Educnat contre reste du monde

Alexandre Nevski – S. Einsenstein -1938

(…) Alors qu’il croyait traiter le plus facile du plus facile d’un dossier réputé (à tort) consensuel, un ministre agrégé de philo, inverseur de manettes et créateur de postes, défenseur du temps long et adepte de la progressivité, se prend en pleine figure une sorte d’infini négatif du système. De dignes professeurs des écoles, passés de la déprime à la protestation, lui renvoient qu’il se heurte d’abord à ses propres erreurs et que l’éducation ne se gouverne pas seulement par décisions descendantes. Mais bien malin qui, de leurs critiques enchevêtrées, parviendrait à déduire un projet alternatif capable de recueillir leur approbation. De sympathiques syndicalistes que l’on voyait fort accablés un an auparavant s’adressent soudain à l’autorité politique sur le ton intraitable du créancier réclamant son dû sous huitaine. (…)

La suite (et le début) sont ici, sur le site qui m’a fait l’honneur de m’accueillir pour ce « billet du blogueur » dont je me demande parfois si je n’aurais pas dû le faire plus virulent (mais j’ai lu qu’André Fontaine, ancien directeur du Monde récemment disparu, recommandait aux journalistes de « laisser passer l’émotion »…).

L.C.

PS. Plusieurs personnes m’ayant signalé que le lien ne fonctionnait pas, je l’ai renouvelé.

La machine infernale du « non à tout »

Tout indique que la « crise des rythmes » scolaires n’est pas terminée. Et tout indique qu’elle n’était que la partie la plus immédiatement apparente d’un mal beaucoup plus profond.

Non seulement la protestation contre le décret sur les rythmes scolaires se poursuit à Paris mais elle touche désormais l’ensemble du territoire. En prévision de la grève nationale du mardi 12 février, circulent les annonces d’écoles fermées et de hauts pourcentages de grévistes.

« On ne fait pas deux fois de suite 80 % de grévistes », commentait, il y a quelques jours, un bon connaisseur du syndicalisme enseignant. Pourtant, l’épisode le plus récent, la manifestation parisienne du samedi 2 février n’a pas attesté d’un essoufflement.

Encouragés, les militants du « contre » sont partout à l’œuvre et trouvent un terrain favorable. « Une interprétation optimiste, écrivais-je dans mon premier billet sur cette affaire, voudrait que ce ne soit qu’un épisode un peu boiteux et non un signe annonciateur ». L’aiguille du sismographe tend plutôt à se stabiliser sur ce dernier terme. Ce qui s’annonce pour l’instant, dans un processus long et non dans un épisode anecdotique, est une radicalisation, qui commence à déborder le cadre des rythmes scolaires.

Le débat s’envenime, les esprits s’échauffent. Et un arc syndical s’est formé pour continuer à les échauffer et pour s’engager vers une épreuve de force. La principale organisation impliquée est le Snuipp-FSU, fort de sa majorité relative dans l’enseignement primaire, allié pour l’occasion avec FO, Sud et la CGT, qui contribuent à durcir le ton et les mots d’ordre.

Réalité paradoxale : le syndicat du primaire de la FSU, qui a fait du refus de l’immobilisme et de la proximité avec les chercheurs un élément de son identité est aujourd’hui le pivot d’une mobilisation anti-réforme.

Certes, la position officielle et nationale de ce syndicat n’est pas l’hostilité au projet de loi d’orientation : il dénonce dans le décret sur les rythmes « un bricolage », réclame que la concertation soit entièrement reprise sur ce sujet et que cette réforme soit reportée à 2014. Mais cette position marque une rupture cinglante avec l’actuel gouvernement : le ministre incarnant les « 60 000 postes », au moment même où il engage son action, est mis en difficulté par ceux-là mêmes censés en bénéficier. Les artisans de l’ex-RGPP, empêchés de poursuivre sur la voie du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite, doivent littéralement s’en torboyauter.

D’autant que le Rubicon franchi par le Snuipp avec son appel à la grève a donné le signal d’une ruée.

La rhétorique du refus

Du refus ponctuel d’un décret, certains passent au refus global de toute la démarche de « refondation » proposée par Vincent Peillon. Ça et là, des structures départementales entières du Snuipp basculent dans un discours d’opposition globale. Parallèlement, des syndicats SE-UNSA sont localement cosignataires d’appels en contradiction complète avec la ligne nationale de leur organisation.

Sans mystère et sans théorie du complot, il n’est d’ailleurs pas sorcier d’y voir la patte  de l’extrême gauche, présente dans les différents appareils syndicaux du monde enseignant et lancée avec enthousiasme, comme c’était prévisible, dans la dénonciation de « la même politique » menée, selon elle, par François Hollande et Nicolas Sarkozy.

Ce qui compte le plus, cependant, n’est pas que tel ou tel appareil soit pris en main ou influencé par tel ou tel courant radical. Cela relève d’une banalité totale et qui n’a d’ailleurs pas que des aspects négatifs : l’investissement de militants d’extrême gauche dans l’action syndicale est aussi leur façon de s’insérer dans le jeu démocratique.

En revanche, l’essentiel dans le processus en cours est de l’ordre du discours, de l’action sur les consciences et de la création d’une ambiance idéologique : c’est la fabrication d’une rhétorique du refus et la façon dont ses concepts, ses « éléments de langage » s’imposent sur le terrain, dans l’opinion des enseignants.

Exemple de concept ravageur : de 1998 à 2002, l’expression « lycée light » avait tué tout espoir de réaménagement des programmes et des horaires des lycéens. Aujourd’hui, certains s’activent au martelage d’un discours de déconsidération et de refus global de la « réforme Peillon ». Ce martelage est une fin en soi : il a justement pour but de banaliser, de rendre socialement acceptable un rejet qui, à l’extérieur du  milieu enseignant, reste aujourd’hui de l’ordre de l’incompréhensible.

Des mots clés comme « abrogation » – apparu sur la banderole de tête de la manifestation parisienne du 2 février – permettent de parcourir une partie du chemin. Si la crise s’accentue, il faudra, par exemple, guetter les premières occurrences de « coordination », mot fétiche de la gauche radicale. Autre mot clé et grosse ficelle à prévoir : « répression ». Que, d’aventure, des militants occupant un local municipal soient évacués par la police et le mot serait annexé au vocabulaire de la crise des rythmes.

Une fois lancé, ce type de processus peut aller très vite.

Lisez par exemple ce billet de blog paru sur la plate-forme de Médiapart : l’interview d’une directrice d’école parisienne qui, à la différence des « dindons », se présente à découvert. Un élégant exemple de glissement de la critique à l’hypercritique puis à la perte de toute mesure. L’ennemi y est clairement la refondation, désignée comme « une entourloupe », et le décret Peillon est « la violence de trop » s’exerçant contre les enseignants et les enfants. Le tout sans oublier la relance d’une rumeur qui plaît beaucoup et n’en est pas moins fausse – « savez-vous que les enseignants sont payés sur 10 mois et non sur 12 » ? – ni le couplet discrètement réac sur le fait que les enfants doivent savoir nager, se servir d’un ordinateur ou apprendre la sécurité routière au détriment des «fondements »

A la faveur de la tension actuelle, on observe aussi que le mot « privatisation » refleurit : certains prédicateurs de la gauchosphère assurent que le but stratégique de Vincent Peillon, poursuivant en cela l’œuvre entreprise par ses prédécesseurs, est ni plus ni moins que la privatisation de l’Education nationale.

Les « tea party » de l’éducation

Ce discours façon « tea party » de gauche n’est pas en soi une nouveauté. Il est  présent à l’état latent dans le débat sur l’éducation : ainsi en 2008, sous le ministère Darcos, la réduction (réelle) de la scolarisation à deux ans avait amené, sur les tracts des « nuits des écoles » (tiens, cela aussi est déjà de retour) à dénoncer le (faux) projet gouvernemental de « suppression de l’école maternelle ».

D’autres légendes resurgissent : revoici, sur un forum d’enseignants, la manipulatoire citation d’un article d’une revue publiée par l’OCDE en 1996 et prêtant (faussement) à cette organisation internationale le projet de faire baisser la qualité des services publics.

Sur Twitter, une enseignante du secondaire ressort une autre rumeur de ces dernières années, celle du « bac local », projet – évidemment faux lui aussi – désormais attribué à Vincent Peillon. Succès assuré dans d’éventuelles AG de lycéens : « ils » veulent faire un bac spécial Seine St-Denis ! Pour que ce type de rumeur recommence à circuler, il faut que deux conditions soient réunies : des personnes assez cyniques pour choisir de la relancer et un public désireux d’y croire.

A ces micro-signes qui s’accumulent et vont tous dans le même sens font écho des messages plus classiques, dont font partie les appels syndicaux ou intersyndicaux à la grève et aux manifestations. Je vais en citer ici deux. Non pour leur importance mais en raison de leur charge rhétorique exemplaire.

Le premier est un appel intersyndical diffusé dans un arrondissement parisien pour la manifestation du 2 février. Le deuxième un appel intersyndical départemental lancé dans le département de l’Aude pour la grève du 12.

Commençons par le texte parisien, signé par le Snuipp-FSU, FO, Sud-Education, la CGT (Educ’action) mais aussi, au moins dans l’arrondissement où il a été diffusé, par le SE-UNSA. Intitulé « Réforme des rythmes scolaires : c’est non ! », c’est un habile mélange de revendications et d’angles critiques « réalistes » avec des thèmes qui laissent pressentir une contestation sans fin.

Il s’indigne notamment que l’article 40 du projet de loi d’orientation « propose d’en appeler à des associations, des fondations ou encore des bénévoles, pour assurer le périscolaire ». Le rédacteur syndical ne prend même pas la précaution de rappeler l’apport des associations et mouvements d’éducation populaire qui interviennent déjà massivement dans le périscolaire. Son but est de frapper l’imagination et, pour cela, toute intervention du privé doit être une « privatisation ».

Qu’importe que la Fondation de France, par exemple, soit impliquée dans l’appui à une quantité de projets d’intérêt public. Possibilité parmi d’autres, ce genre de financement est présenté de façon à suggérer que le grand méchant capital privé va se substituer au budget de l’éducation. Inusable technique d’agitation aujourd’hui réactivée…

Autre phrase prometteuse d’arguties sans fin :

« Le service public d’Education est un service public national dont la mission doit rester totalement indépendante des mairies. »

Les auteurs savent bien que, même si l’école primaire en France est historiquement l’école « communale », ce ne sont pas les mairies qui définissent les « missions » de l’Education nationale. Ni aujourd’hui, ni demain. Ils le savent mais leur priorité est d’empoisonner toute perspective de développement des coopérations englobant parents, associations et collectivités territoriales dans un effort commun sous la responsabilité de l’Education nationale.

Oublié, l’Appel de Bobigny ?

Qu’importe si, en France, les collectivités territoriales assument déjà 25 % de la dépense globale d’éducation. Qu’importe si, dans le cas très spécial de Paris, la municipalité intervient directement sur 3 heures 30 du temps scolaire hebdomadaire avec le système des PVP (professeurs de la ville de Paris) et si les mêmes syndicats s’insurgeraient contre la moindre menace sur ce particularisme. Qu’importe si cela n’aboutit en rien à une « municipalisation » du primaire parisien qui reste du ressort  de l’Education nationale. Qu’importe si les projets impliquant les collectivités territoriales ne portent que sur le périscolaire. Si la décentralisation, grande réforme de gauche, a permis des avancées historiques, si les différents échelons territoriaux sont autant de leviers d’action et de financements possibles en faveur de l’éducation…

L’important est de dire non. D’installer dans les esprits, contre tout pragmatisme, que l’Education nationale est l’affaire exclusive de l’Etat central… à condition que les décisions de celui-ci soient approuvées par le corps enseignant, représenté par ses syndicats.

