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L’uniforme scolaire ou quand la droite se découvre une passion pour l’égalitarisme

Classe roumaine en 1986

Le « système Blanquer », décidément, survit à l’éclipse de son concepteur. Sur certains points, ils pourrait même être dépassé sur sa droite. En témoigne l’ahurissante prise de position de Brigitte Macron, se posant en ministre bis de l’éducation, en faveur de l’uniforme scolaire, et les nouvelles propositions de loi déposées en ce sens. Sur ce sujet qui, comme d’autres, semble revenir en boucle dans une sorte de course à la régression, un extrait de mon livre.

Pratiquant avec brio l’usage de ces signaux sémaphoriques de droite (ou conservateurs), dont la liste n’est pas ici exhaustive, Jean-Michel Blanquer en fait néanmoins un usage subtil : tout en engrangeant le bénéfice politique qui leur est lié, il veille toujours à ne pas s’y laisser enfermer. La question de l’uniforme scolaire, une vraie marotte de la droite qui se découvre à cette seule occasion une passion pour l’égalitarisme, en est une bonne illustration. Déjà adressée par le passé à des ministres de droite, elle arrive généralement dans une émission politique et sous la forme viciée de l’éventuel « retour de l’uniforme ». D’une part, il n’y a pas de « retour » qui tienne, car il n’a jamais existé, en France métropolitaine*, d’uniforme scolaire, en tout cas dans les établissements publics et au sens d’une prescription nationale. Ce qui a existé, en revanche, mais de manière hétérogène, en fonction des usages locaux, c’est « l’école des blouses grises » (ou blanches, ou… roses pour les filles) dont témoignent de nombreuses photos de classe jusqu’à la fin des années 1960.

* L’uniforme scolaire est la règle dans les territoires d’Outre-Mer

Si l’on regarde bien ces images, et même en remontant beaucoup plus loin dans le passé jusqu’aux années 1910 ou 1920, on voit que rares sont celles où la totalité des enfants ont une blouse et où tous ceux qui en ont une ont le même modèle. Ce qui motivait le port de la blouse – en usage surtout à l’intérieur des écoles ou des établissements – était avant tout la protection des vêtements contre les taches d’encre. A partir du moment où les encriers ont disparu des pupitres, le port de la blouse a commencé son extinction. La soif de liberté des baby-boomers a fait le reste, au moins dans la plupart des pays occidentaux. Outre le Royaume-Uni et l’Irlande en Europe, beaucoup de pays développés (notamment l’Australie, la Corée du Sud, le Japon, Singapour…) mais aussi de nombreux pays dits « émergents » imposent l’uniforme scolaire.

Il n’existe aucune corrélation, et encore moins de relation de cause à effet, entre uniforme et performance scolaire. C’est plutôt, dans chaque pays, une affaire de tradition. Instaurer une telle obligation en France reviendrait à engager, en multipliant le coût moyen d’un uniforme par 12 millions d’élèves, un budget considérable de plusieurs centaines de millions d’euros par an dans l’estimation la plus basse. Qu’un tel budget soit à la charge de l’État, des collectivités locales ou des familles, ou réparti entre les trois, la question se poserait de savoir si, à montant égal, d’autres investissements ne seraient pas plus pertinents et plus urgents. Ce n’est pas l’avis d’une grande partie de la droite en France, où cette proposition revient de temps en temps. En septembre 2016, lors de l’université d’été du parti LR, à La Baule, François Fillon avait plaidé pour « une école du respect et de l’autorité, symbolisés par le port de l’uniforme ». Auparavant, après les attentats de janvier 2015, une proposition de loi en ce sens (et aussi pour «  la présence des paroles de l’hymne national et du drapeau tricolore dans les classes », vœu exaucé depuis) avait été déposée à l’Assemblée nationale par Bernard Debré et 45 autres députés de droite dont Eric Ciotti, Nicolas Dupont-Aignan, Daniel Fasquelle, Annie Genevard et Thierry Mariani. Les motifs avancés sont que l’imposition d’une norme vestimentaire et la présence de ces symboles serait susceptible de contrer « les comportements communautaristes, les atteintes à l’autorité » et « les manifestations du rejet de la République ».

