe de service, donc, dans le jargon des réseaux sociaux) Linda Kebbab, porte-parole du syndicat Unité SGP Police FO.

Détour policier

A ce propos, un détour s’impose, et on verra que ce détour policier nous ramènera aux problématiques du Printemps républicain… qui nous ramèneront au positionnement de Jean-Michel Blanquer sur la laïcité. Très présente dans les médias et sur les réseaux sociaux, notamment Twitter, Linda Kebbab s’y indigne de toute violence contre les forces de l’ordre, ce qui est pleinement dans son rôle et dans le cadre des règles démocratiques. Cependant, conformément à la ligne de son syndicat (et malheureusement des actuels syndicats de policiers en général, y compris ceux affiliés à l’UNSA et à la CFDT), elle campe dans le silence ou dans le déni face à l’accablante chronique des violences et dérives policières qui, dizaines d’enquêtes de presse et centaines de vidéos à l’appui, se sont amoncelées ces dernières années au point de ruiner pour longtemps l’image et la crédibilité de la police dans des catégories entières de la population (malgré sa haute popularité qui se maintient dans l’opinion publique générale). Il est parfaitement possible – donc nullement certain – que le syndicat de Linda Kebbab fasse preuve d’une certaine ostentation à mettre en avant une porte-parole ainsi nommée, dans l’idée de démonter d’avance toute accusation de racisme. Mais dans ce cas, il est également possible – et pas plus certain – que nombre d’organisations de gauche mettent une pareille affectation à pousser au premier plan des personnes issues des immigrations. Ce qui, par soupçon, serait automatiquement méprisable concernant un syndicat de policiers deviendrait, par magie, louable dans un environnement dûment estampillé de gauche ? Certes, on pourrait objecter que l’organisation de gauche, à la différence du syndicat de policiers, serait ontologiquement exempte de toute suspicion de racisme, protégée par sa tradition, ses fondements idéologiques et par l’histoire même de la gauche se recoupant (très approximativement, à condition d’un regard rapide et panoramique) avec celle de l’antiracisme.

Auto-immunités

Il y a une part de vérité dans cette objection – gauche et racisme ne sont pas des noms qui vont très bien ensemble – mais on voit bien les limites et les risques de telles auto-immunités : dans un autre registre, les brevets de féminisme que se décernaient elles-mêmes certaines organisations de gauche n’ont pas empêché ces dernières années l’irruption d’une série d’affaires retentissantes de harcèlement sexuel. S’agissant d’un syndicat de policiers, beaucoup jugeront naïf d’écarter le soupçon d’instrumentalisation d’une figure « minoritaire » et au nom maghrébin. Le contexte est en effet celui d’une progression spectaculaire de l’extrême droite dans la police et dans l’armée : selon le panel du Cevipof en mai 2021, 60% des policiers et militaires exprimaient l’intention de voter Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle à venir et cette proportion était encore plus élevée en ne retenant que les personnels en activité. Il convient donc d’imaginer ce que peut être au quotidien un environnement professionnel où six personnes sur dix se sentent en phase avec le discours de l’extrême droite… Mais – répétons-le – le soupçon d’affichage cynique, aussi plausible soit-il en apparence, n’est pas une preuve. Et il l’est d’autant moins dans ce cas précis que les membres de minorités visibles ne sont plus du tout une rareté dans les rangs de la police (je ne peux écrire cette phrase sans une pensée pour le policier Ahmed Merabet, tué par les frères Kouachi au sortir de leur massacre à Charlie). En fait, qu’il s’agisse du syndicat de Linda Kebbab ou de l’abstraite « organisation de gauche » avec laquelle nous le comparons ici, déterminer ce qui, d’un côté ou de l’autre, relève en ce domaine de la manœuvre ou de l’innocence est parfaitement vain. Alors, il conviendrait plutôt d’admettre comme hypothèse principale qu’une organisation syndicale, même de policiers, affichant des Noirs ou des Arabes à des postes de responsabilité et de visibilité ferait tout simplement acte, sinon d’antiracisme, au moins de « non-racisme ». Cela aussi bien vis-à-vis de l’extérieur qu’en interne et quitte à être sur ce plan, dans le cas du syndicat de policiers, un pas en avant de sa base, compte tenu des nombreux témoignages et enquêtes attestant de la persistance de comportements racistes au sein de la police.

« Field negro » versus « house negro »

En outre, ces notions de « nègres de maison » ou « Arabes de service » appartiennent, dans le contexte français actuel, au langage de l’invective ou, dans le meilleur des cas, du sarcasme privé. Elles font référence à des périodes et des situations révolues telles que l’esclavage, les régimes coloniaux ou encore la ségrégation aux Etats-Unis. C’est le leader noir américain Malcom X qui, lors d’un discours en 1963 dans une église baptiste à Detroit (Michigan), a opposé le field negro, trimant dans la plantation, au house negro qui, se moquait-il, « aime son maître plus que celui-ci s’aime lui-même ». Filmé à l’époque, ce discours est aujourd’hui accessible en ligne et visionné par des millions de personnes (qui, pour la plupart, ignorent tout de l’épisode désolant d’alliance entre le mouvement Nation of Islam, où militait Malcom X avant de s’en séparer, et le parti nazi américain). Beaucoup de ces personnes se sentent concernées en découvrant ce discours et, faisant un parallèle avec leur propre situation, ne veulent en aucune manière ressembler au house negro, ce qui n’est pas très difficile à comprendre. Les questions de mémoire et d’identification à des luttes historiques sont complexes, touchent à des ressorts intimes et imposent la prudence. Comme la lecture des textes religieux, l’identification à une cause passée peut être symbolique ou littérale. Il n’est pas question ici de nier la réalité actuelle d’inégalités et de discriminations sociales héritées de la période coloniale. Il n’est pas non plus dans notre propos de soupeser la validité des recherches universitaires se nommant « post-coloniales » ou, pour certaines, « décoloniales », et encore moins d’arbitrer entre elles. Il faut avoir conscience que certaines luttes revendicatives et politiques d’aujourd’hui sont des contrecoups des anciennes situations coloniales. De même, on peut soutenir les associations de protection des migrants, les revendications des femmes de chambre des grands hôtels, les combats syndicaux pour une meilleure protection des « nounous » africaines ou des cuisiniers que l’on entrevoit au restaurant et qui n’ont pas du tout le même look que le patron… mais cela ne doit pas conduire à confondre les époques, les lieux et les niveaux de gravité des enjeux. Les simplismes militants lourdement démagogiques qui décrivent l’oppression coloniale comme une éternelle reconduction ou la France comme aussi dangereuse pour les Noirs que l’Alabama des années 1930 sont indéfendables et contribuent, par réaction, à l’attractivité de courants tels que le Printemps républicain. Il n’ y a pas de « maîtres » en France, donc pas d’esclaves de maison, sauf, comme certaines affaires l’ont montré, dans quelques domiciles d’oligarques africains ou moyen-orientaux protégés par leur statut diplomatique. Par ailleurs, l’enfermement dans un statut de victime demandant réparation n’est pas, comme l’imagine une partie de la gauche française, toujours du goût des personnes relevant ou issues de l’immigration extra-européenne. En outre, souvent originaires de pays où la faiblesse de l’État est cause de grands malheurs, ces personnes ne sont pas forcément dans un rapport d’hostilité envers l’ordre public et ses représentants.

Incrimination en traîtrise

La présence de moins en moins exceptionnelle de Noirs et d’Arabes dans les rangs policiers n’est pas une panacée qui va en éliminer le racisme par enchantement – il n’aura de chances de disparaître que lorsque les éléments racistes ou tolérants envers le racisme auront terminé leur carrière – mais elle agit en ce sens. En revanche, l’incrimination en traîtrise des policiers noirs ou arabes agit clairement dans l’autre sens, comme s’il était essentiel pour certains courants de figer la situation actuelle afin de préserver leur part de marché idéologique. De ce point de vue, une vidéo prise lors de la manifestation parisienne du 4 juin 2020 contre les violences policières donne matière à réfléchir. Elle montre la youtubeuse « Nadjélika » (570 000 abonnés à l’époque), vêtue d’un t-shirt du comité Adama, vociférant (le mot n’est pas exagéré) contre un policier noir, le traitant de « vendu, sale vendu ! », au milieu d’un groupe l’accompagnant de la voix et du geste. Lutter contre le racisme dans la police impliquerait d’interdire aux Noirs d’y entrer ? Et – dans ce cas, pourquoi s’arrêter en chemin ? – lutter contre le racisme en général impliquerait de dresser une liste des professions qui, sur le même principe, leur seraient « fraternellement » déconseillées ? L’impasse est totale. Une youtubeuse n’est pas une militante (même si les hybridations entre ces deux catégories se multiplient) et cette interpellation hurlante du policier ne peut être tenue pour un acte politique réfléchi. Cependant, ni le comité Adama ni ses soutiens habituels, ni plus largement l’ensemble des mouvements, organisations, associations ou personnalités engagées à juste titre dans la lutte contre les violences policières n’ont jugé utile de se démarquer de cette scène qui, parfaitement occultée à gauche, a fait comme d’habitude le bonheur des seuls médias ou relais de droite et d’extrême droite. Au-delà de cette vision d’un homme vilipendé par une petite foule en raison de sa couleur de peau, les termes utilisés pour intimider et dénigrer tout contradicteur en lui accolant l’étiquette infamante du « traître » à son milieu et aux siens relèvent d’une forme insidieuse de racisme par essentialisation.

Retournement du stigmate

Cette incrimination prétend en effet faire découler les positions politiques « normales » d’une personne de son origine ethnique ou de son apparence physique – voilà ce qu’un Noir ou un Arabe qui se respectent sont tenus de penser – pour mieux discréditer quiconque aurait une position « anormale ». Par contrecoup, la violence du discrédit qui frappe (ou dont on cherche à frapper) les « déviants » les amène souvent, par un mouvement mental défensif, à en rajouter dans leur déviance supposée, à durcir leurs positions et à s’afficher par défi à l’extrême opposé de leurs attaquants, avec la vigilance et la réactivité exacerbées de quiconque a dû affronter une hostilité traumatisante. Cette variante imprévue du phénomène de « retournement du stigmate », théorisé par le sociologue Erving Goffman (1922-1982), est sans doute aussi une des raisons du recrutement « diversitaire » du Printemps républicain. Les faits de racisme, même d’apparence anodine ou anecdotique, sont traumatisants, générateurs de ressentiment et d’une douleur au long cours, qui ne s’éteint jamais complètement. Il en va exactement de même pour l’accusation de traîtrise envers sa communauté d’origine. Les individus issus des immigrations extra-européennes et qui – transfuges de classe ou non – atteignent une certaine position sociale livrent souvent un double combat : à l’assignation extérieure (telle origine devrait impliquer tels traits de comportement et d’opinions) s’ajoute celle venant de la communauté elle-même (« pour qui tu te prends ? reste-donc à ta place… »). Une assignation supplémentaire, que ces personnes ont déjà dû outrepasser dans leur parcours de vie et que le procès en traîtrise vient réactiver.

Vision identitariste

D’une façon encore plus générale – indépendamment des origines de chacun – le pedigree politique des individus, leur parcours et la façon dont ils se définissent ne peuvent être balayés d’un revers de main, et cela vaut bien au-delà des controverses sur le Printemps républicain. L’accusation de racisme portée avec une infâme légèreté à l’encontre de personnes dont l’antiracisme est au fondement de leur engagement politique et de leur mode intime de sociabilité fait également partie des ingrédients de la brutalisation générale des débats. Entre autres effets, elle pousse au raidissement des positions, voire à des accès de haine. La facilité avec laquelle de telles accusations sont dégainées au moindre désaccord et des gens (« blancs » ou « non-blancs ») sans cesse renvoyés à leur origine, leur genre, leur âge ou leur couleur de peau – donc à ce que nul ne peut changer – fait réaliser que personne n’est à l’abri de la vision identitariste du monde. Cette menace diffuse crée un terrain favorable aux différents discours réactifs sur le mode de l’intransigeance universaliste et donc aux initiatives telle que le Laboratoire de la République lancé par Jean-Michel Blanquer en octobre 2021 ou, sur la même tonalité, l’Observatoire du décolonialisme, créé plus tôt, en janvier de la même année. Malgré leurs excès, le côté color blind (indifférent à la couleur de peau et plus largement aux origines) de ces initiatives ou lieux d’expression est alors perçu, par ceux qui y participent ou se sentent sympathisants, comme un contrepoids libérateur : enfin un endroit où l’on ne sera pas (pré)jugé sur ses caractéristiques biologiques. Malheureusement, le défaut symétrique est que les propos qui s’y tiennent et le message à l’opinion publique qui en est issu consistent à voir des islamistes partout et à étiqueter « wokiste » n’importe quel universitaire réticent.