Oublié l’Appel de Bobigny, pourtant signé par le Snipp-FSU et par le SE-UNSA ! Oubliée cette longue et patiente démarche, lancée en mars 2009, de recherche du « point ultime d’avancée commune de tous les acteurs de l’éducation », qui proposait notamment « la reconnaissance nationale par la loi des projets éducatifs locaux » et « de territoire ».

Toute implication des collectivités appelle des architectures institutionnelles et des équilibres un peu compliqués où l’Education nationale, sans abandonner sa prééminence, doit évidemment consentir à certains compromis. Le fait de lancer un « bas-les-pattes ! » général compromet l’élaboration de ce type d’équilibre, d’avance  condamné sous le vocable de « territorialisation »…

« L’école des territoires, on n’en veut pas », scandaient les manifestants de Sud-Education le 2 février à Paris.

Ce dernier thème permet aussi un branchement très efficace avec celui de l’inégalité des moyens entre territoires riches et pauvres : un vrai problème, réclamant la mise en place d’un système de péréquation (Meirieu en avait proposé un en 1999 dans le cadre de « l’Ecole du XXIème siècle » mais s’était fait retoquer). Mais de la sorte, la fin des inégalités pourra toujours être commodément présentée comme un préalable indispensable à toute action.

Dans l’argumentaire anti-Peillon, l’idée que l’intervention des collectivités territoriales sur le périscolaire va nécessairement « aggraver les inégalités » est passée. Le manifestant de base la possède déjà et n’en démordra pas car quelle posture pourrait être plus généreuse que celle consistant à s’insurger contre les inégalités ? Surtout lorsque l’on fait soi-même partie d’une commune favorisée…

La bataille est à peine entamée que le slogan a déjà gagné. Car le slogan permet de dire non. Le contre-slogan, voulant expliquer qu’une mission nationale d’éducation définit un cahier des charges dont la mise en œuvre présentera forcément quelques différences selon les territoires concernés est trop compliqué.

« Abandon immédiat et définitif »

Le slogan a déjà gagné aussi dans un autre texte. C’est cette fois un appel intersyndical départemental, dans l’Aude, pour la grève du mardi 12 février. Ses signataires sont FO, le Snuipp, Sud-Education et la CGT-Éduc’action. Outre l’argumentaire habituel contre le décret sur les rythmes, beaucoup de points communs avec le texte parisien. Contestation de tout projet éducatif territorial, dont la mise en œuvre, est-il écrit, pourrait « même déterminer une partie de nos obligations de service ». Le projet de loi de refondation est directement visé par l’appel à la grève, sur le même thème : il « porte en germe la territorialisation du service public d’éducation ».

Variante budgétaire osée, faisant désormais partie de l’argumentaire protestataire : « la programmation budgétaire prévue pour les 5 ans à venir apparaît bien insuffisante », écrivent les auteurs de l’appel pour qui, visiblement, le manque d’argent public relève exclusivement de la pure mythologie libérale-patronale. On peut noter aussi, dans la longue liste des motifs de grève, la revendication d’une « réduction du temps de service ».

Mais l’essentiel est dans le titre : « Appel contre le projet de loi PEILLON et le décret concernant les rythmes scolaires ». Ainsi que dans la conclusion : « En l’état, nous nous prononçons pour l’abandon immédiat et définitif du projet de loi PEILLON et du décret sur les rythmes scolaires, qui en est la première déclinaison. »

Juste avant cette dernière phrase, les signataires réaffirment « qu’une réforme touchant à l’École ne peut se faire contre les enseignants ni sans eux ». Sur ce point, ils n’ont pas tort. Et c’est même tout le problème : s’il doit y avoir identification durable entre « les enseignants » et les auteurs de ce type d’appels alors… il faut sérieusement envisager qu’aucune réforme, en effet, ne soit possible.

La machine infernale du « non à tout » est bel et bien lancée. Il y a seulement une semaine, j’aurais laissé un point d’interrogation. Il y a seulement quelques heures, je n’aurais pas imaginé qu’elle ait déjà accompli autant de chemin et gagné autant de complaisances parfois surprenantes, comme si le seul moyen d’être épargné était de se draper préventivement de « résistance » en surjouant l’indignation contre « Peillon ».

Jusqu’où ira-t-elle ?

Mystère. L’emballement actuel sera peut-être un faux départ. Tout peut encore se calmer, mais ce qui s’est déjà passé donne une vertigineuse petite idée du problème. La machine à dire non existe, elle a du carburant et beaucoup de candidats pilotes qui, toujours pour des motifs contradictoires, voudraient bien rejouer avec Vincent Peillon la contestation du ministre Claude Allègre. La différence des personnalités est largement à l’avantage de l’actuel ministre mais l’exaspération qui travaille le corps enseignant et dont l’affaire imprévue des rythmes est un indicateur joue dans le sens des promoteurs de dynamiques définitivement paralysantes.

Luc Cédelle

Primaire : la grève troublante

1906, la grève des mineurs

Quel que soit le bout par lequel on prend cette affaire de grève dans le primaire contre la réforme Peillon des rythmes scolaires, elle est troublante. Qu’on le veuille ou non, elle pose à nouveau, de manière caricaturale, la question centrale de la capacité d’évolution du système et son caractère gouvernable… ou non.

Or, cette question ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a dix, quinze ou vingt ans. L’alliage de la mondialisation, du comparatisme éducatif, de la révolution numérique, de l’affaiblissement de l’autorité politique et de la montée des exigences consuméristes rend ce système de plus en plus friable.

A ces phénomènes transnationaux s’ajoutent des facteurs plus spécifiquement français: les effets délétères de trente ans de chômage de masse et de précarité croissante, l’usure et le découragement de nos meilleurs fonctionnaires (qui, en recherche d’efficacité au sein même du système, s’investissent avec énergie), les frustrations accumulées de tous ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur, veulent croire en une possible régénération de l’Education nationale…

Mordre la poussière

Cette situation est encore alourdie par une configuration politique singulière, où les forces économiques dominantes veulent littéralement faire mordre la poussière à une gauche de gouvernement qui a eu l’impudence de prétendre surtaxer momentanément les riches. Marqué par une convergence UMP-FN, ce contexte pèse sur le programme  de politique éducative de cette droite « durcie ».

Sur l’éducation, la droite n’est plus ce qu’elle était. Inutile d’attendre d’elle qu’un autre Xavier Darcos vienne – tout en prenant, certes, des mesures désagréables pour la gauche enseignante – proclamer son attachement « viscéral » à l’école publique.

D’attachement, il n’est plus tellement question. L’heure est même, de ce côté-ci de l’échiquier politique, à se détacher de plus en plus nettement des principes anciens. Le programme éducation qui, au sein de l’opposition, tient la corde est grosso modo celui de la motion majoritaire à l’UMP : celle de la « Droite forte ». Ce programme annonce clairement la couleur, et même en tenant compte des compromis possibles avec d’autres tendances, c’est une couleur qui tranche.

Est-il nécessaire d’en rappeler les grandes lignes ?

Relance de la diminution des postes. Eclatement du système scolaire actuel par la mise en œuvre, sous diverses modalités possibles, du principe libéral du « chèque éducation » (une somme est allouée directement ou indirectement à chaque famille pour l’éducation d’un enfant, libre à elle de dépenser cette somme dans l’établissement public ou privé de son choix). Interdiction de la grève des enseignants, etc.

Atmosphère idéologique

Inutile de poursuivre. Mais inutile, aussi, d’invoquer l’écart entre les proclamations politiques tactiques et leur réalisation. Dans un scénario de future alternance politique qui n’a rien de fatal mais rien d’invraisemblable non plus, cet écart existerait mais l’essentiel – la fin du système public tel que nous le connaissons – serait cette fois réalisable.

Le facteur qui conditionne la faisabilité d’une telle politique est l’atmosphère idéologique. De ce point de vue, les détracteurs de l’école publique n’ont cessé ces dernières années de marquer des points : à la faveur, notamment, de l’érosion continue des résultats français dans les enquêtes internationales, l’idée s’est installée, et progresse dans tous les secteurs de l’opinion, y compris l’électorat de gauche, que notre système scolaire public étatique remplit de moins en moins bien ses missions et qu’il ne « bougera », décidément, jamais. La première partie relève du constat et la seconde de la conviction mais le chemin de l’une à l’autre est vite parcouru.

La critique, ou plutôt la condamnation, de cette supposée « Armée rouge » à la française, blindée dans son immobilisme, est bien sûr une idée ancienne et un « marqueur » traditionnel de droite, mais elle est à la fois en phase de radicalisation et d’expansion.

Pour avoir un aperçu de la radicalisation, il suffit de sortir de l’entre-soi « Ed.nat. » et de faire un tour, par exemple, du côté de la droite (donc pas « extrême ») qui s’exprime dans les réseaux sociaux. Les fonctionnaires y sont ouvertement traités de bouches inutiles et les syndicats  indistinctement désignés comme ennemis, (et pas comme « parties prenantes du nécessaire dialogue social »). L’aspiration au grand coup de balai libéral-poujadiste s’y affirme désormais sans  retenue.

Dérégulation radicale

Cette perception négative avance dans d’autres milieux, au même rythme que la fonte de la banquise et avec les mêmes accélérations possibles. Chaque fois qu’un électeur de gauche, partisan de l’école publique et défenseur de la mixité sociale explique qu’il se refuse à laisser son gamin aller au collège du coin, parce que « quand même »… on a beau avoir des principes, on ne veut pas risquer de faire du mal à ses enfants. Chaque fois – comme cela est mentionné dans mon interview du sociologue Benjamin Moignard (voir les deux billets précédents) – qu’un enseignant du public décide, au vu de sa propre expérience quotidienne, de mettre ses enfants dans le privé.

Ce ne sont pas que des décisions individuelles, ce sont des décisions qui, additionnées les unes aux autres, dessinent une tendance.

Si la refondation « Peillon » venait à échouer, il est envisageable que notre système scolaire public d’Etat ne se relèverait pas de ce deuxième échec historique après le fantastique et désolant ratage que fut, il y a quinze ans, le ministère Allègre. Aucune force politique ou syndicale – si ce n’est les syndicats d’enseignants alors acculés au rôle de Canuts de l’éducation – ne serait plus de taille à contrer une dérégulation radicale. Après tout, une société a mille façons d’instruire et d’éduquer ses enfants, une « Education nationale » telle que nous la connaissons jusqu’à présent, n’étant qu’une variante parmi d’autres…

Oui, mais la grève ? Quel rapport avec la grève de ce mardi 22 janvier à Paris ? Et est-ce bien raisonnable, à propos d’une simple grève, d’agiter ainsi l’épouvantail libéral-autoritaire et la fin possible d’un certain monde enseignant ? Cette grève – assurent ses partisans – n’a pas été décidée pour planter un couteau dans le dos de la « refondation »… Au contraire, ce serait en quelque sorte pour la sauver, pour la remettre sur les bons rails, pour faire apparaître, faute d’avoir pu le faire autrement, les erreurs commises et pour éviter au ministre de s’y enferrer…

Un écosystème politique et culturel

Un nouvel avatar, en somme, de la bonne vieille logique du « mouvement social » sans lequel aucune politique progressiste (continuons dans les vieux mots) ne pourrait être menée au niveau gouvernemental… La grève, comme d’autres formes de protestation, s’inscrirait ainsi dans le jeu normal d’un dialogue social sain, poursuivi de manière un peu énergique mais nécessaire. C’est là une vision qui « fonctionne » relativement bien si l’on se place à l’intérieur du sérail de l’Education nationale, c’est-à-dire dans un écosystème politique, social et culturel où François Hollande aurait été élu à plus de 60 %, et où la récente « manif pour tous » n’aurait réuni que 35 000 personnes à Paris.