Lors du « Grand Jury » RTL-Le Figaro-LCI du 10  décembre 2017, Jean-Michel Blanquer, questionné sur un éventuel « retour » de l’uniforme à l’école, a d’abord répondu aux journalistes : « Je ne vais pas esquiver (…), mais vos questions cherchent à m’enfermer. » Il a ensuite rappelé, en citant l’internat d’excellence de Sourdun (Seine-et-Marne), qu’en tant que recteur il avait « parfois eu l’occasion de prôner le déploiement de l’uniforme dans un établissement », mais que l’on doit « tout simplement permettre aux établissements qui le veulent de le développer ». Ecartant l’idée de le « généraliser », il a souligné qu’il ne fallait « certainement pas obliger tout le monde à porter un uniforme », en distinguant des sujets « de nature nationale » et d’autres, comme celui-ci, qui relèvent « au contraire, de la liberté des acteurs » Une réponse balancée, donc, avec même une légère marque d’agacement envers la formulation de la question. Le 3 mars 2018, interrogé sur le même sujet dans l’émission BFM Politique, il ne change pas de cap, en se montrant favorable à l’uniforme mais pas à sa généralisation. « C’est un enjeu d’égalité entre les enfants, estime-t-il. Aujourd’hui, les marques de vêtements, ça compte malheureusement beaucoup trop, avec tous les phénomènes matérialistes un peu stupides. Évidemment ce n’est pas du tout conforme à ce que l’on peut souhaiter pour l’école de la République. L’uniforme peut être une réponse. Je n’en fait pas l’alpha et l’oméga d’une politique éducative, mais dans certains cas ça peut être utile ». Conscient des réticences, voire du rejet possible, d’une telle disposition, il insiste sur l’importance du « consensus local » et récuse toute mesure nationale. « Je pense que ce serait la meilleure façon de ne pas accomplir ça », dit-il, avant de mettre en garde : « Vous avez une série de personnes dont le métier est de créer du clivage. On n’a pas besoin de leur donner de prise. »

Trois mois plus tard, le 3 juin 2018, il est à nouveau interrogé sur BFM-TV, après qu’une consultation des parents d’élèves dans la ville de Provins, à l’initiative de la mairie LR, a donné une majorité de 62 % en faveur du port de l’uniforme, non obligatoire toutefois. Son commentaire : « Mon expérience m’a montré que lorsque le débat est posé, il y a en général une forte majorité qui se dégage en faveur de cette mesure car beaucoup de vertus y sont vues. » Nouveau clin d’oeil réussi en direction d’un certain public : le ministre de la remise en ordre pédagogique n’est pas hostile à l’uniforme… En décembre 2020, une nouvelle proposition de loi pour le port de l’uniforme à l’école est déposée par les députés Laure de La Raudière (LR), M’jid El Guerrab (LREM, ancien du PS et de la campagne de Ségolène Royal) et Aina Kuric (LREM). La présence de deux parlementaires macronistes sur un tel sujet, auparavant monopolisé par la droite et l’extrême droite est un indice parmi d’autres de la droitisation ambiante. Le 14 septembre 2021, c’est dans l’émission de Cyril Hanouna Touche pas à mon post, sur C8, et après la tempête médiatique subie à propos de sa phrase sur les « écrans plats » que le ministre est convié à revenir sur ce sujet, désormais introduit de la façon suivante par le chroniqueur Matthieu Delormeau : « Eric Zemmour est pour le retour à l’uniforme, est-ce que vous aussi ? » Le ministre assure qu’il n’a « jamais eu de problème avec le principe de l’uniforme », met en avant la « vertu d’un habit commun » contre les méfaits de la concurrence entre élèves pour « les marques » et réaffirme sa position « pour que les établissements soient libres de pouvoir le faire. On ne peut pas faire ça s’il n’y a pas une adhésion de la communauté, c’est-à-dire des parents d’élèves, des élèves, des adultes ».