Les « venants de la gauche »

Accusation jumelle de celle de racisme, l’étiquette « extrême droite », également accolée de manière quasi automatique au Printemps républicain par une partie de ses détracteurs, est elle aussi très sujette à caution, même si certaines « passerelles discursives » (pour employer un des termes favoris de Philippe Corcuff dans La grande confusion), certains voisinages et le climat général actuel de fluidité des appartenances politiques la rendent moins évidente à récuser. Tout d’abord, on ne peut pas, dans une démarche de compréhension des enjeux politiques, faire totalement abstraction de la manière dont les acteurs se conçoivent et se présentent eux-mêmes, ni de leur provenance. Certes, avoir été de gauche un jour lointain ne délivre pas un certificat éternel de « non droite ». Mais la provenance idéologique récente garde tout de même pour un certain temps un certain poids en matière de valeurs, de réflexes politiques de base, de fréquentations et de « lignes rouges » à ne pas dépasser. Dans la nouvelle typologie des appartenances politiques installée par la période Macron, les membres du Printemps républicain appartiendraient ainsi à la catégorie assez peuplée des « venants de la gauche » – origine d’ailleurs revendiquée dans le manifeste de 2016 – même si l’on est fondé à se demander s’ils ne sont pas tout à fait « arrivés à droite ». A droite, cela se conçoit, mais à l’extrême droite ? Là encore, et sans exonérer personne ni euphémiser certains propos et prises de position, cela ne coule pas de source, à moins d’adopter la grille de lecture simpliste propagée par une partie de l’extrême gauche, pour laquelle l’extrême droite est un magma indistinct qui s’étend des rangs macronistes jusqu’aux porteurs de croix celtiques.

Un air de familiarité

Il est indéniable que, dans le paysage politique français, les parcours de certaines personnalités les ont menées de la gauche révolutionnaire à la droite réactionnaire. Il arrive aussi que de telles conversions se produisent en accéléré. Dans la confusion actuelle, marquée par l’instabilité des affiliations, se créent des sortes de zones grises pouvant être des paliers vers des « passages de l’autre côté ». La cartographie des positions politiques en est plus délicate et devient un exercice plus incertain que jamais. Cette difficulté est aggravée par la dédiabolisation désormais achevée du RN [rappel : texte de novembre 2021…], dont les dirigeants présentent un profil lisse, exempt de toute déclaration ouvertement raciste ou factieuse. Leur banalisation par les plus grands médias audiovisuels est totale, tandis que le binôme fonctionnel que constituent d’un côté les chaînes info ordinaires et de l’autre CNews rivalisent dans la promotion et la routinisation des personnalités et des discours autrefois irrecevables. De ce fait, la frontière longtemps aisément perceptible entre « droite dure » et droite extrême disparaît dans une brouillard favorable à cette dernière. Les points communs et les recoupements entre la sphère des « républicains » et celle des « souverainistes » rappellent que – chez ces derniers et derrière l’idée du rassemblement des « deux rives » – certains basculements assumés vers l’extrême droite se sont produits. Dans ce climat, on ne peut préjuger de l’avenir politique de chaque membre du Printemps républicain ni, sur le temps long, du mouvement lui-même. Un principe de circonspection est néanmoins nécessaire afin de ne pas tomber dans le même genre d’erreur grossière que faisaient naguère certains commentateurs de droite sur l’extrême gauche, rangeant gaillardement Lutte Ouvrière dans la même catégorie que les Brigades rouges sous prétexte que les deux se réclamaient du marxisme et de la révolution prolétarienne. A la fin de 2021, après cinq ans d’existence du Printemps républicain, le fait est que ses représentants n’émargent pas, à proprement parler, à l’extrême droite et qu’il est tout à fait abusif, donc trompeur, de prétendre le contraire. En revanche, parfois et sur certains sujets circonscrits, il apparaît que leur ligne présente au moins un air de familiarité avec celle des partis de la droite dite « décomplexée ».

[à suivre]

L.C.

À la Une

De Najat Vallaud Belkcaem à Jean-Michel Blanquer, un «bruit de fond» très différent

Ce passage, décrivant deux des tempêtes médiatiques qui ont éprouvé l’ancienne ministre de l’éducation quand elle était en fonctions existe dans mon livre « Le système Blanquer » (éditions de l’Aube) mais en version très réduite, car j’avais dû faire des coupes importantes pour rester dans le format. En voici la version intégrale. Je publierai dans les jours à venir d’autres « chutes » de ce livre.

(…) La tâche fastidieuse consistant à égrener des centaines de résultats de requêtes Internet conduit notamment à percevoir avec plus d’acuité le contraste entre – au moins jusqu’au premier confinement en 2020 – le bruit de fond massivement laudatif qui a accompagné les trois premières années du ministère Blanquer et les cabales à répétition subies auparavant au même poste par Najat Vallaud-Belkacem.

Il ne s’agit pas ici de se porter rétrospectivement au secours de la ministre socialiste éprouvée par la contestation de ses réformes, en premier lieu celle du collège, qui a concentré des oppositions aussi vigoureuses que différentes et suscité certaines détestations encore vivaces. L’intéressée est assez aguerrie pour se défendre elle-même et surtout, son action réelle est hors-sujet dans le propos qui nous occupe, centré sur la « perception ». Les opposants, de gauche ou de droite, à la réforme du collège peuvent donc poursuivre leur lecture sans se préparer à un sursaut d’indignation. En revanche, nous allons bien montrer ce qui peut advenir en termes d’équité du débat public lorsqu’une personnalité est à la fois dépourvue du matelas protecteur dont bénéficie le ministre Blanquer et en butte à des animosités que l’on qualifiera de suspectes.

La première des deux tempêtes médiatiques subies par la ministre durant le premier trimestre 2016 s’est déclenchée à propos d’une émission de télévision. Cet emballement n’est pas sans rappeler ce que Jean-Michel Blanquer désigne à l’occasion, lorsqu’il en est la cible, comme une « polémique montée de toutes pièces ». Au cours de l’émission Le Supplément, diffusée le 24 janvier 2016 sur Canal Plus, la ministre est, parmi d’autres personnes sur le plateau, en présence d’Idriss Sihamedi, président de BarakaCity, grosse association caritative musulmane dont le compte Facebook, d’après un article du Monde*, est suivi par 650 000 personnes et qui revendique d’avoir reçu 16 millions d’euros de dons de particuliers depuis 2013.

* « BarakaCity, l’ONG islamique qui dérange », article de Cécile Chambraud et Julia Pascual publié le 27 janvier 2016.

Idriss Sihamedi est venu pour défendre la cause de Moussa Ibn Yacoub, un membre de son association emprisonné depuis décembre au Bangladesh, où il intervenait en faveur des Rohingyas. Après la présentation d’un reportage sur cette affaire, l’animateur, Ali Baddou, interroge cet invité sur le fait qu’il ne serre pas la main des femmes – ce que celui-ci confirme – puis entreprend de le questionner sur le manque de netteté de sa condamnation de l’État islamique. Idriss Sihamedi, dont l’association intervient notamment en Syrie, répond d’abord que celle-ci est « une organisation humanitaire » qui, « de manière générale (…) condamne toutes les exactions, qu’elle soient commises par des groupes armés, par des gouvernements, des juntes, etc. ». Puis, pressé par la réitération de la question, il poursuit: « Je ne vais pas vous dire  »non, je ne condamne pas » s’ils tuent des gens, s’ils brûlent des gens dans des cages, etc., s’ils tirent sur des femmes enceintes, je ne vais pas vous dire  »non je ne condamne pas ». » Et il ajoute : « Je suis gêné de la question ». Ce à quoi Ali Baddou rétorque : « On est gênés de la réponse », avant de se tourner vers la ministre pour lui proposer de réagir. Au moment où Idriss Sihamedi avait confirmé qu’il ne serrait pas la main des femmes, celle-ci l’avait fusillé d’un regard latéral, puis n’avait cessé d’afficher une expression de fureur contenue. Répondant au journaliste, elle s’efforce d’abord de distinguer le cas de « Moussa » de ce qui vient d’être dit. Puis, elle précise au sujet de Barakacity et sur un ton glacial : « C’est une association qui porte une façon de voir les choses qui n’est pas la mienne, à laquelle je ne souscris pas et qui me met aussi mal à l’aise, honnêtement, sur votre plateau, donc je ne rajouterai rien. »

La ministre aurait-elle dû réagir autrement ? Par exemple, faire théâtralement mine (c’était une émission enregistrée) de quitter le plateau ? La question, immédiatement après la diffusion, s’est posée. Elle se pose encore si l’on considère la scène avec six ans de recul. Il y a du pour et du contre. Invitée, elle n’avait pas vocation, sauf événement gravissime, à créer un « clash », d’autant qu’une première partie de l’émission venait d’être consacrée – reportage à l’appui, puis questions à son endroit – à la prévention de la radicalisation dans le cadre scolaire, et que le deuxième sujet restait le sort d’un citoyen français arbitrairement retenu par un pouvoir étranger (il sera finalement libéré et de retour en France en août 2016). Idriss Sihamedi, comme beaucoup d’islamistes, ne serre pas la main aux femmes ? C’est affligeant mais ce n’est pas lui qui a introduit ce sujet ni ne cherche à s’y étendre et l’obscurantisme n’est pas interdit par la loi. Il n’est pas l’interlocuteur de la ministre, ne s’adresse pas à elle (d’autant que tous les protagonistes de l’émission se trouvent alignés sur un même rang face à l’animateur). Ses propos louvoyants, tentant de contourner une condamnation explicite de l’État islamique, lui sont littéralement extorqués par un questionnement insistant : ils ne peuvent, à moins d’une torsion de la réalité, être assimilés à un soutien aux crimes djihadistes. Ces propos suscitent effectivement une gêne – malgré tout un peu convenue lorsqu’on invite un intégriste notoire* – mais cette gêne, alors, vient d’être exprimée par l’animateur, et la ministre vient de s’y associer.

*A noter, pour être complet sur ce sujet, que les ambiguïtés de BarakaCity et de son président Idriss Sihamedi ne se sont pas dissipées avec le temps, bien au contraire. Le 3 septembre 2020, il écrivait sur Facebook « Qu’Allah maudisse Charlie et enflamme leurs tombes à la chaleur du soleil ». La dissolution de l’association a été décidée par le gouvernement le 28 octobre 2020 en même temps que celle du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) et confirmée par le Conseil d’État. En août 2021, Idriss Sihamedi commentait positivement, sur Twitter, la victoire des talibans en Aghanistan.