Mais si l’on fait un pas de côté, que voit-on ?

On voit, d’abord, même si un « collectif » s’est placé médiatiquement sur ce terrain avant eux, des syndicats d’enseignants. Respectables – n’en déplaise à la droite décomplexée – et redoutables par leur aptitude légendaire à se neutraliser mutuellement de manière à rendre impossible dans l’Education nationale tout ce qui semble couler de source et ne pose aucun problème ailleurs : le fait, par exemple, qu’un directeur dirige, qu’un travail soit évaluable en fonction de critères préalablement définis d’un commun accord ou qu’un débutant ne soit pas nommé sur le poste le plus difficile. Accordons-leur que sur ce dernier point, les syndicats ne sont pas les premiers responsables et qu’ils ne sont passibles que du reproche de  complicité prolongée. Concédons aussi qu’ils ont sur beaucoup de sujets importants des positions différentes, si bien que toute mise en cause globale « des » syndicats expose au crime intellectuel de simplification abusive.

Le paradoxe voyant

Cela dit, on se rappelle très bien qu’ils ont été, ces syndicats, continuellement bafoués pendant les dernières années du quinquennat Sarkozy, ayant multiplié grèves, protestations, avertissements solennels, manifestations et journées d’action sans jamais obtenir le moindre fléchissement dans la politique de réduction des postes. On voit que ces syndicats, littéralement sauvés en mai dernier par une issue électorale qui leur a épargné bien des épreuves, se mettent soudain à parler fort et sur un ton d’exigence (« le compte n’y est pas ! ») à un ministre incarnant la priorité budgétaire accordée à l’éducation. Priorité réaffirmée contre vents et marées et alors même que l’opposition crie au suicide économique et à la gabegie.

C’est la première chose, ce paradoxe, que n’importe qui voit à condition de ne pas limiter son champ de vision à l’écosystème « Ed.nat. ». La deuxième chose que l’on voit est que la priorité budgétaire à l’éducation est elle-même affectée prioritairement à l’école primaire. Et la troisième chose c’est que c’est justement à l’école primaire que couve la protestation et que se déclenche un mouvement de grève, le premier du ministère Peillon. Et là, c’est à la fois gênant et absolument pas explicable à l’extérieur donc accessible au sens commun.

Soyons (un peu) lâche : oublions prudemment certains arguments de contexte – sur qui fait grève aujourd’hui en France et pour quelles raisons généralement de force majeure – qui nous vaudraient des réactions disproportionnées. Et revenons à cette seule grève-là.

Cette grève – assurent ses partisans- n’est pas pour défendre nos intérêts ! C’est une grève pure, une grève généreuse. Une grève pour retenir le gouvernement sur la voie des erreurs irréparables. Une grève pour l’intérêt des enfants. Ah ?

Le vaste nuancier de la protestation

Admettons. Relevons quand même que, quand Xavier Darcos, sur l’injonction d’un Nicolas Sarkozy très content de réaliser un coup médiatique fumant, a supprimé en 2008 la classe du samedi matin, il n’y eut point d’appel à la grève pour l’intérêt des enfants. Relevons également que personne, depuis, n’a entendu parler d’appels syndicaux pour un courageux rétablissement du samedi matin. D’accord, il y a prescription et il est par nature très difficile de s’opposer à un coup fumant… Et depuis, c’est l’idée qu’il faut « sauvegarder le caractère familial du week-end » qui s’est imposée : autrement dit, une autre définition de l’intérêt des enfants, dont on constate qu’il  prend des formes diverses et variables selon les circonstances et les angles de vue.

Le samedi matin étant, sauf disposition locale particulière, devenu intouchable, c’est donc sur le mercredi matin que se fixe le retour à la semaine de quatre jours et demi. Et c’est là que, sans craindre de déclencher des rires nerveux, certains enseignants parfaitement de bonne foi lèvent le doigt pour affirmer leur préférence envers ce samedi matin qu’il aurait « mieux valu » choisir. Mais cette attitude-là n’est elle-même qu’une variante minoritaire parmi les protestataires, une pastille dans le vaste nuancier de la protestation.

Relevons que si l’on suit les arguments aujourd’hui avancés contre le rétablissement des quatre jours et demi dans le primaire, il y a autant de définitions de « l’erreur » et de « l’intérêt des enfants » que de parties prenantes. A entendre certains protestataires, on se demanderait presque comment les adultes d’aujourd’hui ont pu supporter sans traumatismes majeurs des rythmes scolaires encore plus barbares que ceux aujourd’hui proposés. Mais dans quel état sortaient-ils de l’école à 16 heures 30 ?

Le plus génial des négociateurs…

Entre ceux qui pensent qu’on ne va pas assez loin, ceux qui pensent qu’on va trop loin, ceux qui auraient préféré qu’on ne change rien et ceux qui déplacent le débat en soulignant tout ce qu’il faut absolument changer avant de toucher aux rythmes scolaires, on y perd son latin. L’opposition, une fois de plus lorsqu’il est question d’un quelconque changement dans l’Education nationale, est un conglomérat hétéroclite que le plus génial et le mieux disposé des négociateurs ne saurait satisfaire. Le plus génial et le mieux disposé des négociateurs ne saurait obtenir que la neutralité des forces dominantes.

Peut-être, et c’est en tout cas ce qui affleure lorsqu’on parle avec certaines personnes au fait des coulisses, la négociation ces derniers mois n’a-t-elle pas été aussi géniale, justement, qu’elle aurait dû être. Peut-être une confusion s’est-elle installée entre tractations d’appareils et préparation des esprits ? Peut-être fallait-il ne pas commencer par ce sujet ? Ou le différer dès la première alerte sur son caractère plus compliqué qu’il n’y paraissait? Mais ce ne sont là que des conjectures, toujours faciles a posteriori quand un problème est bien installé.

Quand Luc Chatel, après la remise en juillet 2011 du rapport définitif de sa conférence nationale sur les rythmes scolaires, lancée en juin 2010, a fait comprendre qu’il ne passerait pas aux actes, tout le monde a pensé que l’usure politique de la majorité d’alors et la sienne propre ne lui permettaient pas d’aller plus loin, et que le relais serait sans doute pris par un autre gouvernement, d’une couleur ou d’une autre.

Une des conclusions des travaux de cette « conférence » était précisément que, contrairement à d’autres points comme la durée des grandes vacances, le retour aux quatre jours et demi par semaine faisait l’unanimité. Et cette conclusion était identique à celle d’une mission parlementaire d’information sur les rythmes scolaires, affirmant que l’interdiction de la semaine de quatre jours « manifesterait clairement la volonté des pouvoirs publics de placer l’intérêt de l’enfant au centre de la nouvelle organisation du temps scolaire en allant au-delà des intérêts acquis… ».

Les yeux dans les yeux

Est-ce vraiment un manque de souplesse d’esprit des journalistes en général et de l’auteur du présent billet en particulier ? Il y a six mois, la quasi-unanimité régnait encore (ou semblait régner, on ne sait plus) sur l’idée que « l’erreur » avérée, c’était justement la réforme Darcos et que le retour aux quatre jours et demi était la première chose à faire pour enclencher une réforme des temps scolaires, étant entendu que l’on ne se limiterait pas, à terme, à restructurer la semaine.

Et maintenant, il nous faudrait admettre – sous un déluge d’arguments souvent aussi techniques que contradictoires (et parfois renversants) – que, non, finalement, il vaut  mieux y renoncer et penser à autre chose… ou tout remettre en discussion sous le prétexte qu’il n’y aurait pas eu assez de concertation.

Le problème, chers amis enseignants et protestataires, est que le résultat de toute concertation dans l’Education nationale, est invariablement – quelles que soient sa durée, son ampleur et ses modalités – qu’il n’y a pas eu assez de concertation, que le résultat de la concertation était de toute façon prévu d’avance et qu’il s’agissait d’un simulacre de concertation. Exagération ? Les yeux dans les yeux, qui oserait le prétendre ?

Il va de soi que, dans le fouillis des arguments critiques, certains sont respectables, recevables, raisonnables et fondés. Il doit être admis, ne fût-ce que comme hygiène de travail, qu’un mouvement de protestation ne tombe jamais du ciel, qu’il a toujours un sens et aussi qu’il peut parfois exprimer d’autres malaises que ses motifs apparents. Il faut reconnaître qu’un dossier impliquant à la fois le monde enseignant et les collectivités territoriales peut rapidement atteindre des sommets de complexité. Il va de soi que jusqu’au dernier moment, un projet peut être amendé, amélioré. Mais il est évident, aussi, que différer d’un an, comme le réclament les principaux opposants, une réforme qui prévoit déjà la possibilité optionnelle d’être appliquée un an plus tard, serait un coup politique fatal à tout le processus de « refondation ».

En principe, tel n’est absolument pas le but de cette grève troublante, ni de la protestation plus large et diffuse qui l’accompagne. Une interprétation optimiste voudrait que ce ne soit qu’un épisode un peu boiteux et non un signe annonciateur. Mais que va-t-il se passer lorsque seront abordés de vrais sujets de discorde ?

Luc Cédelle

P.S. Un blog d’instit à connaître, dont le propos sur ce sujet recoupe en partie le mien (en partie seulement, je ne souhaite pas le compromettre!)

Pénurie d’enseignants dans le primaire : la Seine St-Denis appelle à l’aide

Jamais contents, les enseignants et leurs syndicats ?  A peine l’engagement de François Hollande de rétablir 60 000 postes est-il réaffirmé, à peine des mesures d’urgence ont-elles été appliquées pour tenter d’adoucir la rentrée préparée par le gouvernement précédent, que les voici déjà en train de protester. Et d’entonner le refrain des « moyens », toujours insuffisants.

Alors, comme dans la chanson, « carrément méchants, jamais contents » ? Non. Car encore faudrait-il, avant de lancer le refrain inverse sur ces fonctionnaires qui demandent « toujours plus », savoir entendre les appels au secours. Celui-ci a des accents de vérité qui ne trompent pas. D’abord, il émane d’inspecteurs de l’Education nationale, donc de personnels exerçant des fonctions hiérarchiques et dont la culture professionnelle ne consiste pas à se porter au premier rang des actions revendicatives.

Ensuite, cet appel a la particularité d’être lancé en commun par les deux principales organisations syndicales d’inspecteurs, affiliées à la FSU et à l’UNSA-éducation, ainsi que par le Sgen-CFDT qui n’a pas de structure réservée aux personnels d’encadrement. Sur un ton est parfaitement posé et respectueux, ce court texte énonce des problèmes dont toute fréquentation des gens de « terrain », dans ce département, permet de connaître la réalité, qui se trouve ainsi solennellement confirmée.

L.C.

Voici dans son intégralité cette lettre adressée à « Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, Madame la ministre déléguée, chargée de la réussite éducative » :

« La situation des écoles de la Seine-Saint-Denis, en cette rentrée scolaire, est extrêmement préoccupante. Elles connaissent une telle pénurie d’enseignants qu’il leur est désormais difficile d’assurer leurs missions les plus fondamentales. La politique de réduction de postes qui a caractérisé ces dernières années conduit à ne plus pouvoir assurer la continuité du service public d’éducation: certaines classes ne disposent pas d’enseignants et, dans la plupart des circonscriptions, aucun remplacement ne peut être assuré.