Contrairement aux auteurs des propositions de loi sur ce thème, Jean-Michel Blanquer, n’a pas pris l’initiative de le mettre en avant, puisqu’il n’a fait que répondre à des questions. Sa position, favorable mais renvoyant la décision à la base, correspond, selon toute probabilité, exactement à ce qu’il pense. Elle lui permet de ne pas braquer les « contre » tout en gagnant des points de sympathie du côté des « pour ». Si le sujet reste stationnaire, il n’aura qu’à réitérer ses réponses. Si jamais la pression monte en faveur de l’uniforme, il lui sera toujours possible, sans se déjuger, de monter d’un cran : par exemple en favorisant les consultations locales sur ce thème. En tout état de cause, il n’a pas non plus répondu qu’entre toutes les questions scolaires en suspens, celle-ci n’a aucun intérêt. Parmi les les propositions simplistes prétendant rétablir l’autorité, l’uniforme scolaire est l’une des plus illusoires. On peut être un voyou en uniforme (les exemples abondent) et arborer de la « marque » sur des détails vestimentaires. Mais ce commentaire procède sans doute, typiquement, d’une mentalité de gauche nostalgique : en effet, selon plusieurs sondages publiés ces dernières années, une forte majorité de Français, y compris chez les moins de 35 ans, seraient favorables au « rétablissement » (preuve que la question était mal posée) de l’uniforme à l’école.

L.C.

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Le printemps républicain de Jean-Michel Blanquer (5/5)

Suite et fin du passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est ici en cliquant sur ce lien , le deuxième ici et voici les liens sur le troisième et le quatrième). Dans cette dernière partie, il apparaît que la dénonciation des prétendus complices des attentats est à géométrie extrêmement variable, l’intransigeance affichée contre « la matrice idéologique du terrorisme » ne s’appliquant qu’aux adversaires immédiats dans la vie politique hexagonale et faisant l’impasse sur des formes de complicité autrement plus conséquentes. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Le problème avec les effets de meute est celui de la délimitation des responsabilités : il n’existe pas de formulaire d’adhésion ni de carte de membre. En l’absence de tout élément probant permettant de relier directement une personne ou une organisation à tel ou tel dérapage flagrant dans le flot des messages d’approbation qu’ils suscitent sur les réseaux sociaux, il leur est facile de plaider l’innocence. Formellement, il est impossible de les contredire sur ce point. Chacun ne répond que de ses propos, pas des commentaires qu’ils suscitent. N’empêche : on peut aussi observer que le message initial est souvent une façon de battre le rappel et qu’une fois une confrontation lancée, les prises de distance avec les excès sont généralement inexistantes.

Et aussi sur CNews…

C’est manifestement ce qui se passe dans la cas qui nous occupe, où, ce 23 avril 2021, alors que l’émotion suscitée par l’attentat de Rambouillet est au plus haut, le président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, auteur d’un commentaire s’en prenant violemment à Mediapart, se désintéresse souverainement de conséquences qu’en usager aguerri des réseaux sociaux, et lui-même cible d’attaques similaires, il ne peut ni ignorer ni sous-estimer. Décliner toute responsabilité, dans ces conditions, est juridiquement recevable, mais moralement et politiquement hypocrite. A noter, d’ailleurs, que l’outrance de cette interpellation de Mediapart n’est pas un fait isolé dans la communication du président du Printemps républicain ce jour-là. Intervenant sur CNews, celui-ci a trouvé un autre coupable à sa convenance, sur qui faire tomber l’opprobre de la « coresponsabilité » d’un crime djihadiste : Jean-Luc Mélenchon. « Certains responsables portent une responsabilité dans le fait que la police est ciblée ! Lorsque M. Mélenchon dit que la police est une milice (…) lorsqu’il appelle à son désarmement… », tempête Amine El Khatmi en scandant son propos de la main. Sur son fil Twitter, certains, ravis de pouvoir conspuer simultanément Mediapart et le chef de LFI, le remercient de cette intervention.