Dans ces conditions, l’incident mérite-t-il que l’on instruise son procès ? On peut certes s’interroger sur sa retenue. Cela n’a rien de choquant et ce fut d’ailleurs le ton, posé, de certains commentaires, tandis que d’autres, promptement accusateurs, comme par la voix de la députée (LR) Annie Genevard, lui reprochaient son « silence coupable ». Le surlendemain, sous le feu de critiques montantes, la ministre précisait dans un communiqué qu’elle avait « refusé d’engager un débat avec un individu qui se situe en dehors du champ républicain ». Mais déjà, l’affaire tourne à une invraisemblable cabale aux ressorts assez troubles, sous-entendant que cette ministre-là, de par ses origines ou par incapacité à s’en extraire, serait peu outillée pour mener le nécessaire combat contre l’intégrisme islamiste. A peine un peu plus de deux mois après le « 13 novembre » et alors que toute l’action gouvernementale, y compris à l’éducation nationale, est imprégnée jusqu’à l’obsession du thème de la lutte contre la radicalisation, cet angle d’attaque ne manque pas de perfidie. Il ravive aussi le message implicite que portait déjà, le 3 septembre 2014, la couverture de Valeurs actuelles avec l’image de la ministre à peine nommée, dite « de la Rééducation nationale » et surmontée du titre « L’Ayatollah »…

Dans toute comparaison entre les sillages médiatiques respectifs de Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Michel Blanquer cette question de l’inégalité de traitement est omniprésente. Le 28 janvier 2016, à peine quatre jours après l’épisode BarakaCity, un autre exemple de cette disparité apparaît, dans un déferlement surprise sur la « réforme de l’orthographe ». La ministre aurait subitement décidé d’imposer les simplifications orthographiques (dénommées « rectifications ») décidées par le Conseil supérieur de la langue française en… 1990 et avalisées à l’époque par l’Académie française. Une parcelle de vérité étant toujours utile pour démarrer ce genre d’entreprise, cette assertion s’appuie sur le fait que dans le Bulletin officiel de l’éducation nationale (BO) du 26 novembre 2015, où avaient été publiés les nouveaux programmes scolaires, chacun portait en préambule la mention, passée alors parfaitement inaperçue, indiquant que « les textes qui suivent appliquent les rectifications orthographiques ». Si personne ne s’en était ému, c’est aussi parce que ces rectifications sont facultatives et qu’elles ne sautent pas forcément aux yeux lorsqu’elles sont présentes. Depuis qu’elles existent, leur effet consiste essentiellement à desserrer les contraintes : sur les quelque 2400 mots « réformés » en 1990, aucune des deux graphies possibles, la nouvelle et l’ancienne, n’est considérée comme erronée. On peut donc, sans être « fautif », constater au choix un ruissellement (forme traditionnelle) ou un ruissèlement (forme nouvelle), un nivellement (ancien) ou un nivèlement (par le bas, bien sûr…), relater un événement ou un évènement, manger une huître ou une huitre, passer une serpillière ou une serpillère, etc.

En vérité, la question de la simplification de l’orthographe est verrouillée en France pour des raisons idéologiques et tant que la question concomitante du « niveau qui baisse » restera au premier plan : elle déclenche à la fois l’hostilité rageuse des conservateurs qui identifient toute tentative à une baisse des exigences, et les réticences des esthètes, habitués à se jouer des doubles consonnes illogiques, du panache des accents circonflexes et des mots à la physionomie baroque façonnée par l’étymologie. La simplification de l’orthographe compte pourtant de fervents partisans tout à fait honorables – ni militants exaltés, ni réformateurs fous – à l’image de l’historien, grammairien et linguiste André Chervel (prix Guizot de l’Académie française en 2007 pour son Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, éditions Retz) ou de Liliane Sprenger-Charolles, linguiste, directrice de recherche émérite au CNRS… et membre, depuis 2018, du Conseil scientifique de l’éducation nationale mis en place par Jean-Michel Blanquer. Et puisque la complexité n’est jamais épargnée à qui se penche vraiment sur n’importe quelle controverse scolaire, rappelons que le 7 février 1989 la nécessité de « Moderniser l’écriture du français » était proclamée dans un manifeste publié par (encore) Le Monde et signé de dix éminents linguistes… parmi lesquels Jean-Claude Milner, précurseur et chef de file intellectuel depuis 1984 de la détestation du « pédagogisme » !

Les simplifications de 1990, orchestrées par Maurice Druon, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française, n’ont jamais été reniées par celle-ci ni récusées par l’éducation nationale. Les programmes du primaire de 2008, publiés sous le ministère de Xavier Darcos, précisaient déjà que « pour l’enseignement de la langue française, le professeur tient compte des rectifications de l’orthographe proposées par le rapport du Conseil supérieur de la langue française, approuvées par l’Académie française ». Tenir compte ne signifie pas appliquer et n’introduit aucune obligation. Les textes du Conseil supérieur des programmes (CSP) de 2015, même s’ils appliquent ces recommandations pour eux-mêmes, à la différence de ceux de 2008 qui y faisaient seulement référence, n’instituent aucune obligation, ce qui eût été effectivement une réforme aussi intrépide que controversée, pour ne pas dire suicidaire, et nécessitant dans tous les cas une annonce en bonne et due forme et un argumentaire pour la défendre. Certains éditeurs scolaires, surtout sur des manuels du primaire, appliquaient déjà, de leur propre initiative, les modifications de 1990, dont une grande partie est en progression dans les usages. D’autres éditeurs, mais pas tous, questionnés au moment de la polémique, ont annoncé leur intention de le faire à partir de la rentrée 2016. Il n’est pas exclu, ni prouvé non plus, qu’ils aient été encouragés en ce sens par la mention du CSP sur les textes des programmes. Mais dans tous les cas, il s’agit de leur décision. Le 5 février, un communiqué du gouvernement affirmait : « Il ne revient pas au ministère de l’Éducation nationale de déterminer les règles en vigueur dans la langue française. Ce travail revient à l’Académie française, depuis Richelieu ». La réforme dénoncée n’existe pas mais peu importe : en 2016, le complexe médiatico-politique de droite est en mode combat sans merci contre la ministre en place. Le même jour, le titre de une du Figaro était : « La réforme de l’orthographe suscite un tollé ». Au total, l’affaire va saturer l’actualité de l’éducation pendant une bonne quinzaine. Qu’en reste-t-il ? Le dépôt dans l’opinion d’un « module » narratif que l’on pourrait résumer par : les réformateurs fous ont voulu changer notre orthographe sans demander l’avis de personne et heureusement, ils on été bloqués à temps. Dans la vraie vie, on n’a plus parlé depuis 2017 de la pseudo-réforme de l’orthographe et le nouveau ministre n’a d’ailleurs rien eu à annuler en ce domaine. Le rapport d’activité 2016-2019 du Conseil supérieur des programmes n’y fait aucune allusion. Décidément, Jean-Michel Blanquer avait bien raison lorsque, dans les premières pages de L’Ecole de la vie (Odile Jacob, 2014) il plaidait pour « une qualité du débat sur l’éducation qui reste à construire ».

Ces deux plongées détaillées dans le qualitatif aident à comprendre ce qui se joue dans la constitution d’une « image globale » ministérielle. Elles illustrent comment, dans un espace qui n’est même pas, en l’occurrence, celui de la politique réelle mais celui des représentations, peut s’établir – entre deux personnalités, deux discours ou deux incarnations politiques sur l’école – un contraste qui, par ses puissants effets de disproportion, est bien au-delà du simple constat « deux poids, deux mesures ». Ce n’est pas qu’une question de justice envers des individus mais de justesse dans la perception des idées aujourd’hui en concurrence sur le thème de l’éducation, et d’appréhension de la façon dont se forgent les opinions en ce domaine.

L.C.

À la Une

Jean-Michel Blanquer et les risques du marché éditorial

Les spéculateurs boursiers le savent : c’est quand l’action est au plus bas qu’il faut racheter massivement. Mais c’est à condition de voir loin, et de parier raisonnablement sur une remontée. Au CAC 40 des valeurs politiques, le cours du Jean-Michel Blanquer, resté au plus haut pendant quatre ans et demi, s’est brutalement effondré au tournant de 2022, et (même si l’on n’est jamais mort en politique…) ne s’est pas ou pas encore redressé depuis. C’est même une parfaite illustration de la locution latine Arx Tarpeia Capitoli proxima, devenue mise en garde éternelle : il n’y a pas loin du Capitole, cœur du pouvoir, à la roche Tarpéienne, du haut de laquelle fut précipité un héros déchu qui se voyait déjà roi. Dans notre démocratie moderne et – pour combien de temps encore ? – civilisée, ce type d’exécution n’est que symbolique et provisoire.

Il n’en est pas moins cruel, d’autant que ceux (autorités de la Macronie, mais aussi médias) qui ont spectaculairement occulté de leur univers Jean-Michel Blanquer alors même qu’il était encore ministre et qui ont, depuis, observé un parfait mutisme à son sujet, sont exactement les mêmes qui l’avaient continûment encensé depuis mai 2017. Une amnésie qui en dit long sur la fermeté de leurs convictions comme sur leur loyauté sur un plan simplement relationnel. Mais attention : cette dernière remarque est de celles qui pourraient m’exposer au reproche d’avoir été « séduit » par mon sujet, comme l’a impitoyablement relevé le Café pédagogique en rendant compte de mon livre. Les gardiens de la juste radicalité veillent, prompts à déceler une connivence coupable derrière la nécessaire empathie qui dicte tout travail journalistique centré sur une personne. Revenons plutôt, succinctement, sur les circonstances de ce passage de notre personnage de la glorification à l’effacement – ou plutôt à l’effaçage, on n’ose pas dire à l’application d’une cancel culture.

Une part de malchance peut suffire à ruiner le dispositif en apparence le plus solidement établi – et le « système Blanquer » l’était. Cela n’empêche pas que son constructeur, bien avant sa chute, était déjà vilipendé par une majorité d’enseignants. Mais à un variant de coronavirus près, il pouvait achever son parcours ministériel sans encombre, en faisant même le V de la victoire de celui qui avait su, selon l’argument martelé durant toute la crise sanitaire, « maintenir l’école ouverte », préservant ainsi la France d’un désastre cognitif et psychologique. Avec le variant Delta, et quel que soit le niveau d’exaspération des enseignants, cela marchait encore. Avec Omicron, cela ne marcha plus. Le énième protocole sanitaire de cette désormais si lointaine rentrée de janvier 2022 (tout ce qui précède le 24 février paraît d’un autre siècle) a été celui de trop. La communication de ses grandes lignes la veille, par le biais d’un entretien au Parisien-Aujourd’hui, donc en privilégiant un « plan média » plutôt que la sobre communication technique aux personnels, a été la « com » de trop.

De toute façon, et quel que soit le sujet, tout était déjà « de trop » dans l’opinion enseignante, où même les modérés se montraient à cran, tandis que nombre de détenteurs de la mémoire du monde éducatif maniaient avec de plus en plus d’insistance la comparaison avec Claude Allègre, ministre de 1997 à 2000, qui avait réussi à faire lever sur sa personne un vent de détestation quasi unanime. Ayant suivi cette période, je ne peux pas souscrire entièrement à cette comparaison : Claude Allègre, incarnation d’un mépris tous azimuts et d’une suffisance bornée qui feraient de lui plus tard un désastreux propagandiste du déni climatique, s’était rendu insupportable à ses propres partisans et insultait ouvertement les enseignants qui, n’hésitait-il même pas à proférer, « défilent avec leurs litrons ». Quoi que puissent en dire aujourd’hui ses détracteurs, Jean-Michel Blanquer n’a jamais joué ni même intimement pensé dans ce type de registre. Et même à son niveau élevé d’impopularité – je ne discute pas ici de sa quantification, ni de ses motifs ni de la part qui peut en être attribuée ou non à l’usure produite par la pandémie – celle-ci se traduisait plus en profonde lassitude qu’en mobilisation hostile.