Nous sommes conscients que la refondation de l’école que vous mettez en œuvre ne peut résoudre en quelques mois les problèmes issus d’une politique inconsidérée de diminutions de moyens. Nous pensons cependant que la situation particulière de la Seine-Saint-Denis demande des mesures d’urgence.

Les besoins du département en moyens de remplacement sont importants. Les congés-maternité sont nombreux du fait des caractéristiques d’âge de sa population enseignante et s’associent généralement à des congés parentaux du fait de la fréquence de l’éloignement domicile-travail consécutive à un recrutement effectué très majoritairement hors-département.

Le contexte départemental rend l’exercice professionnel des enseignants particulièrement complexe du fait de la précarité dans laquelle vivent beaucoup de familles, de la présence de nombreux enfants dont le français n’est pas la langue maternelle, de la forte réduction des personnels intervenant auprès des élèves en grande difficulté, de la faiblesse de l’équipement de soins et d’accompagnement éducatif permettant d’étayer la scolarisation des élèves handicapés.

Conjugué à ces difficultés, le nombre insuffisant d’enseignants pour assurer la présence d’un maître dans chaque classe éprouve les personnels, les fragilise et contribue ainsi à augmenter les besoins de remplacement.

L’absence de remplaçants réduit considérablement la formation des professeurs des écoles-stagiaires, nombreux dans notre département. Peu formés, ils constituent un personnel particulièrement fragile ce qui alimente le cercle vicieux qui conduit à nouveau à l’augmentation des besoins de remplacement.

Les efforts quotidiens des enseignants de la Seine-Saint-Denis ne peuvent suffire à compenser une situation d’inégalité territoriale inacceptable. À ne pas considérer l’urgence de la situation, la volonté particulièrement forte de ses fonctionnaires à conduire le combat d’une école plus égalitaire permettant la réussite de ses élèves ne sera qu’une motivation vaine.

C’est pourquoi, Madame la ministre, Monsieur le ministre, les inspecteurs de l’Éducation nationale de la Seine-Saint-Denis vous demandent avec insistance d’examiner la situation du département. Le recrutement, par appel à candidatures sur l’ensemble des listes complémentaires du concours de recrutement des professeurs des écoles 2012, à l’échelle du territoire national, de 250 professeurs des écoles stagiaires nous apparaît comme une nécessité absolue.

Les inspecteurs de la Seine-Saint-Denis vous prient de croire à leur volonté déterminée de contribuer aux ambitions d’une école égalitaire permettant à tous d’accéder aux savoirs nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté libre et responsable. Mais ils vous assurent que la situation actuelle des écoles de leur département compromet gravement cette ambition et vous font part de leur vive inquiétude que le service public d’éducation ne soit plus en mesure d’y assurer ses missions les plus élémentaires.

Les inspecteurs de l’Education nationale de la Seine-Saint-Denis

Les propos de Meirieu sur les images de Le Bris (suite)

Dans un billet précédent, je rapportais cette scène, telle qu’elle ressortait d’une photo : debout, dans sa classe de Médréac (Ille-et-Vilaine), en 2009, Marc Le Bris, personnalité de l’antipédagogisme, plisse les yeux en surjouant une mimique de douleur à côté d’une élève qui, au tableau, vient d’écrire « estomat »…

Excellente photo tirée de L’Ecole et son miroir. Un livre publié en mars 2011 aux éditions Jacob-Duvernet et dans lequel Philippe Meirieu et Jean-Bertrand Pontalis croisent leurs regards sur « l’école d’hier et d’aujourd’hui ».

Je ne pouvais cependant la reproduire, n’ayant pas sollicité d’autorisation. Devant sa qualité rare je me demandais par ailleurs si elle était mise en scène ou prise sur le vif. La réponse m’est venue par un affable coup de fil du photographe lui-même, Jacques Grison : « Je ne fais jamais de mise en scène ! »

En revanche, précisait-il, ce type d’image est le résultat d’un travail de fond, fait de visites longues et répétées : tout le contraire du banal aller-retour pour satisfaire une commande. C’est pourtant de cette façon que tout avait commencé : une commande passée au photographe par le Figaro Magazine.

Avant de poursuivre et puisque Jacques Grison a eu la gentillesse de m’envoyer cette photo et de m’autoriser à la reproduire, la voici. Il faut un peu d’imagination pour tenir compte de la déperdition due au format blog (l’image fait une double page dans le livre) et à la compression des données. Cliquer dessus permet de la voir un peu mieux.

Au téléphone, Jacques Grison insiste sur le profond respect, devenu amitié, que lui a inspiré l’observation de Marc Le Bris en action dans sa classe. A l’entendre, j’y reconnais ce que j’ai souvent éprouvé, journaliste visiteur, devant le travail d’enseignants investis, aguerris, militants de leur métier.

Conquis, il voit en Marc Le Bris l’incarnation de « l’instit » – mythique et quasi universelle figure – et m’assure qu’il n’aurait pas été séduit par un style d’enseignement passéiste et autoritaire. De mon côté, je tente de faire valoir que démontrer ses qualités dans sa classe n’implique pas forcément d’avoir raison dans le débat public sur l’éducation.

Je souligne que détenir une légitimité professionnelle de terrain n’est pas détenir le monopole de cette légitimité, comme le font volontiers croire les représentants du camp « antipédago ». J’ajoute que des professionnels parfaitement admirables et au moins aussi aguerris que Marc Le Bris peuvent se ranger dans des courants de pensée sur l’école totalement opposés.

Je pense par exemple à Patrick Picard, aujourd’hui brillant chargé de mission à l’Ifé (Institut français de l’éducation, ex-INRP) et dont j’avais pu visiter la classe il y a quelques années. Je pense à une enseignante membre du syndicat majoritaire (que Brighelli désigne comme un regroupement de « militants de l’illettrisme ») qui m’avait permis d’observer comment elle organisait l’entrée en lecture de ses élèves de cours préparatoire.

Je pense également à une remarque que m’avait faite Roland Goigoux, professeur en sciences de l’éducation à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, qui désignait l’investissement personnel de l’enseignant auprès de ses élèves comme le principal (bien que non suffisant) facteur de réussite, au-delà de toutes les questions de styles d’enseignement et de méthodes. Je laisse d’ailleurs à un blog d’instit le soin de présenter Roland Goigoux – diabolisé par Le Bris et consorts – bien mieux que je ne pourrais le faire et surtout avec une légitimité du terrain qui m’est inaccessible.

J’avais également, dans mon premier billet sur L’Ecole et son miroir, évoqué la première photo pleine page du livre, prise dans la classe de Pascal Dupré, très impliqué dans l’expérimentation SLECC, d’inspiration « antipédago ». Jacques Grison me l’a également envoyée.

Comme un hommage supplémentaire au travail du photographe, voici que Pascal Dupré, qui s’était livré sur ce blog à un « débordement d’humeur » (qu’il ne souhaite pas renouveler) m’envoie un courriel carrément… gentil. Il y note que je l’y présente comme un adversaire de Meirieu, tout en me « démarquant des clichés habituels ». Et m’envoie une photo d’un « antipédago grillant des chamallows sur un feu improvisé en bord de Loire, lors d’une descente en canoë avec une classe de CE2 ».

Voici la photo (je l’ai recadrée pour qu’aucun visage d’élève ne soit identifiable, du coup on ne voit pas non plus le paysage).

Tout ceci pour en arriver à quoi ? Certainement pas à un « tout le monde il est gentil ». Non seulement tout le monde n’est pas gentil mais le degré de gentillesse des uns ou des autres, même s’il est normal de siffler les franchissements de lignes blanches, n’est pas la question essentielle. Les débats sont âpres, c’est normal. Le rôle du journaliste n’est pas d’être sympa mais d’indiquer ce qu’il sait ou, au moins, croit savoir et de mettre en garde contre les fausses pistes.

En l’occurrence, je sais que les polémistes pratiquent une forme d’imposture lorsqu’ils prétendent incarner à eux seuls la légitimité du terrain. Et je sais que décrire systématiquement les Dupré, Lebris ou d’autres mécréants pédagogiques comme des revenants d’un enseignement autoritaire borné procède d’une fausse conception qui ne démontre en rien les torts qu’on leur prête.

Et puisque – promotion assumée –  je veille toujours à mettre en avant Un pédagogue dans la Cité, « mon » livre d’entretiens avec Philippe Meirieu, il me revient une remarque de ce dernier en marge d’un débat organisé en janvier 2006 à Paris par la Maison des enseignants. C’était à propos de Rachel Boutonnet (auteur de Pourquoi et comment j’enseigne le b.a-ba (Ramsay, 2005). Au plus dur de la querelle relancée par Gilles de Robien sur les méthodes d’apprentissage de la lecture, Meirieu s’exclamait, me prenant à témoin : « Mais elle est vachement sympa ! »

Au cours du même débat mais cette fois au micro, Meirieu s’était livré à un développement contre le « référentialisme » qui m’avait un peu étonné et préfigurait ses récentes prises de position contre l’idéologie des compétences, lesquelles ne sont donc pas si récentes qu’on le croit.

Luc Cédelle

Education : ce que dit le soldat Meirieu au brigadier Brighelli

Août 2011, Philippe Meirieu interviewé par un journaliste de télévision

Reprenons en accéléré, à la façon de « si vous avez raté les épisodes précédents » et allons-y gaiement: c’est le buzz du moment en éducation…

A l’origine, fut un débat le 13 juillet dernier au festival d’Avignon, dans le cadre du Théâtre des idées, organisé par mon excellent confrère (et compère du regretté Monde de l’Education) Nicolas Truong. Du beau boulot, comme d’habitude, que ce débat intitulé « Peut-on réinventer l’école ? » avec comme invités Marcel Gauchet et Philippe Meirieu. Nicolas connaît les gens qu’il invite, prépare soigneusement les débats et –ô miracle en ces temps de productivisme débridé – il lit leurs livres ! Le résultat est encore écoutable in extenso ici.

Ensuite, fut une double-page dans la rubrique Débats du Monde daté du 2 septembre, intitulée Contre l’idéologie de la compétence, l’éducation doit apprendre à penser, mise en ligne sur le site du journal et  toujours consultable ici. Elle reprend évidemment des extraits du débat d’Avignon entre les deux intellectuels et représente une heureuse rupture avec l’attitude jusque-là majoritaire dans la presse, consistant à éviter une thématique jugée trop « compliquée ».

Troisième acte : le site du Café pédagogique s’installe à son tour dans le débat en publiant une tribune signée par les chercheurs en éducation Daniel Andler, Norbert Bottani, Aletta Grisav, Marc Gurgand et Denis Meuret, dans laquelle ils déplorent une « réconciliation des républicains et des pédagogues » et reprochent à Philippe Meirieu un « recentrage ». Appréciant peu le reproche d’opportunisme qui lui est ainsi adressé, l’intéressé réplique aussitôt par une autre tribune sur le même site, intitulée « Qui veut revenir en arrière ? ». Il rappelle notamment ses prises de position antérieures sur le même thème, et revendique la continuité.

Quatrième acte. Le sang toujours bouillant de Jean-Paul Brighelli, le polémiste éradicateur de pédagogues, ne fait qu’un tour : il ne sera pas dit qu’un buzz s’installe sur une question d’éducation où il ne placerait pas son grain de poivre. Dans une tribune publiée par Marianne 2, le site tout en nuances, cela donne « Il faut sauver le soldat Meirieu ». Un texte où l’auteur, faisant mine de venir à la rescousse du pédagogue, exploitant en fait l’opportunité de creuser les contradictions du camp adverse, use comme à son habitude de toutes les nuances de l’invective. Pour les amateurs de dirty polemics, c’est ici.

