A Doha, l’idéologie mondiale de l’éducation (5 et fin)

Je termine ici cette série de billets (commencée là) consacrés au World Innovation Summit for Education (WISE) de Doha, au Qatar. Une manifestation singulière, déroutante mais aussi marquante et qui, depuis sa première édition en 2009, s’impose peu à peu dans l’actualité de l’éducation.

Le prochain WISE est prévu du 1er au 3 novembre 2011. Pour cette troisième édition en préparation, il faut s’attendre à ce que le considérable dispositif de communication commandité par la Qatar Foundation, organisatrice du sommet, passe la vitesse supérieure dès la rentrée de septembre.

Ce dernier billet est une voiture-balai, rassemblant certains points, disparates, que je n’avais pu aborder précédemment. L’ensemble de cette série peut être considérée aussi bien comme un traitement tardif – mais avec l’avantage du recul – du WISE 2010, que comme un éclairage anticipateur du WISE 2011.

Présence ou absence française

Certains ont déploré le faible nombre d’intervenants français dans les débats. A défaut de la France proprement dite, la francophonie est quand même présente à travers l’Agence universitaire de la francophonie, un des cinq partenaires officiels du WISE (avec l’Unesco, l’association internationale des présidents d’université, la Rand corporation, et l’Institute of international education).

L’ambassadeur de France, Gilles Bonnaud, qui a reçu en décembre 2010 les quelques dizaines de participants français, pense que ce sommet va prendre de l’importance.

Les quelques « officiels » présents, parmi lesquels Jean-Baptiste de Froment, le conseiller éducation de Nicolas Sarkozy, seront sans doute plus nombreux en novembre 2011 et l’implication française plus consistante.

Un « Davos de l’éducation » ?

Une autre forme d’implication française, en coulisses, joue quand même un rôle déterminant. De même que Richard Attias organise le forum de Bahrein, le WISE est conçu et organisé par des communicants français. Le groupe Lagardère est derrière la conception du sommet, tandis que l’agence Auditoire est chargée de son organisation.

Certains de ces communicants, en « off », évoquent une possible transformation progressive du WISE – jusqu’à présent un pur investissement à perte de la Qatar Foundation – en une manifestation rentable où, à l’instar du Forum économique de Davos, l’inscription serait payante.

Même en imaginant une échelle de tarifs très différenciés (par exemple très cher pour un grand dirigeant mais gratuit pour un militant associatif), il paraît difficile de faire évoluer le sommet dans cette direction sans le priver de perspectives.

C’est très clairement l’exceptionnel pouvoir financier – donc d’invitation et d’hospitalité – des dirigeants du Qatar qui « fait » le WISE.

L’éducation a certes toujours un coût, mais elle est le domaine par excellence du du désintéressement. Un forum à la Davos risquerait d’attirer essentiellement ceux qui sont concernés par l’éducation côté business et les représentants des grandes bureaucraties, les deux étant peu à peu coupés des vrais acteurs de terrain.

Le traumatisme de la crise perlière

Les connaisseurs du pays ont une explication pour la détermination du Qatar à s’engager à fond dans la knowledge based society. Ce serait pour anticiper la fin, bien qu’à une date encore inconnue, des ressources gazières.

Cette volonté serait dopée par le souvenir du traumatisme économique subi à partir des années 1930 lors du déclin du commerce des perles naturelles qui constituait jusqu’alors la plus grande richesse du pays.

Des milliers de plongeurs en apnée alimentaient ce commerce, qui a périclité du fait de la généralisation des procédés de production des perles artificielles. Avant d’être compensé dans les années 1950-1960 par la montée de la production pétrolière, le déclin de cette activité a plongé la population dans une période de pauvreté.

L’explication est crédible mais elle a un défaut : elle ne vaut que pour le Qatar (et un peu pour le Bahrein) alors que ce processus a été vécu par l’ensemble du Golfe arabo-persique. Par exemple, le monument qui, à Manama, capitale du Bahrein, a été détruit par les autorités à l’issue du mouvement protestataire en mars 2011 avait donné son nom à la « place de la Perle ».