Celle-ci est arrivée d’un coup dans la foulée du dernier protocole : quelques jours d’incubation ont suffi pour que soit lancée la grève « historique » du 13 janvier – historique car englobant jusqu’aux syndicats d’inspecteurs et, de manière rarissime, les syndicats des personnels de direction ; historique car réunissant ponctuellement la totalité d’un spectre syndical habituellement clivé en deux grandes factions irréconciliables (partisans de la lutte revendicative versus adeptes de la négociation, pour simplifier). Ce mouvement, particulièrement malvenu pour le pouvoir au moment où devait démarrer la campagne présidentielle, fut la démonstration qu’un énorme ressentiment s’était accumulé bien au-delà des organisations traditionnellement pro-grève. C’est à partir de ce jour-là que, dans les rangs de la Macronie, beaucoup ont basculé d’une idée à l’autre dans leur perception du personnage Blanquer : l’image du ministre droit dans ses bottes remettant l’éducation sur ses rails a cédé la place à celle du « boulet » risquant de faire manquer quelques pourcentages de votes à Emmanuel Macron le jour décisif. Au soir du 13 janvier, Jean-Michel Blanquer était déjà sous tutelle, ostensiblement chapeauté par le premier ministre Jean Castex pour recevoir les syndicats. Cependant, cela pouvait encore passer pour une manœuvre tactique destinée à le préserver en faisant baisser la pression directe contre lui. Et il n’était pas non plus mis hors jeu puisque, esquissant en quelques mots une autocritique contrainte, c’était encore lui seul qui, à la sortie de cette concertation sur le vif, en commentait les résultats. Mais le coup de grâce absolu, rendant impossible tout rétablissement, est venu trois jours plus tard et en un seul mot : « Ibiza ». Le lundi 17 janvier, un article de Mediapart révèle que le ministre était en vacances sur l’île d’Ibiza, en Espagne, au moment où il finalisait le fameux protocole puis en dévoilait le contenu dans une interview, à distance, au ParisienAujourd’hui.

Objectivement, rationnellement, l’information en elle-même présentait un intérêt des plus limités : les ministres, de toutes couleurs politiques et à plus forte raison s’ils sont aux prises avec un contexte difficile, sont généralement de l’espèce qui ne se repose jamais vraiment. Leurs vacances sont très relatives et sous astreinte. Bourreau de travail notoire, Jean-Michel Blanquer aurait bouclé à l’identique ce protocole fatal depuis n’importe quel endroit. Mais la politique, chacun le sait, se joue sur les affects et les symboles. Les arguments que le ministre lui-même et son équipe ont tenté en vain de faire valoir étaient inaudibles. A la fois surprenant, « trop fort » – comme on dit – et irrésistiblement drôle, le symbole Ibiza a littéralement enthousiasmé les détracteurs du ministre, de l’enseignant de base jusqu’au militant syndical aguerri en passant par le simple citoyen opposant. Ce qui leur était resté inaccessible par les voies classiques du rapport de forces – « dégommer » ou même seulement vaincre ponctuellement un personnage politique jusque-là inexpugnable et inexorablement résilient – était soudain à leur portée par des voies inédites, à la fois impalpables et imparables : comme s’il suffisait à chacun de communier dans l’hostilité pour que celle-ci se fasse performative et que la cible se désagrège à vue d’œil, vengeant ainsi des années d’impuissance.

Comme un formidable potentiel d’électricité statique, l’hostilité était dans l’air. Après l’affaiblissement causé par la grève, le symbole Ibiza, dont la dangerosité avait totalement échappé au ministre, a été l’élément déclencheur de l’éclair qui l’a foudroyé. Pour la foule de celles et ceux qui le détestent, ce fut alors carnaval, à l’image des membres du collectif Ibiza défilant joyeusement devant l’entrée du ministère autour du sosie du ministre et militant écologiste Nour Durand-Raucher, sans que la moindre intervention policière, devant le risque évident d’aggraver les dégâts, ne puisse l’empêcher. Cette victoire, savourée par la gauche désespérée et désespérante où je compte la plupart de mes amis, n’était en fait qu’un substitut de victoire, la suite des événements montrant aujourd’hui que la plupart des éléments constitutifs du « système Blanquer » et la matrice qui l’a fait advenir sont encore en place malgré un ostensible réagencement de façade.

Pour être franc, l’éclair n’a pas foudroyé que Jean-Michel Blanquer. Il a aussi foudroyé le livre que je lui ai consacré (Le système Blanquer, éditions de l’Aube) et, indirectement, un peu son auteur qui avait mis toutes ses forces et de longs mois de travail dans sa confection. Dans ce genre d’entreprise, un pacte faustien s’établit entre le journaliste et son personnage. Même s’il n’est pas « autorisé », même si un regard critique guide sa rédaction, l’ouvrage participe de la dimension publique du personnage étudié, du seul fait qu’un journaliste a jugé celui-ci suffisamment important pour en faire son sujet. Avant « Ibiza » et plus encore avant la grève du 13 janvier, l’avenir à court terme de Jean-Michel Blanquer semblait parfaitement tracé : il serait un des acteurs de la campagne présidentielle, fort de « l’école ouverte » et de son action revendiquée sur l’enseignement des « fondamentaux », puis, en cas de réélection d’Emmanuel Macron, le très probable détenteur d’un nouveau ministère, de préférence régalien. Après Ibiza, cette perspective s’évanouissait. De ce fait, le livre censé arriver à point nommé sur un personnage au cœur de l’actualité est devenu le livre sur un personnage disparu de l’actualité. A l’époque de l’accélération de celle-ci par la prédominance organisée de « l’info » immédiate, c’est fatal. Au cas où cela n’aurait pas suffi, l’invasion de l’Ukraine une semaine après la parution a fait le reste, reléguant pour un temps, et de manière compréhensible, tous les autres sujets à l’arrière-plan.

Quelques jours avant la parution, et alors que je venais d’annoncer celle-ci sur Twitter, me venait en retour cette remarque amicale d’un de mes followers, proviseur de lycée : « Jean-Michel Blanquer n’a vendu que 620 exemplaires de son livre « Ecole ouverte ». Vous devriez faire un peu mieux (je vous le souhaite en tout cas ». J’ignore d’où il avait tiré ce chiffre et s’il était exact. Je lui ai répondu que durant le travail, je m’étais « souvent demandé si je n’étais pas en train d’écrire pour un microcosme de 150 hyperspécialistes en France… » Je me le demandais d’autant plus que je savais le contenu, à beaucoup d’égards, à contre-courant. D’abord, bien sûr, à contre-courant du rejet radical et ad personam du ministre, discours submersif en provenance du monde éducatif depuis janvier. Non que mon livre soit exempt de critique et même d’une « déconstruction » méthodique du discours ministériel « sur l’école et la société » mais s’il existait un marché évident, c’était pour du bashing énergique et non pour les nuances et précautions diverses dont je fais mon miel. A contre-courant, donc, plus généralement, du règne de la punchline qui envahit tout le débat public. A contre-courant, enfin, ce qui n’est pas rien, de l’idéologie aujourd’hui la plus puissante, bien que non unique, et la mieux relayée sur l’éducation, à savoir la stigmatisation du « pédagogisme ». En cherchant un peu, il est possible de trouver encore dans mon propos d’autres postures à contre-courant, notamment une distance envers certaines analyses militantes trop simplistes à mon goût, ainsi qu’une circonspection marquée envers les envolées scientistes autour des neurosciences et du recours aux évaluations présentées comme infaillibles. L’addition de tous ces écarts, auxquels je n’ai pas envisagé une seconde de renoncer, aboutissait à un relatif défi qui, à mon sens, devait être relevé.

Alors, finalement, combien d’exemplaires vendus ? Plus ou moins que L’école ouverte ? A l’heure où sont écrites ces lignes, le 21 novembre 2022, je n’en sais toujours rien. Je n’ai pas cherché à le savoir. Je n’ai pas posé la question à mon (excellent) éditeur. Je crois, j’en suis même sûr, qu’il existe d’autres moyens de connaître les ventes d’un livre mais je n’ai pas fait la démarche de les consulter. Pourquoi ? D’abord parce que même à 150 exemplaires, si tel devait être le cas (c’est envisageable), je n’aurais aucun regret d’avoir écrit ce livre. J’en reste avant tout au sentiment d’avoir « fait ce que j’avais à faire » et laissé un document utile. L’actualité n’a pas évolué dans un sens favorable au succès ? Tant pis, c’est le jeu, j’assume. Alors, dans ce cas, pourquoi rester dans l’ignorance ? Très certainement pour avoir voulu me protéger et laisser le temps atténuer l’enjeu personnel, et j’assume aussi cette fragilité. J’imagine qu’une bonne âme, dès que le présent texte sera mis en circulation, s’empressera de m’affranchir sur le résultat et j’imagine aussi que cette bonne âme, si elle est inamicale, pourrait m’accabler de sarcasmes. Peu importe, désormais. D’autre sujets m’attendent, même si, devenu par la force des choses « blanquerologue » diplômé, je n’ai pas forcément tourné la page de celui-ci.

A propos, lorsque j’ai rendu la première version de mon manuscrit, il atteignait les 650 000 signes (espaces compris). J’ai dû en quelques jours et nuits et au prix de sacrifices perpétrés à la hache, le ramener au format plus raisonnable de 450 000 signes. Il y a donc des « chutes », dont certaines que j’entends publier sur ce blog, ranimé pour l’occasion. Un petit cadeau de fin d’année pour les 150 lecteurs « premium » du microcosme.

L.C.



Laurent Frajerman : « On peut parfaitement produire des statistiques fiables sur les grèves »

Cette interview a été publiée dans La Lettre de l’éducation n°874, du 15 février 2016.

[au passage, je ne résiste pas à envoyer poliment une poignée de bisous aux bougres de crénom d’ahuris ou de fourbes qui, quand j’exerçais comme journaliste éducation, n’ont cessé de me portraiturer sur les réseaux sociaux comme pur relais de la parole officielle. LC.]

Laurent Frajerman est professeur d’histoire-géographie en lycée, chercheur à Paris-I et à l’institut de recherches de la FSU.

Professeur en lycée, vous êtes aussi militant syndical FSU, engagé contre certaines mesures du gouvernement, et chercheur, donc voué à produire des données objectives. N’est-ce pas contradictoire ?
Cette question se pose à tous les chercheurs car tous ont leur part de subjectivité. La dénier ne sert à rien. Il vaut mieux l’assumer pour la canaliser. Ce qui garantit un minimum d’objectivité, c’est d’abord le dialogue avec les autres chercheurs. Mes travaux sont publiés dans les revues importantes traitant des questions éducatives. Les contradictions sont inévitables, mais n’empêchent en rien de produire des données crédibles.

Ces derniers mois, l’estimation du taux de grévistes contre la réforme du collège varie à peu près du simple au double entre le ministère et l’intersyndicale à l’origine du mouvement. Vous qui travaillez sur cette question, comment expliquez-vous cet écart ?
C’est un problème de volonté politique. Le ministère de l’éducation dispose en fait depuis 2010 des outils techniques qui lui permettraient de donner rapidement une estimation fiable. C’est l’application Mosart, mise en place sous Luc Chatel. De par un choix délibéré fait à l’époque, cette application comporte un module de comptage des grévistes qui en minore mécaniquement le nombre. Leur taux est calculé non sur les personnels attendus - censés travailler à la date de la grève – mais sur l’ensemble de l’effectif de chaque établissement. De plus, le ministère a introduit l’obligation de faire ce comptage entre 8 heures et 9 heures, alors que les arrivées de professeurs s’échelonnent sur la journée. Le ministère collecte les données recueillies dans les établissements, les divise par les effectifs budgétaires et communique sur cette base aux médias son taux de grévistes. C’est le seul chiffre qui sera rendu public, alors que la même application Mosart est utilisée pour recenser, cette fois sur l’ensemble de la journée, les noms des grévistes pour que les services financiers puissent opérer les retraits sur salaire. Donc d’un côté l’Etat ne recueille qu’une partie de l’information et de l’autre il en collecte soigneusement la totalité. A la fin de la journée, l’administration de chaque établissement dispose du nombre exact des grévistes. Très vite, au terme d’une semaine au maximum, l’administration centrale pourrait produire un chiffre fiable. J’ai calculé que le taux officiel de grévistes doit être multiplié au moins par 1,8, sans être démenti par le ministère. Mais aucun correctif n’est jamais apporté au taux initialement annoncé.