Cinquième acte ? Sans mentir, il avait devancé tous les autres. Depuis plusieurs mois, je travaille sur un livre d’entretiens poussés (ce n’est pas un fast book comme il s’en produit à la pelle) avec Philippe Meirieu, dans lequel j’ai naturellement abordé ce qui me paraît être « le » débat éducation de la période : « savoirs » ou « compétences ? »

Débat non seulement actuel, mais planétaire et traversant tous les champs de l’éducation, du jardin d’enfants à la formation professionnelle, sans oublier l’université. A tous égards, c’est la partie la plus rude du livre : le sujet est réellement complexe, les positions de Meirieu sont balancées et, selon les moments du raisonnement, peuvent donner l’impression de verser d’un côté ou de l’autre.

Pour compléter les épisodes précédents de l’actuelle polémique et contribuer à nourrir les suivants, je n’ai eu qu’à rajouter quelques questions à un passage déjà existant. Cet extrait que je publie ci-après figure aussi sur le site de Philippe Meirieu. S’agissant d’un texte en travail, il peut différer de quelques virgules ou adjectifs, mais pas plus.

Luc Cédelle

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Des compétences, de la pédagogie et autres bricoles dans l’air du temps…

Philippe Meirieu

Extrait d’un ouvrage à paraître (entretiens avec Luc Cédelle)

Vos récentes positions sur les compétences ont été attaquées par certains de vos amis pédagogues qui y ont vu une sorte de trahison, tandis que vos adversaires, parmi les plus virulents comme Jean-Paul Brighelli, ont volé à votre secours, ou fait mine de le faire, en affirmant qu’ « il faut sauver le soldat Meirieu ». Comment avez-vous vécu une telle situation à front renversé ?

Tristement. Il est toujours difficile d’être considéré comme un traître par certains de ceux et celles avec qui l’on se sent solidaire et défendu par ceux et celles qui, de manière particulièrement condescendante et méprisante, viennent vous féliciter de les avoir ralliés. Mais ma tristesse est tempérée par l’interlocution constructive de philosophes comme Marcel Gauchet avec qui j’ai engagé, ces derniers mois, un dialogue intellectuel particulièrement fécond, loin de tous les anathèmes et les manichéismes.

La situation actuelle dans laquelle je me trouve, sur cette question des compétences, est d’autant plus étrange que c’est un point sur lequel mes analyses ont très peu varié. J’ai toujours dit que la notion de compétence avait deux avantages : d’une part, s’opposer à l’ « idéologie des dons » par son caractère volontariste (les dons, on les a, mais les compétences, on peut les acquérir) et, d’autre part, attirer notre attention sur la question du transfert des connaissances, c’est-à-dire de la possibilité d’utiliser des savoirs en dehors du contexte de leur acquisition.

Mais je me suis aussi toujours méfié de la totémisation des compétences et, a fortiori, de leur hégémonie, pour plusieurs raisons fondamentales. D’abord, parce que le pilotage de l’enseignement ou de la formation par les référentiels de compétences me paraît porter en lui la dérive de l’atomisation des savoirs en une multitude de « comportements observables ». Dès lors, en effet, que l’on veut absolument vérifier l’acquisition des compétences de manière « parfaitement objective », on est  amené à découper cette acquisition en unités sur lesquelles aucune hésitation ne sera possible et à propos desquelles on pourra dire sans hésitation « acquis » ou « non acquis ».

A terme, on aboutit à la multiplication à l’infini du couple « objectif / évaluation » : on morcelle les savoirs en unités de plus en plus petites, on annonce les objectifs ainsi attendus, on les explicite plus ou moins, puis, le plus souvent sans autre forme de procès, on passe à l’évaluation. Ces dernières servent alors à construire de superbes classements, quand ce ne sont pas des systèmes de dérivation et des filières d’exclusion. Disparues les situations d’apprentissage ! Disparue la mobilisation autour d’un projet. Disparu le « tâtonnement expérimental » cher à Célestin Freinet. Disparu le travail réflexif et la pensée qui prend le temps d’explorer le monde.

Telle est la dérive béhavioriste – comportementaliste – de l’utilisation des compétences que je vois émerger un peu partout. C’est une dérive qui se prête, évidemment, fort bien à une utilisation « économiste » de la formation initiale et continue : ne plus former chez les personnes que ce qui sera immédiatement utilisable, négociable, mesurable et rétribuable.

Mais c’est aussi une dérive qui cadre parfaitement avec le modèle actuel de l’individualisation : le caddy de supermarché. Voilà, en effet, la forme parfaite de l’individualisation contemporaine en matière d’éducation et de formation : chacun choisit « ce qu’il veut », c’est-à-dire ce qu’il peut « se payer », dans une offre dont la quantité est censée garantir la qualité. Et chacun « est reconnu dans sa différence » : aucun caddy ne correspond à un autre ! C’est là ce qu’on nous propose aujourd’hui sous le nom d’ « individualisation » !

Mais vos amis pédagogues de l’Education nouvelle trouvent quand même quelques qualités à cette notion de « compétence », au point qu’ils vous reprochent de « jeter le bébé avec l’eau du bain » !

Je comprends bien qu’ils soient sensibles à un effort de clarification de l’acte pédagogique : les compétences peuvent efficacement contrecarrer les pédagogies de l’implicite, toujours très sélectives. Travailler au « développement de l’esprit critique » ou à la « transmission des valeurs fondatrices de notre culture » relève de ces finalités généreuses et générales qui peuvent couvrir les pratiques les plus réactionnaires et permettre de s’adonner, avec la meilleure conscience du monde, à la promotion des « héritiers »…

Clarifier ce qu’on attend des élèves est sans doute salutaire pour lester la relation pédagogique et objectiver un peu la nature de la transaction intellectuelle qui s’opère en classe. A ce titre, travailler en équipe à construire ou à améliorer des référentiels de compétence peut relever d’une sorte d’hygiène mentale minimale : ne pas trop se payer de mots, savoir où l’on va et avoir une représentation minimale de ce qu’on veut obtenir… Mais à condition de ne pas confondre le tableau de bord avec le moteur ni de croire que parce qu’on dispose d’une carte on n’a plus à choisir  sa direction ou son moyen de locomotion !

Car c’est là que l’idéologie des compétences devient très préoccupante : quand, au lieu de rester un outil parmi d’autres, elle se transforme en théorie de l’apprentissage et en méthode d’enseignement. En effet, les compétences ne s’acquièrent pas « par compétences » : elles s’acquièrent dans des situations qu’il nous faut inventer.

Des situations qu’on ne peut déduire de l’énoncé d’un objectif ou construire en anticipant simplement l’épreuve d’évaluation, comme c’est si souvent le cas. Des situations qu’il faut imaginer, à partir de la culture pédagogique dont on dispose et en se demandant  ce que le sujet pourra y trouver comme sens. Des situations qui doivent toujours être élaborées en mettant en présence un ensemble de contraintes (des consignes, des règles) avec un ensemble de ressources (des matériaux, des propositions). Des situations qui doivent articuler des « choses à faire » (des tâches) avec des « choses à découvrir » (des connaissances), des « acquisitions » (observables ici et maintenant) avec des « choses à comprendre » (des modèles à faire fonctionner mentalement et à transférer dans d’autres contextes)…

Car, les compétences doivent toujours, pour ne pas se réduire à une juxtaposition d’habiletés mécaniques, être reliées par une intentionnalité, portées par un sujet qui témoigne ainsi de sa manière d’ « être au monde » (un métier c’est cela aussi), de son « projet » personnel, de sa manière de se construire en entrant dans une culture. C’est pourquoi je distingue, par exemple, d’une part, l’acquisition des compétences scripturales et, d’autre part, le projet d’ « entrer dans l’écrit » : les premières peuvent parfaitement être construites sans que l’élève n’ait, au bout du compte, compris et vécu l’exigence intrinsèque de la communication écrite. Il réussira donc toutes les dictées du monde, mais sans jamais ressentir le besoin d‘écrire une lettre d’amour ni celui de se coltiner l’épreuve d’une démonstration écrite exigeante.

Vous dites que vous avez critiqué depuis longtemps l’hégémonie des compétences, mais vous ne semblez pas avoir été beaucoup entendu du côté des « pédagogues » !

C’est vrai. La critique de l’idéologie des compétences est restée longtemps assez confidentielle. Elle n’intéressait guère les spécialistes de l’éducation et, a fortiori, le grand public. Aujourd’hui, cette critique est devenue un lieu commun. Moins, d’ailleurs, sur le plan pédagogique que je viens d’évoquer, que sur les plans philosophique et politique : Edgar Morin voit dans les compétences une manière de cautionner l’émiettement des savoirs au détriment de la compréhension de la complexité et, Christian Laval, principal auteur de La nouvelle école capitaliste en France, penseur quasi officiel de la FSU, considère l’idéologie de compétences comme un moyen d’organiser la marchandisation de la formation.

Pour la plupart des lecteurs du Monde diplomatique et beaucoup de ceux de Télérama, les compétences sont clairement identifiées aujourd’hui comme une façon de réduire l’éducation des sujets à la fabrication d’individus employables, un moyen de détruire le service public pour faire le lit d’officines privées, une manière de céder à une idéologie ultra libérale incompatible avec le projet républicain d’émancipation.

Je me réjouis plutôt de ce consensus car j’ai été, je crois, parmi les premiers à tenir, sur ce plan, un sévère discours de mise en garde. Dès Apprendre, oui… mais comment, en 1989, je soulignais que la définition des objectifs ne pouvait, en aucun cas, nous exonérer du travail d’invention de situations qui fassent sens pour l’élève, à partir d’hypothèses sur les « projets » capables de le mobiliser. Mon livre Frankenstein pédagogue date de 1996 et dénonce vigoureusement toutes les formes de « fabrication de l’homme par l’homme » sous couvert d’éducation : il fait l’éloge d’une « pédagogie des situations » capable de transmettre « le courage des commencements ».

Je me souviens aussi être intervenu, en 1999, dans le film de Françis Gillery, Le cartable de Big Brother, qui dénonçait l’envahissement de l’éducation et de la formation par l’idéologie des compétences. Cette intervention, pourtant très ferme, est passée inaperçue pour la plupart de mes amis pédagogues et a été soigneusement occultée par ceux qui, à l’époque, voulaient me faire passer pour un dangereux libéral. Mais ce qui était dit là relève aujourd’hui de la vulgate la plus banale chez les « intellectuels de gauche anti-libéraux »… dont beaucoup ont découvert récemment qu’il fallait, pour « être dans le coup », se positionner sur la question !

Au fond, vous devriez plutôt être content aujourd’hui d’être ainsi rejoint, même si cela ne fait pas vraiment plaisir à vos amis pédagogues !

On pourrait se réjouir, en effet, de ces conversions récentes et de leurs succès médiatiques si, malheureusement, la rhétorique de la dénonciation ne l’emportait bien souvent sur l’exigence pédagogique. Et, surtout, si certains écrits n’empestaient littéralement la boursouflure narcissique et la manipulation de la haine pour se sentir exister… Et c’est là que je redeviens évidemment solidaire avec mes « amis pédagogues ».