Amalgame

On peut parfaitement critiquer ou même exécrer les positions de Jean-Luc Mélenchon sur une quantité de sujets, parmi lesquels la police. Les conditions ordinaires – « républicaines » en somme – du débat public permettent à tout un chacun, en fonction de sa propre sensibilité politique, d’exprimer tout le mal qu’il pense (ou pas) du mode d’expression vindicatif qu’affectionne le leader des Insoumis, de ses conceptions sur le rétablissement d’une police de proximité ou sur les doctrines et les pratiques actuelles du maintien de l’ordre. En revanche, prendre appui sur de tels propos bien délimités (il s’agit du débat sur les manifestations et sur les cas de violence policière) et les sortir de leur contexte pour, un après-midi d’attentat djihadiste contre un commissariat, imputer « une responsabilité dans le fait que la police est ciblée » au chef du principal (à gauche) parti politique d’opposition relève d’un amalgame très problématique. Ce n’est pas seulement insultant pour la personne visée mais aussi pour toutes celles qui la soutiennent ou la suivent et qui, indépendamment de leur rapports conflictuels ou non avec la police, sont évidemment et « comme tout le monde » horrifiés par cet attentat.

Annexion du drame

Au-delà de ces quelque 20 % de l’électorat, c’est aussi insultant pour quiconque est excédé par la banalisation des violences policières. Le message sous-jacent relève de l’intimidation : critiquer la police reviendrait à inspirer d’éventuels nouveaux crimes terroristes qui s’en prendraient à des policiers. Mais il y a pire dans ce type de dénonciation publique hâtive, dont raffolent les partisans du Printemps républicain : c’est le monopole de l’émotion, ainsi revendiqué implicitement ; c’est l’appropriation d’un événement qui concerne toute la communauté nationale par une faction venant y apposer sa marque politique spécifique ; c’est la blessure intime infligée de la sorte, en toute inconscience, à des masses de citoyens auxquels on dénie le droit d’être aussi bouleversés par un attentat que celui qui les excommunie soudain en leur disant en substance : « non, pas vous, car nous avons décidé que vous êtes complices ». Ce type de violence symbolique par « annexion du drame » a atteint des sommets après l’assassinat de Samuel Paty, traumatisme absolu et unanime, qui devrait donc logiquement rester sans appropriation possible par une faction politique, mais qui est pourtant devenu la référence de tous les sans-scrupules ayant une accusation à lancer ou un adversaire à dénigrer en rapport avec l’éducation nationale ou la laïcité.

Le « torche-cul »

Revenons à Rambouillet ce 23 avril 2021 en fin d’après-midi : à ce stade, celui des réactions à chaud, la cabale numérique contre Mediapart (ou plutôt contre le symbole que constitue le site en raison de certaines options politiques de son fondateur, indûment prêtées à l’ensemble de ses journalistes) va se démultiplier et se diversifier. Signe que le mal est profond, de brillants esprits ou réputés tels peuvent aussi être saisis par le vertige polémiste au point de se laisser aller à ce type de mise à l’index véhémente. Ainsi l’agrégé de philosophie et essayiste Raphaël Enthoven – qui s’était déjà signalé par des attaques bas de gamme d’une surprenante virulence à l’encontre de la jeune militante écologiste Greta Thunberg – apporte-t-il cette fois-ci son écot à la bulle dénonciatrice anti Mediapart. A 17h27, il affiche sur son compte Twitter la même copie d’écran du site de Mediapart que celle utilisée par Amine El Khatmi, avec ce commentaire: « Parmi les récentes innovations pour sauver la planète, on a aussi le torche-cul sans papier. » Le torche-cul, vraiment ? Aux réponses qui lui font remarquer que l’objet de son courroux est issu d’une dépêche AFP reprise momentanément par de nombreux médias, Raphaël Enthoven (154 400 followers) rétorque avec un définitif « ça n’excuse rien ni personne », suivi d’un encore plus définitif « En quoi est-ce une excuse, SVP ? En quoi l’addition de l’incompétence à l’idéologie disculpe-t-elle qui que ce soit ? ».