Depuis des années, le ministère – sous différentes couleurs politiques – dit que la seule mesure incontestable du taux de grévistes est donnée a posteriori par les retenues sur salaire…
Oui, mais il faut bien constater qu’il ne communique jamais sur ce thème. Aujourd’hui, deux institutions sont en mesure de fournir des données tout à fait fiables : la Direction générale de l’administration de la fonction publique (DGAFP) et, au ministère de l’éducation, la Direction des études, de la prospective et de la performance (DEPP). Des tests ont été faits. Ils sont probants, même si l’on peut encore affiner la méthodologie. Le retrait sur salaire se pratique dans un délai compris entre un et trois mois au maximum. Comme les grèves sont assez espacées, on voit bien les retraits correspondants. On n’aura jamais de chiffres d’une précision absolue, puisqu’il peut y avoir, marginalement, des retraits pour d’autres motifs que la grève. Mais on peut parfaitement produire des statistiques fiables. Malheureusement, c’est le défaut de transparence qui perdure. Personnellement, pour obtenir des chiffres issus de l’application Mosart, j’ai dû recourir à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Tout le monde aurait pourtant intérêt à dépasser le rituel des estimations concurrentes du ministère et des syndicats, que les médias et le public renvoient dos à dos. Même les syndicats aujourd’hui favorables à la réforme du collège : demain, ils peuvent à leur tour participer à des mouvements qui seront mécaniquement minorés. Quant au ministère, il n’est pas sain que sa parole officielle soit dévalorisée par de telles zones d’ombre.

« Tout, absolument tout, dans l’éducation est controversable et controversé »

Journaliste sans pour autant atteindre les cimes de notoriété où officient les « éditocrates » que certains brocardent avec entrain, on n’a pas tous les jours l’honneur d’être interviewé, et de se retrouver ainsi de « l’autre côté ». C’est ce qui m’est arrivé (en même temps que Louise Tourret, de France Culture) grâce au collectif Questions de classes(s), qui édite la revue N’Autre école. Il en a résulté une publication dans le n°6 de cette revue, paru en juin 2017, et dont le dossier était consacré à « l’esprit critique ». Avec l’autorisation de la revue, je reproduis ici cette interview dont, avec le recul, je n’ai rien à retirer, y compris et surtout ce qui n’emportera pas une adhésion unanime. L.C.

Pour ce procurer ce numéro de N’autre école et/ou découvrir les autres, suivre ce lien :https://www.questionsdeclasses.org/?Esprit-critique-es-tu-la-N-autre-ecole-no6-est-sorti

[les notes auxquelles renvoient les astérisques sont de la rédaction de la revue]

QdC – Comment et pourquoi êtes-vous devenu journaliste spécialisé dans l’éducation ?

Luc Cédelle. Presque par hasard : j’étais un dévoreur boulimique d’informations et j’aimais écrire. Cela suffisait, à cette époque très révolue, pour qu’un concours de circonstances vous permette d’entrer dans la profession. Formé sur le tas, en travaillant à la rubrique sociale d’une agence de presse, cela m’a donné l’occasion de suivre les grands conflits sociaux des années 1980 : charbonnages, sidérurgie, chantiers navals, automobile… L’occasion, aussi, de m’émanciper progressivementd’un gauchisme profond, manichéen. Le journalisme, en me faisant plonger dans la diversité sociale, m’a fait découvrir la nuance et rejeter l’invective. J’ai réalisé qu’un grand patron pouvait être un honnête homme, qu’inversement un syndicaliste n’était pas toujours irréprochable, qu’un militaire ou un policier n’était pas obligatoirement une brute fascisante, etc. Une fois acquises les bases du métier de journaliste, j’ai alors lancé une mini-agence de presse destinée à couvrir, en commençant par la Roumanie, la « transition » engagée en Europe de l’Est. Le succès d’estime ne faisant pas la prospérité commerciale, cette aventure s’est arrêtée par épuisement. Après avoir testé le capitalisme sans capital, que je ne recommande à personne, je suis revenu au journalisme, cette fois en free lance. C’est ainsi, sans l’avoir spécialement cherché, que j’intègre, en 1997, la rédaction du mensuel Le Monde de l’éducation. Claude Allègre est ministre et je débarque dans un contexte tendu et, à ma surprise, étranger à la grisaille bureaucratique à laquelle je m’attendais. Je découvre un univers foisonnant. Les profs militants de leur métier, souvent engagés dans les quartiers difficiles, m’inspirent admiration et respect. Le procès permanent, virulent, fait à la pédagogie et aux pédagogues, me stupéfie. Plus étonnant encore, et plus douloureux, je constate que ce procès est instruit par un courant intellectuel majoritairement composé d’anciens gauchistes. Des gens qui dégainent leur «Hannah Arendt et sa “crise de l’éducation”…» avant que vous ne puissiez émettre un son ! Terrifiant et stimulant à la fois. Je comprends que, dans cet univers-là, le travail ne va pas manquer d’intérêt.

QdC – Ce secteur est-il particulier ?

L.C. – Je ne pense pas, justement, qu’il soit si particulier, ce n’est qu’une variante parmi d’autres du journalisme. Si la rubrique éducation est une spécialité, alors c’est une spécialité totalement ouverte, une sorte de plage d’interdisciplinarité sans limites. Si l’on peut, en accumulant la connaissance des acteurs et des institutions, gagner une relative aisance, il est parfaitement vain d’espérer en avoir fait le tour. L’éducation, par définition, porte sur tous les aspects du savoir. donc, traiter de l’éducation, c’est fatalement être amené à aborder, même superficiellement, chacun de ces aspects – c’est ce qui se produit par exemple avec les controverses sur l’enseignement de l’histoire ou des sciences économiques et sociales, sur les questions de la perméabilité des jeunes aux théories du complot, sur la maîtrise et le statut de l’orthographe, ou encore sur l’apprentissage de la lecture. Il n’est pas possible de traiter isolément des conditions de transmission d’un savoir sans s’intéresser à ce savoir lui-même. Donc, toute problématique éducative est une nouvelle occasion d’apprendre. Il faut traiter non seulement de l’institution éducation nationale, qui est déjà un sujet intimidant par son immensité et sa complexité mais, plus globalement, de tout ce qui relie une société aux savoirs. Les sujets touchent à la fois à l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’économie, la psychologie, la politique, et même l’international avec l’émergence du comparatisme éducatif. Enfin et par-dessus tout, le système éducatif est le creuset dans lequel une société se maintient et se projette dans l’avenir. L’éducation qui, en France, concerne directement près de 15 millions d’élèves, d’étudiants et leurs familles me semble réunir au plus haut point les caractéristiques d’un formidable sujet « total ».

QdC – Vous sentez-vous plus « exposé » aujourd’hui qu’hier ? Les débats vous semblent- ils se « radicaliser » dans la presse, les réseaux sociaux, en librairie ?

L.C. Débuter dans la rubrique éducation sous Allègre, c’est forcément se sentir tout de suite exposé à la virulence des débats et tâter du doigt l’impossible neutralité du journaliste face à sa matière. Tout, absolument tout, dans l’éducation est controversable et controversé. Rien n’est purement « technique » ni « scientifique » comme certains aimeraient le croire. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’existe pas d’apports scientifiques ou techniques aux questions éducatives. Mais les choix éducatifs sont d’abord dictés par des valeurs, des visions du monde et de la société, des attachements historiques et politiques. L’intendance, la recherche de l’efficacité et la validation scientifique viennent après. On ne peut pas partir de la science pour arriver aux valeurs. Les débats n’ont cessé de se radicaliser, à l’initiative de qu’on pourrait appeler le camp pamphlétaire, qui martèle un discours hostile à la pédagogie (rebaptisée « pédagogisme »*) On peut discuter sur les incertitudes, les altérations et les dérives possibles de la pédagogie ou de ses traductions en langage administratif, et c’est pourquoi j’ai toujours été attentif aux arguments derrière leur gangue polémique. Mais ce qui se développe est une fuite avant dans un discours d’exécration sans limites : on trouve toujours un pamphlétaire pour aller un cran plus loin que le précédent. Ce discours, sur la forme comme sur le fond, a historiquement de fortes racines à l’extrême droite, mais il est devenu dominant dans la droite de gouvernement, comme l’illustre la campagne présidentielle, et de plus en plus présent sur l’ensemble du spectre politique, y compris à gauche et à l’extrême gauche, comme le montrent les accointances invraisemblables qui s’affichent actuellement dans le collectif Condorcet**. Si l’on suit l’évolution personnelle de certaines figures, on voit aussi qu’il est un des points de basculement qui mène de la gauche, ou supposée telle, vers les courants néoconservateurs et souverainistes. La vivacité, la capacité de séduction et le succès croissant du discours « antipédago » en font un phénomène majeur, insuffisamment analysé par les chercheurs en éducation et en sciences politiques. Ce courant agit sur l’opinion et sur les politiques comme un puissant verrou idéologique qui contribue à bloquer toute perspective de régénération de l’école publique. Sous son influence, toute modalité d’enseignement « différente » et, au-delà, toute tentative de remédier aux insuffisances réelles du système, sont placées sous un feu roulant d’accusations outrées, parfaitement dissuasives, et toute expérimentation est dénigrée d’avance comme une attaque intolérable à l’unité de l’école. Rendre impossible la régénération d’un grand système, c’est le condamner à terme. L’hostilité envers la pédagogie vient ainsi compléter et renforcer de fait un certain conservatisme syndical majoritaire, même si les deux ne se confondent pas et obéissent à des logiques différentes. Enfin, il ne faut pas s’étonner non plus si des courants politiques libéraux tentent, soit de récupérer à leur main l’énergie des pédagogues issus de la gauche et qu’ils voient aussi peu respectés de celle-ci, soit de réagencer l’héritage des militants de l’émancipation en élaborant comme des produits commerciaux des formes plus ou moins simplistes d’«ultrapédagogie» compatibles avec l’élitisme et le règne du marché.

QdC – Puisque l’esprit critique est le thème de ce numéro, comment le concevez-vous dans votre activité professionnelle ?

L. C. – L’esprit critique n’est pas une fin en soi, comme le pensent les pamphlétaires, les complotistes et les tenants des discours radicaux selon lesquels aucun petit changement n’est légitime tant qu’un grand soir mythique n’aura pas imposé une société de justice et d’égalité. L’esprit critique n’est pas une finalité mais une hygiène de pensée qui doit s’appliquer à tout, y compris à la critique elle-même. Or, ce qui s’est installé ces dernières années dans le débat éducatif est une véritable hystérisation, en phase avec l’évolution d’ensemble des débats politiques et sociétaux. Juste avant de vous répondre, j’ai visionné l’intervention d’un orateur au colloque d’une nouvelle association de la mouvance « antipédago ». Cet orateur a développé l’idée que l’Appel de Bobigny*, en 2010***, a été un «creuset de la destruction» de l’école républicaine. L’Appel de Bobigny ! Signé par la quasi-totalité des forces organisées de l’éducation en France, puis tombé en désuétude du fait de l’éclatement de la gauche après 2012. Et le même orateur de présenter la référence au « droit à l’éducation », dans cet appel, comme une preuve du renoncement à toute instruction. Le droit à l’éducation, affirmé dans l’article 26 de la déclaration universelle de 1948 ! Présente dans la même conférence, une intervenante a publié il y a quelques années un livre affirmant notamment qu’à l’école primaire on n’apprend pas les correspondances entre les sons et les lettres… Comme ce type de propos, dont le livre de Carole Barjon**** est une désolante synthèse, a du vent dans les voiles, il coûte chaque fois un peu plus cher de s’y frotter. Se mettre en travers appelle des réactions agressives, dont les réseaux sociaux sont les premiers vecteurs. Alors, à mon sens, l’esprit critique consiste à garder la force d’aller contre le vent. Mais je dois dire que j’ai autant d’ennuis avec la « gauche de gauche » d’aujourd’hui qu’avec le courant « antipédagogiste » auquel une partie grandissante d’entre elle, malheureusement, adhère. Je vais prendre seulement deux exemples qui suffiront à irriter certains de vos lecteurs. Le premier est à relier aux polémiques sur le genre et sur la lutte contre les préjugés homophobes. Je ne comprends pas cette gauche qui, d’un côté, s’insurge à raison lorsqu’une brochure distribuée dans un lycée catholique présente l’homosexualité comme « toujours problématique» et qui, d’un autre côté, ferme soigneusement les yeux sur la propagande salafiste, autrement plus agressive, qui s’étale sur le net. À ce propos, j’attends qu’on daigne un jour nous expliquer en quoi les fondamentalistes musulmans seraient plus progressistes que Christine Boutin, la Fraternité Saint-Pie X ou Civitas et pourquoi il est loisible de taper à bras raccourcis sur les uns et inconvenant de désigner les autres pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire d’authentiques ultra-réactionnaires. Je précise, car je n’ignore pas l’ambiance, que je me range à égale distance des boutefeux qui prônent une laïcité de combat comme de ceux qui jouent l’intimidation en plaquant l’étiquette «islamophobe» sur toute expression d’un désaccord légitime. Autre exemple, dans un autre domaine, mais qui risque d’énerver au moins autant : au printemps 2016, lors des manifestations contre la loi travail, le discours convenu chez les opposants consistait à dénoncer la « répression ». Les violences policières, les contrôles au faciès et l’utilisation abusive d’armes dangereuses comme les lanceurs de balle et les grenades de désencerclement ne sont pas un mythe, de même qu’une scandaleuse tradition d’impunité des auteurs de « bavures », et je suis parmi les premiers à m’en indigner. Mais cela ne change rien à un principe anthropologique universel : en matière de violence, il n’est jamais indifférent de savoir qui prend la responsabilité d’un déclenchement. Si l’on veut qu’une manifestation tourne mal, il suffit d’attaquer la police. Et il y aura également, car cela arrive toujours, une fois un certain degré de confusion atteint, des charges lancées sur des manifestants parfaitement « innocents ». Or, pendant trois mois, sur les marges de manifestations globalement pacifiques, des groupes ont sciemment déclenché des affrontements afin de pouvoir ensuite crier à la «répression». Je trouve ce mot insultant pour ceux qui, dans d’autres pays, sont réellement « réprimés ». Si personne n’attaque la police ni ne se livre à des destructions, le droit de manifester est jusqu’à présent respecté en France*****. Pour ceux que cette affirmation ferait sortir de leurs gonds, je me place sous la protection d’un événement qui en a administré une preuve éclatante : le 18 mars [2017, défilé pour la 6e République], la « France insoumise » a réuni des dizaines de milliers de manifestants. Aucun casseur n’a eu l’occasion de venir y jouer avec le feu car cela n’aurait pas été toléré. Voilà : deux petits exemples, parmi d’autres possibles, de mon esprit critique, qui risquent pour vous comme pour moi de se payer de quelques soucis au cas où vous les laisseriez passer. Mais peut-être suis-je exagérément pessimiste ?