En effet, j’ai tout lieu de croire que ceux qui se retrouvent à mes côtés et pourfendent aujourd’hui les compétences le font souvent pour d’autres raisons et, surtout, avec d’autres intentions que les miennes. Loin de s’inquiéter de l’écrasement de la notion de « situation d’apprentissage » – issue de Rousseau et de l’Education nouvelle et prise aujourd’hui en tenaille par le couple « objectif / évaluation » -, ils semblent plutôt nostalgiques du modèle transmissif traditionnel… quand ils ne basculent pas dans l’éloge de l’ineffable qui deviendrait la seule parade aux dérives de la marchandisation.

Comme si le retour du modèle clérical et sacramentel de l’enseignement – la transmission du savoir par l’imposition des mains et la conjuration de l’ignorance par l’exorcisme – était la bonne manière de faire pièce à la technocratie béhavioriste. Comme si un vague humanisme anti-capitaliste pouvait servir d’alternative crédible à l’idéologie mondialisée de l’évaluation standardisée des comportements humains en éducation.

Pire encore : je me demande si certains contempteurs des compétences – qui me félicitent de les avoir rejoints sur des positions que je défendais bien avant eux – ne trouvent pas dans cette critique de quoi nourrir, avec un vernis progressiste, leur profond conservatisme.

Je crois que, pour pas mal d’entre eux, leur critique du management formatif libéral cache mal leur nostalgie du « charme discret de la bourgeoisie » et qu’à l’inverse de ce qu’ils proclament, ils concourent au triomphe du béhaviorisme en confondant le refus légitime du dressage avec la promotion de la « preuve par soi » : puisqu’ils ont eux-mêmes réussi dans le modèle clérical transmissif, il n’y a pas de raison pour que les autres ne réussissent pas ! Juste de quoi permettre aux technocrates libéraux d’habiller leurs batteries de compétences d’un vernis de justice sociale !

Décidément, vous semblez coincé entre votre dénonciation de l’idéologie des compétences et la peur du retour à la pédagogie traditionnelle. Est-ce fatalement tout l’un ou tout l’autre ?

Non, heureusement. Je crois que nous pouvons trouver une ligne de passage, pédagogique et politique, entre l’ineffable des « humanités » et les « grilles » de compétences. Il faut reconnaître la nécessité de disposer de tableaux de bord indiquant, tout à la fois, les techniques à acquérir et les œuvres à étudier, les connaissances à maîtriser et les capacités à transférer… Mais sans enfermer les enseignants et les formateurs dans ces tableaux de bord, tout au contraire : en les sollicitant pour qu’ils ressaisissent ces données et travaillent, en équipe, à la mise en oeuvre de situations complexes et mobilisatrices permettant de véritables apprentissages.

Des situations qui, contrairement au dualisme psychotique béhavioriste, laissent le temps de penser : « penser à » ce que l’on doit faire et ce que l’on fait, « penser sur » des œuvres artistiques, scientifiques ou professionnelles qui offrent un moyen d’entrer dans l’intelligibilité du monde, « penser avec » ses maîtres et ses pairs, hors des sentiers battus des référentiels cloisonnés et formatés, en posant la question du sens, dès la petite enfance et jusqu’au plus haut degré de l’université.

Les « ateliers philo » dès l’école primaire, c’est possible ! Des pédagogues y réussissent, montrant par là qu’on peut s’émanciper et émanciper de la technocratie et de l’hégémonie des compétences. Une réflexion transdisciplinaire à l’université, ouverte à la pensée complexe, c’est possible ! Malgré tous les cloisonnements et tous les lobbies, cela existe même déjà ici ou là… et même en sciences de l’éducation !

Il reste, bien sûr, à repenser, alors, l’évaluation, à la dégager de l’obsession des QCM, à la concevoir, de manière inventive, comme une « épreuve » de la volonté et de la pensée, non pas un moyen de sélectionner, mais une manière de « tirer chacun vers le haut » en l’accompagnant dans l’élaboration d’un chef d’œuvre dont il pourra être fier et qui, à l’image de ce que proposaient les Compagnons du Tour de France, permette, par une réalisation concrète exigeante, de réconcilier le « faire » et le « penser ». Voilà, à mes yeux, le chantier pédagogique majeur, loin de la nostalgie sacramentelle et de la fuite en avant technocratique.

Ecole fermée : mon jour de grève dans notre «journée d’action»

Sixième épisode de notre exploration en territoire scolaire intense, en compagnie de notre guide, Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny (Seine St-Denis). Cette fois, le guide était en grève, mais écrivait quand même. L.C.

La grève de 24 heures fait partie de nos rituels professionnels. J’ai été très surprise d’apprendre dans un livre sur l’histoire des luttes des instituteurs (Robert Hirsch : Instituteurs et institutrices syndicalistes (1944-1967) Editions Syllepse), que ces derniers, avant la Deuxième guerre mondiale, ne faisaient jamais grève, de peur de pénaliser les enfants.

Désormais, impossible de négocier quoi que ce soit sans abandonner les enfants à des jours longs et tristes comme un jour sans école et sans parents.

Pendant des années, on a fait grève comme cela – une journée de temps en temps, pour juste montrer notre force et notre unité – et cela suffisait à préserver l’essentiel. Du moins c’est l’impression que nous avions. Nous n’avions pas forcément ni clairement conscience des changements, progressifs mais réels.

De toute ma carrière, je n’ai connu que trois mouvements durables : en 1984, en 1998 et en 2003.

En 1984, c’était contre le projet de « maitres directeurs », c’est-à-dire l’idée que les directeurs deviendraient des supérieurs hiérarchiques comme les principaux et proviseurs. Cette grève-là fut gagnante : nous sommes restés des enseignants, travaillant avec des pairs avec une véritable liberté de parole et d’action.

En 1998, c’était pour défendre l’école publique en Seine Saint Denis. Une drôle de grève, gagnante aussi. Même les syndicats peinaient à croire à une telle victoire et acceptaient qui 30 postes, qui 300 postes, alors que les grévistes et les parents déchaînés sont rentrés avec une victoire de 3000 postes supplémentaires pour le département au titre d’un « plan de rattrapage ».

En 2003, nous avons fait grève avec l’ensemble des entreprises de la ville pour défendre les retraites et ce fut le premier mouvement d’envergure conclu sur une défaite, accompagnée de lourdes pertes financières qui ont plombé le moral de ses participants.

Plus question, après cela, de se lancer dans un grand mouvement. Mais en même temps, comme les grèves de 24 heures ne permettent pas de gagner quoi que ce soit, nous sommes dans la quadrature du cercle.

Nous avons assisté depuis, impuissants et atones, à la dégradation dramatique du service public. Nous avons encaissé humiliation sur humiliation sur le « niveau » qui baisse, les « méthodes de lecture », acceptant que des zigotos viennent nous apprendre notre métier en se pavanant à la télévision.

Ce qui caractérise l’école, c’est que tout le monde prétend savoir ce qu’il faut faire et comment tout irait mieux.

On imagine mal les chirurgiens ou les plombiers se faire donner des leçons de suture ou de soudure par des inconnus incompétents, mais nous, c’est ce que nous devons supporter avec patience. Non seulement les injonctions idiotes, mais aussi les changements de programmes, d’organisation, de structure qui donnent le mal de mer.

Parallèlement, les enfants ont perdu du temps scolaire avec la suppression du samedi matin, les écoles ont perdu l’aide des enseignants spécialisés et la formation au métier a été quasiment supprimée.

Je ne vais pas redire tout ce que tous les syndicats et tous les pédagogues ont dit, mais « l’enfumage » a été total. Chacun admet aujourd’hui que l’école publique est atteinte et que la qualité de l’enseignement baisse. La colère est là. Intacte, même accompagnée du ras-le-bol de défendre l’école sans les jeunes et leurs parents, pourtant premiers concernés.

Notre école Marie-Curie a donc été fermée. Titulaires ou remplaçants, tous les enseignants ont perdu une journée de salaire pour montrer leur mécontentement. La plupart des syndicats en profiteront pour proposer, comme unique perspective, de voter pour eux aux élections professionnelles qui –cela tombe bien – se profilent courant octobre.

Comme d’habitude, j’ai participé à cette grève, sans aucune illusion, parfaitement consciente qu’elle ne permettra pas de faire reculer le gouvernement décidé à briser les reins de la fonction publique et de ses avantages sociaux.

Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que cette fois, peut-être… l’idée d’aller plus loin, de reprendre le chemin des luttes qui permettent de gagner, pourrait faire bouger les lignes.

Véronique Decker

Ecole : Jack attaque

Le jeune Jack Lang jouant Caligula à Nancy

Tacticien, c’est dès la mi-août que Jack Lang a démarré son offensive de rentrée contre le bilan scolaire de Nicolas Sarkozy en publiant un petit livre au titre on ne peut plus explicite : Pourquoi ce vandalisme d’Etat contre l’école ? Lettre au Président de la République (Editions du Félin, 129 p. 14 € ).

Un  livre mais aussi un site Internet et, en préparation, un tour de France de l’école pour rencontrer enseignants et parents. Mais l’ancien ministre  de l’éducation ne serait-il pas porté à la dramatisation ? C’est ce que nous lui avons demandé, entre autres questions auxquelles il répond spécialement pour cette blog-interview.

Vous tenez le président de la République pour responsable d’un « vandalisme d’Etat » contre l’école. Mais sa politique scolaire a démarré dès 2007. N’avez –vous pas, en réservant vos attaques à son ministre Xavier Darcos en 2008, voulu ménager Nicolas Sarkozy… et vos propres perspectives ?

J. Lang J’ai toujours placé l’école au-dessus de tout, et en particulier au-dessus des conflits partisans. Si ce gouvernement avait agi positivement en faveur de l’école, je m’en serais publiquement réjoui. Par le passé, certaines avancées, comme le collège unique avec René Haby ou le développement de l’enseignement professionnel avec Christian Beullac, ont été accomplies par des gouvernements de droite.

Dans les premiers mois de son mandat, le président nouvellement élu  a donné le sentiment qu’il s’apprêtait à aborder toute une série de sujets d’une manière inédite et originale : notamment la décision d’ouvrir le chantier de la rénovation des institutions ou la remise sur pied du traité européen.

Alors je me suis pris à espérer une certaine ambition pour l’école. Chaque fois que j’ai vu le président, j’ai pris le soin d’aborder avec lui ce sujet. Je lui ai dit franchement, par exemple, que sa réforme de la formation des maîtres était une très grave erreur. Je n’ai pas été entendu.

Ce gouvernement s’est engagé, puis enferré dans une programmation pluriannuelle de destruction d’emplois. J’ai espéré, sans doute naïvement, que la règle du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite épargnerait l’éducation nationale.

J’aurais aimé que l’enseignement scolaire bénéficiât d’une sanctuarisation. Il n’en a rien été. Je ne pensais pas possible un tel acharnement, mais j’ai dû me rendre à l’évidence que la période Darcos n’était pas un incident de parcours. J’en ai tiré les conséquences. Je n’ai pas d’autres perspectives à soutenir.

Vous reprenez à votre compte la thématique de la « destruction programmée » et de la « privatisation rampante » de l’école. Or, cela fait plus de 10 ans que ces épouvantails sont brandis par une alliance de la gauche radicale, des conservateurs et d’un syndicalisme de résistance au changement. N’êtes-vous pas en train de rallier un front de l’immobilisme ?

Il s’agit bel et bien d’une destruction et, de fait, elle est programmée ! On ne peut pas ou on ne peut plus refuser de le voir. Cette destruction a commencé dès 2002, avec le gouvernement Raffarin. Elle a commencé moderato cantabile, mais là, maintenant, nous sommes dans un film en 3D !

C’est aujourd’hui un fait avéré, confirmé, évident : jamais un gouvernement ne s’est livré à une telle destruction systématique des forces vives de l’école. Et ce n’est pas de l’immobilisme que de me dresser contre cette destruction, qui aggrave les défaillances du système et amène elle-même à des formes incontestables de privatisation.