Cette réserve n’enlève rien, cependant, à la détermination des dirigeants du Qatar à faire de leur pays une référence régionale et mondiale en matière d’éducation et de formation universitaire.

Un détail malséant

Au stade de l’inscription au WISE perdure (en tout cas perdurait en 2010) un « détail » si malséant à relever que personne ne le fait : il est expressément mentionné que le passeport du participant ne doit pas comporter de visa israélien. Utilité ? Sauf une pure concession aux esprits obtus, aucune.

Un visa n’équivaut en rien à un soutien à la politique du pays émetteur. Et cette exigence est d’autant plus absurde que le Qatar a par ailleurs normalisé ses relations avec Israël. Je n’avais pas ce visa, mais peu importe : accepter cette condition sans piper mot m’a fait un peu honte.

Le désir de voyage, si, présent dans le choix de la profession journalistique et si peu comblé en général, m’a dicté une petite lâcheté. Que je partage avec tous les autres invités.

Mythologie du désert

Terminons de manière plus réjouissante sur une note esthético-orientaliste.

L’alliage de la mythologie du désert, de l’ultra-modernité, des récits épiques et des effets de robes a été largement exploité par la littérature et le cinéma, de Star wars à Dune.

Au WISE, une certaine ambiance « guerre des étoiles » est garantie. Elle donne à ce fourmillement cosmopolite un cachet particulier aux yeux de l’Occidental moyen et contribue à un léger sentiment d’irréalité.

Les tenues traditionnelles des Qataris y contribuent. Blanches immaculées pour les hommes, noires pour les femmes, elles frappent par leur extrême prestance.

En ce qui concerne les femmes – du moins celles que l’on peut apercevoir dans le cadre du sommet ou bien à Education City – leur style « princesse médiévale » est impressionnant et s’éloigne de l’image habituelle de la « femme voilée ».

La abaya, robe noire à manches longues qui les couvre de la tête aux pieds, est pourtant, en principe, un vêtement des plus austères. En fait, il est aussi une illustration des paradoxes du puritanisme et des mille et une manières dont il peut être subtilement détourné.

L’étendue des variations du noir, de ses matières et de ses superpositions possibles est étonnante : tissu mat, brillant, moiré, velouté, dentelé, ouvragé, brodé, strié, nuageux, opaque, translucide, rehaussé ou non d’une touche de couleur vive…

Pourquoi maintenant ?

Quelqu’un m’a posé la question : pourquoi des articles sur le WISE si longtemps après y avoir participé ?

Accessoirement, à l’origine, parce qu’un bête incident de transmission a empêché la publication sur le site web du journal d’un article factuel très classique envoyé sur le vif depuis Doha.

Ensuite parce que les journalistes ne sont pas des machines. Il faut parfois longtemps pour réfléchir, recouper, faire autre chose que ce qui est attendu par un dispositif de communication.

A cela s’ajoute une foule d’incertitudes et de prudences indispensables sur un pays inconnu.

Enfin, j’ai beaucoup « raconté » cet article à quelqu’un qui s’attendait à le lire un jour mais n’est plus là. D’où la dédicace à mon père qui ouvre le premier billet de cette série, et termine ici le dernier.

Luc Cédelle

PS.

1)  Une information que je dois à la vigilance du site Touteduc. La Qatar foundation, dont la communication est parfaitement cadencée, vient juste de publier, le 14 juillet, une liste de 20 projets finalistes pour les six WISE awards 2011, qui seront annoncés en septembre. Ces récompenses pré-existaient au WISE prize et ne se confondent pas avec ce prix international qui devrait pour la première fois être décerné en novembre.

2) Mêmes sujets, autre versant : le 4ème congrès de l’Internationale de l’Education, la fédération mondiale des syndicats d’enseignants, se tient du 22 au 26 juillet 2011 au Cap, en Afrique du Sud en présence de 1600 délégués. Comme à Doha, les représentants de l’Unesco, de l’Unicef, de l’OCDE et d’autres organisations internationales y participent. En revanche, les médias du monde entier n’y sont pas conviés tous frais payés…

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