QdC – Comment percevez-vous cet esprit critique et son enseignement ? En quoi l’expérience de journalistes peut-elle être utile ?

L. C. – Je ne sais pas si l’esprit critique peut vraiment s’enseigner ni même, comme on serait spontanément tenté de le croire, s’il peut résulter d’un haut niveau de culture. Dans la décennie 1970, une grande partie de la fine fleur de l’intelligentsia française a été gagnée par la « pensée de Mao », ce qui, pour le coup, revenait à abdiquer tout esprit critique. En revanche, je crois que l’emprise des théories du complot est désormais, à travers une numérisation sans conscience marquée par l’abandon de toute responsabilité éditoriale, un phénomène planétaire. Les idéologies les plus folles, y compris celles qui prétendent que la Terre est plate, ou que le négationniste Faurisson est un courageux historien, bénéficient désormais d’une libre diffusion à l’échelle mondiale là où elles étaient auparavant confinées àdes réseaux limités. Les fake news d’aujourd’hui ne sont qu’un début. L’expérience des journalistes est tout à fait intéressante à répercuter dans les classes. Mais il y a beaucoup de classes, peu de temps disponible pour s’y rendre et, par-dessus tout, une crédibilité des médias classiques extrêmement atteinte , qui ne peut être rétablie qu’au prix d’efforts suivis et constants. Je soutiens tout ce qui est fait en ce sens et tout ce qui consiste à faire prendre conscience de la hiérarchie des sources, malgré les dix ans de retard que nous avons sur la prolifération des industries du complot.■

* Voir « L’antipédagogisme, ce vêtement universel » https://lereferentielbondissant.home.blog/2017/01/09/lantipedagogisme-ce-vetement-universel/

** Le collectif Condorcet se présente comme « le fruit d’une année de lutte contre la réforme du collège et le dogmatisme du ministère de l’éducation nationale ». Son « Appel national pour sauver l’école de la République » a été lancé le 22 janvier 2016. (NdLR)

***En 2010, à l’initiative du réseau des villes éducatrices et d’une quarantaine d’organisations d’enseignants, de parents, d’association péri éducatives, de mouvements pédagogiques, de lycéens et d’étudiants, l’Appel de Bobigny entendait mettre l’éducation au centre du débat politique. Voir l’édition « Appel de Bobigny, le club de Mediapart ». (NdLR)

****Qui sont vraiment les assassins de l’école ?, Robert Laffont, 2016.

*****Cependant, avec l’instauration de l’état d’urgence, la répression et/ou l’interdiction des manifestations ne s’explique pas seulement par la présence de « casseurs », voir la manif interdite contre la COP 21 et sa répression à l’automne 2016. (NdLR)

Le discours de départ de Véronique Decker : « j’ai toujours beaucoup aimé enseigner dans le 93 »

Au soir du mardi 2 juillet, à l’école Marie-Curie de Bobigny (Seine-Saint-Denis), s’est tenue la fête de départ en retraite de Véronique Decker, personnage particulièrement attachant et archétype de l’enseignante engagée, dont le parcours professionnel et humain a suscité admiration et respect, y compris de ceux qui ne partagent pas toutes ses idées ou bien à qui cette énergique militante a pu donner du fil à retordre. Véronique Decker s’est fait connaître d’un large public ces dernières années en tant qu’auteure de trois livres publiés chez Libertalia: Trop classe ! (2016) , L’école du peuple (2017) et Pour une école émancipatrice (2019). Comme journaliste, j’ai une longue histoire avec Véronique Decker, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir ultérieurement. Avec son autorisation, avec émotion aussi, je reproduis ici son discours de départ. L.C.

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GRAND DISCOURS INTERACTIF DE DEPART

Ce discours sera interactif, car je vais vous demander de vous lever… d’applaudir…. de siffler…… de crier…. On fait un premier essai pour voir si vous suivez les consignes : levez les mains… C’est bon. Applaudissez. OK. Levez les bras… Criez tous ensemble et lorsque je fermerai ma main, silence dans les rangs… comme à l’Opéra.

En premier, je voudrais féliciter CEUX QUI ONT APPRIS A FAIRE DU ROLLER : (Levez vous! Que tout le monde vous voie!)

C’est une spécificité de l’école Curie, nous faisons du roller depuis 20 ans, non pas parce que ce serait à la mode, mais parce que le roller permet d’apprendre aux enfants excités à se concentrer, et en même temps d’apprendre aux enfants timides d’avoir plus d’audace. Cette génération qui aura l’avenir de la planète dans ses mains devra faire preuve d’audace et de concentration. Les écoles de riches vont au ski, et nous avons tenté autant que c’était possible de le faire d’y emmener quelques enfants de ce quartier. Mais pour que tous progressent et se concentrent, le roller a été notre outil hebdomadaire.

Applaudissez l’engagement de tous ceux qui ont été capable de danser à roller, de faire des courses à roller, de jouer au hockey, et applaudissez leur coopération, car rouler avec d’autres gens dans un espace restreint suppose d’être attentif à ses gestes, d’être attentionné aux autres et c’est important pour le monde à venir.

Je voudrais remercier CEUX QUE J’AI PUNIS (levez les bras, vous ne risquez plus rien) : je ne vais pas les féliciter, car tout de même s’ils ont été punis, c’est sans doute qu’ils avaient dépassé les bornes de la correction, de la pudeur, du respect dû aux autres êtres humains et des règles de travail coopératif. Souvent j’ai dit que les chats se griffent, que les cochons se mordent, que les scorpions se piquent mais que nous, les êtres humains, nous devons nous parler et non nous battre car la parole qui nous distingue des animaux, nous devons la respecter. Mais ces élèves, qui s’énervent, qui contestent, qui refusent, qui s’impatientent, ce sont ceux qui nous obligent à réfléchir pour mieux enseigner, pour trouver des projets qui les engagent, pour constituer un collectif avec eux, alors qu’eux même ne veulent pas coopérer avec les autres. Tous m’ont amenée à réfléchir davantage, même si je rentrais chez moi bien fatiguée parfois de leur énergie à refuser les règles de la communauté des humains.

Je voudrais que CEUX QUE J’AI AIDÉS pensent à moi chaque fois qu’ils regarderont les lignes des charges sociales sur leur fiche de paye. Chers enfants de cette école, tâchez d’avoir un emploi avec une vraie fiche de paye, et battez-vous pour avoir un bon salaire. Puis regardez la différence entre le brut et le net. Une part du salaire est « socialisée » et au lieu d’aller sur votre compte en banque tout de suite, elle va payer l’école, les hôpitaux, les maternités et… la retraite. Chaque fois qu’on vous dira que ce sont des charges, pensez qu’il s’agit d’un salaire, un salaire différé, réservé à ceux qui en ont besoin, comme les malades pour les indemnités de maladie, les femmes enceintes, les personnes âgées, et que c’est la partie la plus juste du salaire. Défendez cette ligne qui est celle de la justice sociale et non une « charge ». Après avoir travaillé de 17 à 61 ans, sans arrêt, je vais pouvoir faire aboutir mes propres projets : vivre à la campagne, voyager l’hiver, randonner en forêt, cuisiner mes légumes, faire des conférences, animer des ateliers grâce à cette retraite, car je n’hériterai de rien d’autre.

Je voudrais m’excuser auprès de CEUX AVEC QUI J’AI ÉTÉ INJUSTE : (vous pouvez lever les deux bras et bouger les mains, je sais que j’ai été injuste de nombreuses fois). Parfois, je suis inattentive, souvent je suis débordée, et dans l’urgence, on fait souvent le pire. Pour bien travailler, il faut savoir prendre son temps, réfléchir, se relaxer. Souvent j’ai crié sans raison, et en criant, en tempêtant, j’ai bafoué l’idée même que je me fais de l’éducation au respect d’autrui, pour laquelle il est indispensable que les adultes donnent l’exemple : ne pas crier, prendre le temps d’un message clair qui permet de défendre son point de vue sans humilier la personne en face.

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Je voudrais que tous CEUX QUI SONT PARTIS EN CLASSE TRANSPLANTÉE, élèves accompagnateurs et enseignants se lèvent pour qu’on mesure l’impact de l’engagement extraordinaire qu’il nous a fallu pour trouver les fonds de ces aventures, pour trouver le courage de travailler de 6 h à minuit pendant 6 jours d’affilée, sans aucune prime ni indemnité de compensation, tout en ayant la responsabilité entière de dizaines d’enfants. Tous ceux qui sont partis à Jaujac, à Oléron, à Saint-Menoux, à Thierceville, à la ferme de la Batailleuse dans le Jura, faire du char à voile en Normandie, et au ski à Aillon-le-Jeune ou à Saint-Léger-les-Mélèzes. Pendant vingt ans, nous avons fait de ces séjours un axe majeur de notre dispositif pédagogique, car pour devenir citoyen, il faut connaître le territoire sur lequel on a des droits politiques, et apprendre à l’apprécier. Je remercie tous les enseignants de l’école qui ont organisé et encadré ces séjours pour leur dévouement à l’éducation des élèves de cette école.

Je voudrais féliciter LES PARENTS QUI ONT EU PEUR PARCE QUE LEUR ENFANT EST PARTI EN CLASSE TRANSPLANTEE pour leur courage. Elever un enfant, ce n’est pas le protéger sans cesse, c’est lui apprendre la liberté, lui transmettre des savoirs et des valeurs qui le rendront capable de s’émanciper de sa maison. Parfois, cela demande des ruptures, et elles nous rendent tristes, en tant que parents. Je comprends que cela soit douloureux et j’ai toujours apprécié à sa juste valeur le courage des parents qui nous font une immense confiance en nous laissant partir avec les êtres qu’ils chérissent le plus au monde. Applaudissez tous le courage de ces parents !