Sédiment durable

Plusieurs syndicats de policiers embrayent à leur tour dont Alternative Police (affilié à la CFDT), le SCSI (Syndicat des Cadres de la Sécurité Intérieure, officiers et commissaires de police, CFDT également) et Synergie-Officiers (CGC). L’agresseur, s’indigne à 18h16 cette dernière organisation en s’adressant à Mediapart, « n’a pas été interpellé puis tué par la police. Il a été neutralisé par balles. Insinuer qu’il a été exécuté est une abjection. Vous ne respectez rien ». Et, d’un compte Twitter à l’autre, de reprise en reprise, de commentaire en commentaire, de leçon de journalisme en accusation d’incompétence, le dénigrement de rayonner, de rayonner… jusqu’à la prochaine affaire. La machine infernale, ce jour-là et les suivants, ne s’arrêtera pas avant que l’événement lui-même cesse d’occuper toute l’avant-scène de l’espace médiatique. Même après, les traces en resteront, sur la Toile comme dans les consciences. Qui est accusé un jour est accusé toujours, c’est un des effets de la viralité numérique. Seule l’intensité varie. Les guérilleros du tweet le savent bien, qui jouent en toute circonstance la saturation éclair du terrain, sachant que cela y laissera au moins un sédiment durable. Générateur d’amnésie par trop-plein d’immédiat, l’univers virtuel produit aussi ce paradoxe : ce qui est écrit reste écrit et réapparaîtra pendant des années au gré des bulles polémiques similaires et des requêtes sur les moteurs de recherche.

Réputation sulfureuse

En mars 2021, dans un texte de réponse à un article particulièrement à charge de Slate, le Printemps républicain s’insurgeait contre « la réputation sulfureuse de terreur des réseaux sociaux que certains militants ou journalistes engagés cherchent à entretenir » à son sujet. Mais cet exemple de l’intervention du Printemps républicain dans l’affaire de l’attentat de Rambouillet va dans le sens d’une « réputation sulfureuse » plutôt auto-entretenue que procédant d’une malveillance militante extérieure. Le djihadisme, idéologie sacralisant la violence terroriste la plus extrême au nom d’une interprétation minoritaire de l’islam, est un phénomène mondial, recrutant et agissant sur la scène mondiale. Chaque jour ou presque, il commet d’épouvantables massacres dans certains pays où, profitant de la déliquescence de l’État et d’autres calamités politiques et sociales, il a pu se constituer des groupes actifs et des territoires de repli. Mais chaque jour aussi et littéralement n’importe où sur la planète – d’une boîte de nuit américaine à un grand hôtel en Inde, d’un centre commercial au Kenya à un marché de Noël à Strasbourg, d’une salle de concert parisienne à une petite église en Normandie, d’un supermarché de l’Aude à une station balnéaire égyptienne, etc. – le djihadisme est susceptible de frapper. Hormis tout ce qui peut, comme les caricatures, relever du blasphème aux yeux des fanatiques, cela n’a strictement aucun lien de causalité avec l’orientation éditoriale de tel ou tel média ou avec les déclarations de tel ou tel responsable de parti politique. Les djihadistes haïssent à mort tout ce qui n’est pas eux-mêmes et n’ont, en fait, besoin d’aucun prétexte particulier pour sévir. L’existence d’un milieu idéologiquement perméable, d’un « djihadisme d’atmosphère » selon l’expression de Gilles Kepel ou d’un « Molenbeek-sur-Seine » selon un titre du Figaro-Magazine, peut certes faciliter la commission d’un acte terroriste mais n’en est pas une condition nécessaire : même un micro-milieu peut suffire et une idéologie planétaire en produira toujours.