Cela étant, il n’est pas faux, bien sûr, de constater qu’il existe dans l’éducation nationale des résistances au changement. Et sans doute certaines organisations en son sein sont-elles conservatrices par nature. Mais encore faut-il savoir travailler avec elles ! La mise en place du LMD (licence, master, doctorat) à l’université ou la création des TPE (travaux personnels encadrés) au lycée montrent que c’est possible.

Il y faut une volonté politique forte, une capacité à convaincre et à persuader les plus réticents. Des résistances au changement ? Raison de plus pour qu’un gouvernement soit d’action, d’impulsion et de courage. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Etes-vous conscient qu’une part non négligeable de l’opinion enseignante et intellectuelle – celle qui se désole du « pédagogisme » – vous associe à la baisse des exigences et au déclin de l’école ?

Je récuse radicalement cette opposition mortifère qui, heureusement, tend à disparaître entre les « pédagogues » et les tenants du savoir ou des disciplines scolaires. Rien n’est plus imbécile que cette campagne idéologique haineuse. Sous prétexte de s’en prendre à certains errements de la pédagogie, elle est en réalité dirigée contre toute la pédagogie.

Ceux qui ont orchestré cette campagne peuvent être heureux aujourd’hui, puisque la formation pratique des maîtres a été passée à la trappe. Leur victoire est absolue. Ils ont gagné mais l’école a perdu sur les deux tableaux : la formation a disparu et les exigences sont en baisse. Une formation initiale idéale doit assurer aux enseignants un haut niveau disciplinaire et une préparation pratique. Il faudra bien un jour renouer avec cette nécessité.

Vous utilisez l’argument de la « baisse du niveau », en le retournant contre la droite qui en a abondamment usé contre la gauche. Ne serait-il pas plus raisonnable d’admettre une responsabilité partagée ?

La transformation de la société, la modification de l’imaginaire des enfants, la privatisation des esprits par l’invasion des écrans et du consumérisme hystérique, les apartheids sociaux et urbanistiques se conjuguent pour mener à l’amoindrissement de l’école. Ce sont des faits de société puissants qui, en tant que tels, ne peuvent être attribués à la droite ou à la gauche mais face auxquels on ne doit pas se résigner. Il ne peut y avoir une politique de l’école isolée des autres enjeux.

Alors, que la gauche ait une part de responsabilité dans la situation que nous connaissons, je veux bien l’admettre, mais certainement pas à égalité. Il n’est qu’à comparer l’énergique politique de la ville que nous avons menée avec celle d’aujourd’hui ! Qu’il s’agisse de la ville, de l’école ou de la politique sociale, cela fait presque dix ans, maintenant, que la droite détient tous les rouages.

Vous affirmez, en vous référant à l’enquête internationale PISA, que les performances des élèves français baissent « depuis que la droite gouverne ». Mais la première enquête PISA a été réalisée 2000 !  Elle ne pouvait donc que mesurer une situation issue des années précédentes, donc d’une succession d’alternances gauche-droite. Et depuis 2000, les scores de la France n’ont pas significativement baissé…

Oui, mais dans le même temps l’Allemagne a redressé la barre avec succès tandis que la France a continué de s’enfoncer doucement en perdant des places dans les classements et en creusant les écarts entre les élèves. Et puis, est-il satisfaisant de rester « moyens » pendant que d’autres sont classés « excellents » ?

Je ne suis pas en train de prétendre que la gauche aurait eu 20 sur 20 sur tous les plans, mais la responsabilité du gouvernement actuel et de ceux qui l’ont précédé depuis 2002 est considérable ! Les effets délétères s’en ressentiront longtemps.

Pour prendre la seule période du ministère Darcos, c’est bien la première fois qu’un gouvernement abaisse l’exigence des programmes, supprime la formation des maîtres et change les rythmes scolaires sans aucune réflexion préalable. J’ai quitté le ministère de l’éducation en 2002, après avoir proposé toute une série d’approches nouvelles, et je n’ai jamais nié que certains de mes prédécesseurs avaient pu faire de bonnes choses.

Mais je vous rappelle que la gauche a perdu le pouvoir en 2002 et que depuis près de dix ans, la plupart des décisions des gouvernements de droite sur l’école ont bel et bien été des décisions de casse !

La thématique de « l’innovation » est devenue, avec Luc Chatel, un leitmotiv du ministère, qui a même organisé au printemps des « journées de l’innovation » à l’Unesco. Est-ce encore un terrain sur lequel les clivages politiques ont un sens ?

L’innovation était au cœur même de notre action de 2000 à 2002. J’avais mis sur pied un conseil national qui inventoriait et analysait les innovations scolaires et facilitait la naissance ou le renforcement de structures expérimentales. Alors si Luc Chatel reprend vraiment cela à son compte, s’il n’abandonne pas – ce qui reste d’ailleurs à prouver – les collèges ou les lycées expérimentaux, après tout tant mieux !

J’éprouve tout de même un doute car je dois reconnaître qu’il mérite le César du ministre de l’éducation le plus habile à mettre en scène les décisions qu’il ne prend pas. Nous avons aujourd’hui affaire à un prestidigitateur qui occupe en permanence la scène médiatique sur des sujets importants comme la violence, les rythmes scolaires ou l’innovation et qui est passé maître dans l’art de multiplier les réformes d’apparence.

Il change en permanence de sujet pour braquer les projecteurs et surtout les détourner de la triste réalité de ses véritables actions.

Affirmeriez-vous que dans l’hypothèse d’un retour de la gauche en 2012, les postes d’enseignants supprimés ces dernières années seraient rétablis ?

Je ne peux pas engager le parti socialiste sur ce point, mais ce qui a été dit par ses différents responsables est que l’école serait une priorité. Je souhaite personnellement que l’on rétablisse, sur une période de cinq ans, la totalité des 66 000 postes supprimés pendant les cinq années précédentes.

Evidemment, il ne faudrait pas se lancer dans des recrutements hâtifs, recruter pour recruter. Mais il faut, sur cinq ans, lier recrutement et formation en s’appuyant sur une vision de l’école. Dans l’immédiat – toujours dans l’hypothèse politique qui a ma préférence – il faudra prendre des mesures d’urgence car la rentrée 2012 sera de toute façon très difficile.

Propos recueillis par Luc Cédelle

Education sexuelle et théorie du genre (1) Polémique de mai ne s’éteint pas en été

Psyché ranimée par le baiser de l'amour - Antonio Canova - 1793

Une fois rédigé, un article de journal reste une chose fragile dont la publication n’est jamais garantie et dont le destin, pour des raisons techniques, peut basculer au moindre vent. Heureusement, la blogosphère est parfois un refuge contre l’accumulation des malchances.

Comme je l’avais fait au sujet des mutations, je dois donc me résoudre à auto-publier ici, en les remaniant par endroits, un petit ensemble d’articles initialement conçus, il y a quelques semaines, pour le quotidien.

Leur sujet est l’éducation à la sexualité et leur « accroche » est la polémique sur la « théorie du genre » dans les nouveaux programmes de Sciences de la vie et de la Terre (SVT).

Au lieu de s’évanouir à la faveur des vacances, comme on s’y attendait, cette polémique s’est poursuivie en juillet et a même trouvé des relais politiques auprès de certains parlementaires UMP.

Dimension idéologique

Rappelons son point de départ : fin mai, le secrétariat général de l’enseignement catholique s’émeut de la « dimension idéologique » des nouveaux programmes de sciences de la vie et de la Terre (SVT).

Ce souci, d’abord manifesté dans un courrier destiné aux responsables d’établissements scolaires catholiques,  les invitant à prendre ces programmes avec « discernement » n’était pas a priori destiné à prendre une forme publique.

Les nouveaux programmes en question doivent entrer en vigueur en septembre 2011 dans les classes de première L et ES. Mais ils sont déjà parus depuis un an, au JO du 28 août 2010, après avoir fait l’objet d’une procédure d’élaboration et d’adoption au cours de laquelle aucune polémique n’avait éclaté.

Qui dit nouveaux programmes dit nouveaux manuels. Les programmes ont valeur de loi, les manuels sont des productions éditoriales privées, réalisées en fonction des programmes mais en les interprétant.

Les professeurs, quant à eux, sont libres de les choisir, puis de les utiliser ou non. A la liberté éditoriale succède ainsi la liberté pédagogique.

Dans le cas présent, certains protestataires vont viser les programmes, d’autres les manuels, moins contraints dans leur expression, plus typés selon les auteurs et les maisons d’édition. Donc plus propices à donner prise à qui cherche la controverse.

Et les programmes scolaires, comme l’illustrait une autre polémique lancée l’été dernier sur l’enseignement de l’histoire, sont un immense gisement de controverses.

Neutralité républicaine

Intitulé « Devenir homme ou femme », un chapitre des programmes de SVT « privilégie le genre considéré comme une pure construction sociale, sur la différence sexuelle », expliquait en juin au Monde Claude Berruer, adjoint au secrétaire général de l’enseignement catholique.

« Nous voulions ouvrir le débat en interne, y compris avec nos lycéens, sur un sujet qui fait débat, certainement pas lancer une croisade », se défendait-il.

Pourtant, en quelques jours, ces critiques avaient déjà pris une ampleur que M. Berruer disait « regretter un peu ». Elles ont en effet été relayées par Christine Boutin, présidente du parti chrétien-démocrate, par la Confédération nationale des Associations familiales catholiques, puis, sur un ton plus virulent, par différents sites Internet.

Signé du professeur Jean-François Mattéi (pas le médecin et ex-parlementaire UDF mais son homonyme le professeur de philosophie politique), membre de l’Institut universitaire de France, un des textes les plus durs affirme que la prise en compte de la théorie du genre revient à « destituer l’homme de son humanité »

La pétition Internet des Associations familiales catholiques, intitulée « Défendons la liberté de conscience à l’école » compte début août « plus de 25 600 signatures ».

Par ailleurs, un « collectif » de professeurs, s’affirmant hors de toute motivation religieuse, a mis en ligne une autre pétition pour « la neutralité de l’école républicaine » qui réclame  l’interdiction des nouveaux manuels de SVT édités par Bordas, Hachette et Hatier.

Cette pétition, affiche début août plus de 36 000 signatures. Elle est incluse dans un site Internet dénommé « l’Ecole déboussolée ».

Techniques de « buzz »

Se présentant comme « professeurs des Sciences de la Vie et de la Terre de lycées publics », les deux personnes à l’initiative de cette pétition et de ce site signent Katia Lévy et Matthias Dourdessoule.

Des noms et prénoms « modifiés, expliquent-ils, afin d’éviter les menaces de révocations de notre hiérarchie sur notre prise de position contre notre ministre de tutelle. »

Une justification qui, cependant, laisse perplexe, le site ne contenant aucun appel formel à ne pas appliquer les programmes ou à désobéir aux exigences de l’Education nationale.

Ce site est habilement composé et représentatif des techniques en vogue en matière de création de buzz.

Destinée à soigner le caractère « apolitique » de la démarche, une rubrique intitulée « L’école qu’ils ont connue » présente des extraits vidéo où Philippe de Villiers et Jean-Marie Le Pen, mais aussi Arlette Laguiller, François Bayrou, Dominique Voynet et Marie-Georges Buffet s’attendrissent sur leurs souvenirs scolaires.

Les soi-disant « perles » des manuels

Un autre extrait vidéo montre le sociologue Jean-Pierre Le Goff qui, selon un discours très prisé par une certaine gauche, déplore que l’école « implose » sous l’accumulation des missions supplémentaires, au nombre desquelles la lutte contre l’alcoolisme et… l’éducation sexuelle.