Je voudrais que tous les élèves QUI ONT AIME LES REUNIONS de conseil et les messages clairs, LES ATELIERS autogérés, LES EQUIPES DE TRAVAIL AU JARDIN, les projets avec la MC 93 se souviennent leur vie entière de cet apprentissage démocratique que toute l’équipe de l’école Curie a souhaité leur transmettre. C’est en coopérant qu’on apprend le mieux, qu’on travaille le mieux et qu’on progresse. Il n’y a jamais de « réussite » contre les autres. C’est toujours ensemble que nous sommes les plus heureux.

Je voudrais que tous CEUX QUI GARDENT DE BONS SOUVENIRS DE MARIE-CURIE applaudissent les agents, les animateurs, les enseignants qui ont été à leurs côtés pendant toutes ces années car toutes et tous ont fait en général du mieux qu’ils pouvaient pour que la cantine soit propre et accueillante, et vous pouvez remarquer en allant dans les toilettes, en circulant dans l’école qu’elle est toujours d’une remarquable propreté, que nous avons rarement des épidémies, grâce au travail appliqué de nos agents. Les trop nombreux animateurs et animatrices car nos équipes d’animations, depuis le départ des animatrices salariées de la mairie qui étaient restées des années, ne sont pas toujours bien traités dans cette école, car il faut du temps et de la formation pour construire une autorité et ils ne disposent souvent ni de l’un ni de l’autre. Alors saluons aussi leur courage de venir travailler dans ces conditions.

Je voudrais que CEUX QUI ONT APPRIS A PARLER EN PUBLIC EN FAISANT DES RÉUNIONS DE CONSEIL en classe se souviennent que désormais, l’oral est de plus en plus pris en compte dans la scolarité, que des concours d’éloquence se développent et que prendre le temps de réfléchir et d’argumenter, ce n’est pas du temps perdu, surtout si cela permet en plus de constituer des « conseils coopératifs » qui organisent un travail plus efficace et des projets mieux partagés.

Je voudrais remercier LES MAMANS ET LES PAPAS ET LES GRANDS MERES ET LES GRANDS PERES qui nous accompagnent pour les sorties scolaires habillés tels qu’ils sont, qui donnent de l’argent à la coopérative scolaire, qui apportent des gâteaux pour les fêtes, qui viennent aux réunions de Conseil d’école, et celles qui sont venues m’aider dans ce déménagement interminable. Ces parents impliqués soutiennent l’école publique chaque jour. L’école publique est notre bien commun. Défendre la qualité de l’école publique de notre pays, c’est défendre la démocratie et les droits sociaux des enfants. N’oubliez pas qu’avant l’école publique, gratuite et obligatoire pour tous les enfants, en France il y avait des petites servantes de 7 ans qui portaient des seaux dans les fermes et des petits ouvriers qui descendaient dans les mines à 8 ans et mouraient avant 12.

Ce que nous avons gagné au XIXème siècle peut être perdu au XXIème si vos enfants ne s’engagent pas à construire un monde meilleur, sans guerre, sans haine, avec une défense réelle de tous les êtres humains de la planète et la préservation de tous les écosystèmes.

Je voudrais saluer LE TRAVAIL DES JOURNALISTES (enfin, des vrais journalistes, ceux qui vont sur le terrain, qui écoutent réellement les personnes et qui regardent avec leurs yeux avant d’écrire avec leurs doigts), car il y a des journalistes qui nous aident à faire connaître les conditions d’enseignement des élèves du 93 qui sont parfois indignes. Nous manquons de médecins scolaires, nos élèves manquent parfois même de logement décent, nous manquons d’enseignants, et parfois les jeunes enseignants manquent de formation. Je sais que quelques-uns sont là ce soir, et je tiens à les remercier de leur présence.

Je voudrais remercier TOUS LES SYNDICALISTES, TOUS LES MILITANTS PEDAGOGIQUES , ceux qui ne renoncent pas, ceux qui font vivre les acquis sociaux, ceux qui ne cherchent pas à « s’en sortir » tous seuls, mais qui défendent pied à pied un progrès social partagé par tous. Que vous soyez à Solidaires, à la CGT, à FO, bref… tout de même dans un syndicat qui ne signe pas n’importe quoi sans réfléchir au sens du progrès social, je voudrais vous saluer. Je voudrais encourager aussi toute la jeune génération à faire vivre des syndicats, des associations, des organisations politiques progressistes ou révolutionnaires, pour que la démocratie ne soit pas un terme vide qu’on agite pour aller chercher des voix aux élections, mais que les décisions qui concernent le peuple soient réellement prises par les gens qui composent ce peuple. Je voudrais que tous ceux qui se syndiquent, qui agissent politiquement pour le progrès de toutes et tous soient fiers de le faire, car la politique c’est la vie même de la cité et pour qu’elle nous soit favorable il faut la prendre en main. Ne faites jamais confiance aux élus sans vous impliquer vous-même.

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Je ne peux pas citer TOUTES LES ENSEIGNANTES ET TOUS LES ENSEIGNANTS qui ont travaillé dans cette école ou dans les précédentes avec moi (LEVEZ VOUS ET QUE TOUT LE MONDE LES APPLAUDISSE POUR LEUR PATIENCE, CAR BOSSER AVEC MOI SUPPOSE DE LA PATIENCE ), ceux qui ont travaillé dans cette école pendant ces années, et certaines et certains qui habitent désormais loin n’ont pas pu nous rejoindre, mais nous gardons le souvenir, (un message d’amitié particulier à Valérie Portet)…. Avec elles, avec eux, j’ai eu une belle vie professionnelle et pédagogique, en raison de leur engagement constant et coopératif face aux racismes, face aux dégradations de l’école publique, face aux inégalités entre les hommes et les femmes, pour un monde écologique et pour la justice sociale. Ensemble, nous avons parrainé des élèves dont les parents étaient sans papiers, nous avons lutté contre les expulsions sans relogement des élèves vivant en bidonville, nous avons manifesté contre la baisse du montant des salaires, nous avons tenté de défendre le montant des retraites, le statut des écoles publiques, nous avons cherché mille projets pédagogiques pour aider les enfants à apprendre.

Nous avons ensemble tenté de transmettre tout ce qui nous semblait important, pas seulement par des mots, mais par des actes réels car c’est le sens profond de la pédagogie du mouvement Freinet. Je le redis à tous ceux qui veulent stigmatiser notre département : j’ai toujours beaucoup aimé enseigner dans le 93 et avant de vous inviter enfin à venir boire un verre à ma santé, à ma longue retraite déjà pleine de projets, je vous demande d’applaudir Warda Bekkaye, qui va me succéder, et qui a choisi de demander le poste malgré toutes les difficultés des trois prochaines années, avec les travaux, les déménagements, et tout le « surtravail » non rémunéré que cela va représenter. J’espère qu’elle pourra compter sur le soutien de tous les parents, de tous les élèves, de tous les enseignants et de tous les agents pour l’aider dans cette tâche difficile.

Evidemment, je vais remercier aussi les personnes que j’aime plus que tout, mes deux fils, car je sais que j’ai donné à mon métier du temps que bien des mamans donnent à leur famille. Et je vais remercier mon compagnon pour son soutien constant lorsque je rentre de mon travail épuisée, la tête encore remplie de mes soucis et que pour lui aussi, je manque de disponibilité.

Elèves, parents, collègues, amis, je vous remercie de votre présence qui m’émeut pour ce dernier discours qui marque la rupture entre ma vie professionnelle et ma vie de retraitée.

Je vous remercie d’être là, vraiment.

Véronique Decker

À la Une

Une classe de banlieue au pays des mille fromages (12)

Mai 2006 / Comme une princesse

A partir de la semaine prochaine, les départs et les retours vont s’enchaîner. Durant trois semaines, je vais être mobilisée pour que tout aille bien : pour que les trains et les autocars fassent des transports cohérents, que les chéquiers soient présents sur chaque séjour, que les malades soient soignés, et surtout que les enfants reviennent avec des images, des sensations et des rêves plein la tête.

Ils vont écrire, ils vont décrire, recevoir du courrier, photographier, étudier, expérimenter, et ce qui passe aux yeux de certains parents pour des « vacances » va prendre tout son sens scolaire. Un lieu d’étude, un terrain d’expériences, le début d’une vie citoyenne dans un groupe de pairs dans lequel les enfants vont pouvoir se sentir en sécurité : un concentré de tout ce qui nous semble indispensable d’apprendre à l’école primaire. Contrairement à ce qui se fait habituellement dans les colos, nous n’autorisons pas les enfants à téléphoner (sauf certains enfants étrangers fraîchement arrivés en France) et ils apprennent à médiatiser par l’écrit (leurs parents aussi, parfois).

Pour régler les derniers préparatifs du départ, Valérie a prévu un petit déjeuner avec les parents,. Suite au revirement de Haroun, à la dernière minute, elle part avec 100 % de son effectif et cela la rend joyeuse. Les parents (dont il faut cesser de dire qu’en ZEP, ils ne s’investissent pas, ne s’intéressent pas, etc…) sont sagement assis et servis par leurs enfants qui préparent du thé, du café, des tartines et des jus de fruits. Les enfants sont actifs et sérieux, et les parents légitimement fiers de leur bonne attitude. Je suis invitée. Aussitôt arrivée, voilà que Soraya et Houda cherchent à me choyer. Les mamans d’Areski et de Thierno le remarquent et se moquent gentiment de moi : votre métier est bien agréable, vous êtes comme une princesse ici. Mais elles savent bien que ce n’est pas tous les jours la fête à l’école.

Le papa de Mahamadou me demande si mes vacances étaient bonnes. Surprise, je lui dis que mon absence n’était pas pour me reposer, mais pour m’occuper de ma maman qui est malade et habite loin. Surpris à son tour, il a du mal à croire que nous aussi, nous nous occupons de nos parents âgés. Je le rassure : il se dit beaucoup de vilaines choses mais en Europe aussi, beaucoup de gens aiment leurs parents jusqu’à la fin de leurs jours. Les enfants ont exposé leur travail préparatoire de la classe verte. Nous ne recevons pas les parents seulement pour partager un petit-déjeuner, mais Valérie a l’ambition de leur faire comprendre aussi ce qu’elle fait avec les enfants, ce qu’ils apprennent et leurs progrès.

Passant de table en table, je parle à Tarik, le petit frère de Lyes, qui a deux ans. Je lui dis d’être sage et que lui aussi, il pourra venir apprendre ici, avec Barbara, avec Valérie, comme son frère. Je lui dis qu’il va apprendre à lire, et à compter, à écrire. Tout en suçant son biberon, il m’écoute religieusement. J’adore faire ça. Et je suis persuadée que cela marche, que ces paroles de confiance performative restent dans le cerveau frais des petits et que mes souhaits se réalisent. Cela participe bien de la culture orale des parents, et ce lien qui nous inscrit dans la durée avec toute la fratrie des enfants de la famille aide tout le monde à trouver sa place.

Je demande au père de Nithilan pourquoi rien n’est payé pour la classe verte d’Aramagal, la petite sœur ? Le père me fait dire par son fils que la petite fille ne veut pas. J’affirme qu’elle veut, mais qu’elle est trop timide pour le dire, et j’ajoute que la classe verte d’Aramagal est celle que je vais accompagner. Et aussi qu’elle aura une place avec moi dans la tente. Le père m’observe : il est immense et d’un calme royal. Il me répond en anglais. Je n’ai rien compris, mais Nithilan me traduit : il est d’accord, il va voir pour l’argent. On va dire que chez nous, sans une certaine ténacité, il y aurait plus de garçons que de filles en classe verte…

Point 2016-2017 / Vecteurs du progrès

Je me souviens qu’Eric était dans sa classe. C’était, à l’époque, l’enseignant de la classe des non francophones. Il avait l’habitude de rester le soir après la classe pour tout corriger et préparer sur place, avant de rentrer à vélo dans le Val-de-Marne. Tout en corrigeant, il écoutait la radio sur un petit poste qui lui servait aussi à faire écouter des chansons à ses élèves. Il est descendu, affolé, jusqu’à mon bureau pour m’annoncer la nouvelle : des avions s’étaient précipités sur les tours de New York, et il y avait des centaines de morts. C’était terrorisant, mais c’était tout de même loin. Nous on s’était sortis des attentats du GIA de 1995 et 1996 dans les transports parisiens, même si tout le monde avait bien vu les modifications de l’ambiance dans les cités de banlieue après les années 1990 avec l’arrivée de prédicateurs rétrogrades.