Intransigeance affichée

La lutte politique contre l’influence islamiste est légitime et il est exact qu’elle a souvent été négligée, voire abandonnée par une partie importante de la gauche, particulièrement d’une gauche radicale oubliant son horizon de « l’émancipation » et croyant avoir affaire à la religion des opprimés alors qu’il s’agit avant tout de la religion méthodiquement propagée depuis des dizaines d’années par les monarchies du pétrole. Et même s’il s’agissait réellement de la religion des opprimés, il resterait légitime de la contester d’un point de vue philosophique et au nom de la liberté de conscience, qui autorise à mettre en discussion sans appréhension n’importe quelle proposition religieuse. Tous les débats, même âpres, sont légitimes au sujet de ce qui peut favoriser ou non, de près ou de loin, les entreprises djihadistes. Mais ces débats nécessaires sont faussés et contre-productifs lorsqu’ils se placent d’emblée sur un registre hystérisé consistant à nommer des « complices ». Cette recherche des prétendus complices est d’ailleurs à géométrie extrêmement variable, l’intransigeance affichée contre « la matrice idéologique du terrorisme » ne s’appliquant qu’aux adversaires immédiats dans la vie politique hexagonale et faisant l’impasse sur des formes de complicité autrement plus conséquentes, notamment les compromissions étatiques envers les monarchies du Golfe.

Contre tous

Partout où ils frappent, les terroristes islamistes visent à fracturer les sociétés, à donner de l’islam en général une image terrifiante, à exciter l’opinion publique contre les musulmans afin que ces derniers se sentent opprimés, à fragiliser les institutions et les médias, à semer la confusion et la division. Lorsqu’elle survient, une atrocité terroriste est par essence dirigée contre tous : policiers, militaires, politiques, journalistes, philosophes, polémistes d’occasion, militants ou simples citoyens sans appartenance. Et la seule réponse qui ne va pas dans le sens voulu par les terroristes consiste pour une société à communier sobrement dans l’émotion, à suspendre momentanément ses querelles et à montrer sur ce sujet-là son unité, en remettant à une phase ultérieure la nécessité des controverses et des délibérations. Une réponse que, sans abus de langage, on peut qualifier de « républicaine ». A l’inverse, lorsque le président du Printemps républicain en est, alors qu’un attentat vient à peine de se produire, à régler ses comptes politiques contre un média respecté et contre le dirigeant d’un grand parti de gauche, cela montre que quelque chose, au-delà sans doute des intentions initiales, s’est déréglé dans sa propre démarche et dans celle de son mouvement. Et lorsqu’un ministre de l’éducation (nous y revenons après un long détour) passe alliance avec ce mouvement dans l’élaboration de son action en matière de laïcité, cela revient à donner à celle-ci une coloration que toute l’institution ne peut pas endosser. Lorsque le même ministre s’engage dans le combat contre l’« islamo-gauchisme », vocable appartenant au lexique de la polémique, il déborde de son champ ministériel, à rebours du « commun » absolu que constitue l’éducation nationale et qui imposerait un minimum de réserve sur le plan politique. Enfin, lorsqu’il se croit autorisé lui aussi à conspuer nommément, en la personne de Jean-Luc Mélenchon, un leader de l’opposition c’est un élément de plus montrant qu’il s’engage sur une pente particulièrement glissante et où l’on n’aperçoit pas de butoir.

Pourquoi la défense de la laïcité semble-t-elle à ce point vouée à la montée dans les aigus polémiques, pour ne pas dire à la montée aux extrêmes ? En furetant sur le net, j’ai trouvé une phrase qui me semble apporter une piste, au moins partielle, de réponse. Dans une interview à Libération publiée le 5 novembre 2015, l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur, interrogée par la journaliste Bernadette Sauvaget, ne parlait pas de la laïcité mais plus généralement du « repli identitaire à l’œuvre dans nos sociétés », qu’elle disait avoir ressenti « ces dernières années » dans une « communauté juive » (c’est elle qui met les guillemets) où « on était poussé à n’être plus que juif ». Auparavant, elle faisait cette remarque qui paraît appropriée à notre sujet : « Toute idéologie peut, me semble-t-il, tourner au fondamentalisme. Cela dérape à partir du moment où elle dit le tout de mon être, à partir du moment où un composant de mon identité devient le tout de mon être. »

L.C.