Malgré ces efforts de pluralisme, les auteurs du site laissent percer leurs conceptions en matière de morale sexuelle dans une rubrique où ils prétendent relever « les perles des nouveaux manuels de SVT ».

En fait de perles, ils offrent à l’indignation de leurs lecteurs des phrases aussi consensuelles que celles-ci :

« L’identité sexuelle est le fait de se sentir totalement homme ou femme. Cette identité dépend d’une part du genre conféré à la naissance, d’autre part du conditionnement social  »

« L’identité sexuelle se réfère au genre sous laquelle une personne est socialement reconnue »

« L’orientation sexuelle se révèle le plus souvent au moment de l’adolescence et elle relève totalement de l’intimité des personnes »

« Durant cette période de fragilité psychologique et affective (l’adolescence) il est souvent difficile de faire face à une orientation sexuelle différente de la norme hétérosexuelle »

La Droite populaire entre en scène

La polémique aurait pu passer l’été sans autre relais ni prolongation que ces pétitions en ligne si certains éléments de la « Droite populaire », collectif regroupant les parlementaires UMP les moins éloignés du Front national, n’avaient repéré un thème porteur.

La relance est d’abord venue de Jean-Paul Garraud. Ce député UMP de Gironde affirme le 20 juillet sur son blog et sur un ton de victoire que le ministre de l’éducation, Luc Chatel vient de lui « confirmer que cette théorie ne fait absolument pas partie du programme des lycéens ».

« J’appelle donc les directeurs d’établissements et les parents d’élèves, poursuit le député, à ne pas acheter les manuels qui ne respecteraient pas les directives ministérielles ».

Ces phrases déclenchent en retour un communiqué indigné de la fédération UNSA-Education contre cet « appel implicite à la censure ». La température remonte.

Une recherche effectuée sur les sites internet de l’Assemblée nationale et du Sénat par l’Agence éducation formation (AEF) montre ensuite que Jean-Paul Garraud n’était pas seul : au total, 14 parlementaires UMP (12 députés et 2 sénateurs) ont en juillet adressé à Luc Chatel des questions écrites sur ce thème.

« Surinterpréter » les programmes ?

L’AEF fait également état d’une « note argumentaire » envoyée le 20 juillet à tous les députés UMP par la conseillère parlementaire de Luc Chatel. Dans cette note, le ministère estime que « certains manuels scolaires semblent surinterpréter les programmes, notamment le manuel Bordas dont la directrice a publiquement reconnu que certains passages pouvaient être maladroits ».

Cela étant, l’essentiel de cette note est consacré à défendre les programmes de SVT, dont le ministère affirme qu’ils sont « conformes à l’état actuel des connaissances scientifiques en biologie » et qu’ils « prônent par ailleurs un respect de chacun, conformément aux valeurs de la République ».

Le ministère rappelle également qu’aujourd’hui « à l’ère de la démultiplication de l’accès aux sources d’information, notamment sous forme numérique, les manuels ne sont qu’un support parmi tant d’autres à disposition des enseignants ».

Des enseignants dont, poursuit le ministère, « le haut niveau d’expertise leur permet d’être à même de transmettre les messages en phase avec les programmes de l’Éducation nationale et les valeurs correspondantes ».

Les « vieux démons »

Comme beaucoup de polémiques ayant trait aux programmes scolaires, celle-ci tient de la tempête dans un verre d’eau : comme le rappellent, pour des raisons différentes, le député UMP de la Gironde et la fédération UNSA-Education, la mention «théorie du genre» n’apparaît même pas dans les textes officiels des programmes.

Ces textes affirment seulement à ce sujet que l’éducation à la sexualité doit être « l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée.»

En fait, ce ne sont pas tant les nouveaux programmes, ni les nouveaux manuels, qui sont visés par l’actuelle campagne. Ces documents servent surtout de prétexte à une certaine droite aujourd’hui décomplexée pour esquisser une remise en cause de tout le chemin parcouru depuis les années 1970 en matière d’éducation sexuelle.

C’est pourquoi je terminerai ce billet en saluant la pertinence de deux communiqués syndicaux. Celui du Snes-FSU qui, le 10 juin, estimait que « les esprits chagrins réactionnaires qui luttèrent et continuent de lutter contre la contraception et l’avortement, instrumentalisent aujourd’hui l’école pour médiatiser leur croisade contre l’homosexualité».

Et celui de l’UNSA-Education du 20 juillet : « Les appels répétés contre les programmes de sciences de première, les relais qu’ils trouvent dans la représentation nationale montrent hélas! que, comme lors de la création du PACS, ce qu’il faut appeler «les vieux démons de l’ordre moral» sévissent encore. »

Luc Cédelle

A suivre

P.S. Les Cahiers pédagogiques ont consacré leur numéro 487, de février 2011, aux « Filles et garçons à l’école ».

Enseignants: coup de froid sur les mutations (2 et fin) Le désarroi des recalés

Brochure du syndicat CGT Educ'action

Deuxième partie de mon enquête sur les mutations des enseignants.

Un barème en or

« Le ministère de l’éducation nationale vous informe qu’il n’a pas été possible, dans le cadre du mouvement interdépartemental 2011, de réserver une suite favorable à votre demande de changement de département ». Plus de quatre mois ont passé depuis qu’elle a reçu ce SMS, le lundi 21 mars à 9h30, et Isabelle se demande encore, en ce début août, quelle tournure va prendre sa vie avec son mari et ses enfants.

Ayant exploré différentes voies de recours, elle attend toujours les réponses définitives qui devaient arriver courant juin. En revanche, elle a eu largement le temps de caler son pessimisme sur celui des syndicats qui suivent son dossier. « La Seine-St-Denis, dit-elle, est déficitaire en enseignants. Du coup, elle ne les laisse pas quitter le département. Aujourd’hui, avec les réductions de postes, c’est encore pire. »

Titularisée en 2005, Isabelle enseigne ­­­­à Pierrefitte-sur-Seine (93), dans une école labellisée « réseau ambition réussite » et « zone violence ». Un endroit « aussi dur que prévu », auquel elle s’est pourtant « attachée » et où elle travaille « avec plaisir ». Son mari s’étant établi professionnellement dans le Nord, c’est pour ce département qu’elle a fait en novembre 2010 sa demande de mutation.

Elle s’appuyait sur un barème personnel en or, cumulant les bonifications « zone violence », « rapprochement de conjoint » et celles liées à ses enfants : 328 points, alors qu’un barème ordinaire tourne en fin de carrière autour de 300 points. « Les syndicats m’ont dit qu’il y a deux ans, ça passait sans problème, aujourd’hui, ça ne suffit plus. »

Même si le Nord n’est pas du tout dans les départements les plus demandés. Même si elle était au deuxième rang sur 21 demandes. Même si des collègues ont quitté la Seine St-Denis avec un barème plus faible et si d’autres, venant d’autres départements, ont intégré le Nord avec moins de 100 points…

« J’accepte les règles, commente Isabelle, mais pas le manque de visibilité ! »

Vie de famille compliquée

 Isabelle a découvert le surprenant usage de termes du latin ecclésiastique dans les procédures de mutation des fonctionnaires : exeat signifie « qu’il sorte » (du diocèse, lorsqu’il s’agit d’un prêtre) et ineat « qu’il entre ».

Elle a donc déposé ce que l’administration appelle une demande d’exeat/ineat, sollicitant une autorisation de sortie d’un département et d’entrée dans un autre. Une formule permettant, hors informatique, de « rattraper » quelques dossiers de mutation.

Pour l’entrée, il faudrait que quelqu’un, se décidant à quitter le Nord, lui laisse une place… Pour la sortie, il faudrait que son administration de Seine St-Denis accepte de « lâcher » une enseignante dont elle a besoin.

Fin juillet, Isabelle avait obtenu l’ineat mais pas l’exeat. Elle a donc effectué un recours auprès de l’inspecteur d’académie d’autant plus que celui-ci, assure-t-elle « avait promis d’examiner de nouveau les demandes d’exeat des collègues ayant obtenu leur ineat »… La réponse devrait arriver fin août ou au plus tard début septembre.

Anticipant un possible refus de sa mutation, Isabelle avait demandé à passer à mi-temps à partir de la rentrée 2011. Cette demande-là est acceptée, mais dans le cadre de son poste à Pierrefitte. Si rien ne change d’ici-là, Isabelle, écartelée entre la région parisienne et le Nord, se prépare à une vie de famille compliquée, usante et coûteuse.

Des cas inédits de refus avec handicap

 La situation de Marie, 38 ans et dix ans d’enseignement, est plus déroutante. Elle est en poste depuis 4 ans dans une école de Gentilly (Val-de-Marne) classée Réseau ambition réussite. « C’était déjà un endroit très difficile quand je suis entrée, et les conditions se sont dégradées ces dernières années ». Frappée par une maladie grave, elle est en congé de longue durée. Sur le conseil d’un médecin, elle a obtenu d’être reconnue « travailleur handicapé » par l’Education nationale.

Une démarche à laquelle elle a eu du mal à se résoudre. « J’aime mon métier, arrêter a été une souffrance terrible. » Son invalidité n’étant ni totale ni définitive, sa perspective est de retravailler. En attendant, elle a demandé une mutation dans le Calvados qui, avec les 500 points attribués au titre de son handicap, semblait acquise.

Personne n’ayant essuyé un refus avec un tel barème, elle s’est déjà, avec l’encouragement des médecins, installée dans ce département où son jeune fils est scolarisé. Le refus, notifié fin mars, l’a totalement prise de court.

Marie fait partie des 32 cas, recensés pour la première fois cette année, de refus de mutations demandées au titre du handicap. Depuis, leur nombre se réduirait peu à peu selon le ministère, qui a promis aux syndicats de régler cette question sensible.

Elle aussi engagée dans une démarche de recours, Marie attendait en mai une réponse pour le 7 juin [note de l’auteur : je n’ai pas pu la joindre pour actualiser à nouveau cet article]. Une absence de solution mènerait à l’absurdité : si l’amélioration de son état de santé lui permettait de retravailler, ce serait en l’état du dossier en réintégrant son poste actuel, toujours en région parisienne alors qu’elle n’y vit plus.

 « Comment comprendre ça ? »

Les deux exemples précédents concernent l’école primaire mais l’actuel coup de frein sur les mutations – une des conséquences des 50 000 suppressions de postes d’enseignants réalisées de 2007 à  2010 et des 16 000 autres prévues à la rentrée 2011- touche aussi le secondaire.

Les règles y sont différentes et le paysage morcelé en fonction des corps (certifiés, agrégés, professeurs de lycée professionnel…) et des disciplines scolaires. Vincent Morette, militant du SE-UNSA (syndicat des enseignants) siégeant dans les commissions paritaires qui examinent les demandes de mutation, se refuse à dire que la rentrée 2011 serait globalement pire que les précédentes.

« Pour les grosses disciplines comme anglais, maths, français… les académies sont plutôt ouvertes, dit-il. Mais il y a désormais des disciplines et des académies où les mutations sont complètement bouchées, du fait d’une dégradation continue ces dernières années. » Il est particulièrement choqué quand des mutations sont refusées à des titulaires vers des académies où sont parallèlement embauchés des contractuels.

Il cite l’exemple de la technologie dans l’académie de Nancy-Metz. « Impossible d’y entrer depuis environ 5 ans, même avec un rapprochement de conjoints. Comment voulez-vous que les collègues comprennent ça ? » 

Luc Cédelle