Petit à petit, on s’est habitués au retour de la guerre, en Afghanistan, en Irak, à la déstabilisation de dizaines de pays, au chaos qui s’installait là où on nous avait promis des pays en voie de développement. Mais l’inconscience, l’égoïsme nous ont laissé penser que nous ne serions pas menacés. Ce qui était important pour nous, enseignants de banlieue c’était de résister à la pression religieuse qui devenait pesante dans les quartiers d’apartheid social où se concentraient des musulmans d’origine maghrébine ou africaine et des protestants d’origine antillaise ou africaine, adeptes de sectes variées souvent financées par les protestants anglo-saxons.

Pour y résister, nous avions fait le choix d’emmener chaque année ou presque les enfants une semaine loin de Bobigny, d’explorer des villages français, des montagnes des Alpes, des plages bretonnes, de faire des randonnées en Ardèche, de vivre dans une ferme dans le Jura, ou de pratiquer du char à voile en Normandie. Bref, de lutter contre une vision étriquée du monde, de leur faire imaginer que la langue des banlieues n’a cours que dans les limites de leur cité et que la France est bien plus vaste et diverse. Nous ne luttions pas contre les religions, nous luttions pour la laïcité.

Nous avons lutté avec courage et détermination pour une vie commune et partagée. Nous avons choisi de rester dans une banlieue où les français blancs et hexagonaux de souche sont minoritaires en nombre, car nous étions bien avec les familles de toutes les immigrations. Notre métier avait un sens, puisque ce que les élèves apprenaient à l’école, ils n’auraient pas pu l’apprendre ailleurs. Nous étions donc des vecteurs du progrès social et cela suffisait à créer du bonheur pédagogique. Nous étions certains que le destin de nos élèves se mêlerait au nôtre. Mais les attentats, les guerres, les injustices ont décidé d’un autre chemin, dans lequel chacun se replie sur l’entre-soi. Lorsque plus personne ne voudra de la laïcité, lorsque chacun se présentera d’abord comme membre d’une communauté religieuse, d’abord comme membre d’un groupe social, et que la culture de chacun ne permettra plus de manger ensemble, de boire ensemble, d’aller à l’école ensemble, d’habiter le même quartier, d’avoir des souvenirs d’enfance partagés, tout sera en place pour de grands reculs dont tous souffriront, je le crains. Parfois, je pense que nous sommes les derniers des Mohicans de banlieue.

A suivre…

Une classe de banlieue au pays des mille fromages (2)

Classes vertes, classes de mer et classes de neige des élèves d’une école de Bobigny. L’école Marie-Curie, en éducation prioritaire. Un récit de Véronique Decker, coécrit avec Luc Cédelle. L’action se passe en 2006. Les commentaires distanciés (et la poursuite de l’action) sont de 2016.

Combien de nouvelles photos seront affichées cette année?
Combien de nouvelles photos seront affichées cette année?

Janvier 2006 / in situ et de visu

Ce matin, avec les parents et les enfants concernés, nous avons une réunion de préparation d’une « classe verte ». C’est la dernière, toutes les autres classes qui vont partir cette année l’ont déjà organisée : dans les jours et les mois à venir, nous aurons une classe de neige (elle part demain), une classe de voile fin mai à Port-Bail, deux classes de mer fin mai aussi, deux autres classes de mer une semaine plus tard, une classe à la campagne (des petits CP) début juin et enfin ces deux classes-là, pour lesquelles nous tenons cette réunion et qui doivent partir camper en Ardèche vers la mi-juin.

Les parents commencent à être habitués, car dans notre école, toutes les « grandes » classes et la moitié des « petites » partent chaque année : la géographie de la France, pour nous c’est plus simple in situ et de visu, avec le bruit de la mer et l’odeur des embruns parfumés au varech, avec le toucher de la neige et l’odeur du feu de bois, avec le goût des fromages locaux sur du pain de seigle frais, avec les couronnes de fleurs des champs sur les têtes de nos princesses… Il y a aussi les châteaux forts, les ponts romains, les sentiers des douaniers, les villages fortifiés, les églises romanes, bref tout ce qui manque à Bobigny pour que nos élèves s’inscrivent dans une histoire de la France qui ne se résume pas à la construction des grands ensembles au 20ème siècle.

Les enfants sont présents à la réunion et, comme leurs parents, peuvent questionner nos choix. Même si, en général, ils ont largement participé à l’affaire dès le départ. Les enseignants présentent leurs objectifs : l’histoire, la géographie, la biologie (têtards et libellules, crapauds et gendarmes, poissons de la rivière et sauterelles des champs), l’équilibre alimentaire, l’étude du village, la randonnée, l’activité d’accrobranche… Tout ce qui, dans ce programme, peut gêner ou faire peur, je le présente aux parents. Et j’exprime ces peurs à leur place (cela les autorise ensuite à en parler) : je parle de la nourriture, qui n’est ni casher, ni halal, même si nous ne servons pas de porc ; je précise que les enfants peuvent, s’ils le souhaitent, ne pas manger telle ou telle chose, même si nous incitons tout le monde à goûter à tout ; j’évoque le couchage sous la tente, le fait que les garçons et les filles sont séparés ; je parle aussi de la surveillance, le jour et la nuit, de ce qui se passe en cas de maladie, des difficultés avec ceux qui pourraient faire pipi au lit…

J’aborde aussi la question de l’argent, en insistant sur l’idée que tout le monde doit pouvoir partir en classe verte. Ce n’est pas une récompense, car ce ne sont pas des vacances. J’explique tout en détail. L’argent, lorsqu’il manque (et pour presque tous, il manque), il faut aller le chercher : chez les assistantes sociales, pour ceux des parents qui ont des dossiers d’aide sociale en cours, à la Sauvegarde de l’enfance (c’est l’association subrogatoire des décisions de tutelle du Conseil général) pour ceux qui ont des tutelles (celles-ci peuvent porter, selon les cas, sur la totalité des ressources ou seulement sur la part allocataire), auprès des comités d’entreprise, pour ceux qui travaillent dans de grandes sociétés, au service social pour ceux qui sont fonctionnaires, aux Pupilles de l’enseignement public pour les orphelins (nous en avons plus d’un par classe), à la JPA (Jeunesse au plein air, c’est une association d’éducation populaire) pour les non francophones… Et après, « on voit » comment faire pour boucler le budget avec la coopérative de l’école, la subvention de la mairie, le bénéfice du loto et la vente des calendriers.

De cette façon, tout le monde est aidé, mais personne n’est servi. Lorsqu’une classe part, les enfants, les adultes, les personnels de l’école (enseignants, agents, animateurs), tous ont donné de leur temps et de leur énergie pour que ce soit possible, pour que nos élèves puissent un peu connaître la France avant leur entrée au collège. D’ailleurs, moi-même, je pars dès demain, dimanche : je laisse ma famille une semaine pour accompagner la classe de neige. Comme l’an passé, nous avons réussi à faire en sorte que la totalité des élèves de la classe y participe.

Le seul organisme qui ne nous aide absolument pas, dans l’histoire, c’est l’Etat : je sais, c’est surprenant… Pourtant, l’école c’est l’expression de la République, et en ZEP, il devrait y avoir une priorité pour faire connaître et aimer le territoire français. Je suis sûre que c’est beaucoup plus efficace que de chanter la Marseillaise.

Point 2016 / C’est un peu compliqué, mais…

Depuis 2006, le recul social de l’aide aux ZEP a eu raison d’une bonne partie de nos projets. Petit à petit, la classe de neige est devenue impossible à boucler en raison du budget, puis il en a été de même pour les départs dans des centres d’accueil indépendants de ceux de la mairie de Bobigny. Puis, aussi dans les centres de Bobigny, le nombre de séjours a été limité, celui d’Ardèche a été fermé, celui de l’Eure a été déclaré inaccessible aux enfants d’élémentaire. Il ne nous reste plus aujourd’hui que deux de nos destinations habituelles : Oléron et Bourbon-l’Archambault, toujours les mêmes, et nous peinons à trouver des idées pour que les enfants y vivent des choses différentes, d’autant que c’est dans ces mêmes centres que beaucoup d’entre eux vont en colonie de vacances l’été. En 2006, je trouvais déjà injuste que l’éducation nationale ne donne rien aux classes transplantées (quelqu’un avait décidé que cela ne pouvait pas être un « axe du projet d’école »…) ; depuis, ce sont les subventions du contrat de ville qui se sont envolées, et celles de la mairie qui ont été limitées.

Pour ce qui concerne la mairie, celle-ci a quand même financé à nouveau, depuis l’année dernière, un seul séjour de neige pour deux classes. Et, cette année, ce séjour est précisément attribué à notre école. Depuis plusieurs années, nous réclamions, enfin nous proposions, que l’intercommunalité mette en commun ses centres de vacances pour les classes transplantées et pas seulement pour les colonies de vacances. Maintenant que cela commence à se faire, nos élèves vont – au moins une fois – pouvoir en profiter.

Malgré tout, il nous reste un nouveau problème à résoudre : il est interdit de demander plus de 85 euros aux parents. C’est l’inspection qui en a décidé ainsi, en accord avec la municipalité, avec l’idée d’éviter de demander aux parents plus qu’il ne leur est possible de donner. Je comprends le souci et je suis très favorable au fait de ne demander que le minimum aux familles. Mais dans ce cas précis, cela risque de nous compliquer sérieusement les choses. Par un système d’étalement maximal des paiements tout au long de l’année, nous avons, des années durant, réussi à faire contribuer les familles, à la mesure des possibilités de chacune, à des classes transplantées régulières qui étaient devenues une tradition de notre école. Avec une limite-couperet de 85 euros, le premier résultat est que tous les séjours autres que ceux proposés dans les lieux appartenant à la mairie sont devenus impossibles.

Lorsque la mairie nous prête le lieu, elle paye également le voyage. Donc, les 85 euros peuvent servir au matériel, aux visites et à la nourriture. Mais si nous voulons aller ailleurs, alors nous devons tout financer, car la mairie n’attribue plus de subventions pour d’autres séjours. Il y a dix ans, elle nous donnait 1000 euros par projet de départ pour les séjours en dehors de ses centres, et à l’époque nous avions le choix entre quatre centres différents (Oléron, Thierceville dans l’Eure, Saint-Menoux près de Moulins, et Jaujac en Ardèche. Un séjour, cela coûte environ 400 euros par élève, donc si les parents donnent 85, la mairie zéro pour les activités, le département zéro, la région zéro et l’Etat zéro, il y a tout de même un vrai problème dans l’addition…

Nous sommes donc contraints de n’accéder qu’aux rares séjours cofinancés par la mairie. Mais même dans ce cadre-là, comment faire avec 85 euros par élève ? La mairie paye le train, l’intercommunalité offre le lieu, et nous attendons de savoir qui assumera les frais de nourriture, car il nous sera impossible de payer le ski (location du matériel et cours) si nous devons prendre en charge les repas. Mais ne désespérons pas, ce séjour représente tout de même une nouvelle ouverture. Nous espérons que plus de deux classes par an pourront en profiter, car sinon, en attendant que notre tour revienne, ce ne serait possible qu’une une fois tous les douze ans.

J’espère que, cette année, nous parviendrons à avoir au moins la moitié des classes qui partiront. Déjà, demain matin, deux classes sont sur le départ pour l’île d’Oléron. Je vais devoir me lever tôt, pour finir les dernières préparations, et charger le matériel dans ma voiture pour l’emmener à l’autocar, car si la rénovation urbaine nous a redonné une rue, elle ne permet toujours pas, par un mystère architectural non encore élucidé, aux autocars de venir jusqu’à l’école. Allez, on va y arriver…