Fin.

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Le printemps républicain de Jean-Michel Blanquer (4/5)

Suite du passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est accessible en cliquant sur ce lien , le deuxième ici et voici le lien sur le troisième). Cette partie examine comment certains habitués des réseaux sociaux, dont le président du Printemps républicain, ont commenté à chaud l’attentat du 23 avril 2021 à Rambouillet, en s’en prenant à… Mediapart. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Le vendredi 23 avril 2021 un acte de terrorisme – aussi atroce et révoltant que tous les autres – se produit à Rambouillet (Yvelines). Une fonctionnaire de police chargée de tâches administratives, Stéphanie Monfermé (on ne saura pas son nom dans l’immédiat), est tuée au couteau dans le sas d’entrée de son commissariat, aux cris d’« Allah Akhbar », par un jeune Tunisien. On apprendra plus tard que celui-ci était, selon un profil tristement banal, à la fois psychiquement dérangé et récemment radicalisé, mais sans signes annonciateurs. L’information sur ce drame perce au milieu de l’après-midi. C’est à 14h52 et sur 117 signes, que l’AFP publie son premier « urgent » à ce sujet : « Attaque au couteau contre une fonctionnaire de police à Rambouillet (Yvelines) (procureur) ». A 14h53, tombe un deuxième urgent : « Rambouillet: l’homme soupçonné d’avoir attaqué une fonctionnaire de police au couteau interpellé (source police) ». Onze minutes plus tard, à 15h04, l’information commence à se compléter dans une troisième dépêche, cette fois de 688 signes et dont voici le texte intégral : « Un homme a grièvement blessé à coups de couteau une fonctionnaire de police au commissariat de Rambouillet (Yvelines), avant d’être interpellé et blessé par balles par d’autres agents, a-t-on appris auprès du procureur de Versailles et de source policière. Les faits se sont produits vers 14h20, a précisé la source policière. Selon les pompiers, la fonctionnaire ainsi que l’assaillant sont « tous deux blessés dans un état grave », leur pronostic vital étant engagé. Ils sont actuellement encore sur les lieux du drame, en arrêt « cardio ventilatoire » ».

On notera ici la formulation « avant d’être interpellé et blessé par balles », dans une information que l’agence indique avoir apprise « auprès du procureur de Versailles et de source policière ». Interprétée littéralement, cette formulation pourrait signifier que l’agresseur, en deux temps, aurait d’abord été interpellé, puis blessé par balles – donc que les policiers auraient tiré sur un homme déjà maîtrisé. Mais, malgré l’ordre d’apparition des deux verbes, elle pourrait aussi bien signifier que, dans un contexte d’affrontement, le fait de le blesser par balles a été le moyen de permettre son interpellation. Cette ambiguïté – car ce n’est pas plus que cela, dans le stress des informations qui parviennent par bribes aux journalistes agenciers – n’empêche pas que la dépêche soit momentanément reprise telle quelle sur les sites de certains organes de presse importants, notamment Le Figaro, L’Express et Le Point, ainsi que plusieurs grands titres de la presse quotidienne régionale. Ce sera également le cas sur le fil d’information de Mediapart, alimenté par l’AFP, avec – nous le verrons plus loin – des conséquences impliquant le Printemps républicain. Le flou sur les conditions d’interpellation de l’agresseur, de même que sur l’ensemble de l’événement, ne se dissipera que petit à petit, à mesure de l’arrivée de précisions validées par des interlocuteurs officiels.

Onde de choc

A ce stade, personne n’aurait l’idée de voir dans le texte de la dépêche de l’AFP une quelconque attaque sournoise contre la police au beau milieu d’un drame du terrorisme. A noter cependant que, lorsque la nouvelle de la mort de l’agresseur va tomber, il suffira dans un premier temps, et toujours dans l’urgence et l’éphémère, de remplacer le mot « blessé » par « tué » pour que soit involontairement franchi un cran vers une formulation plus troublante, puisque cela donnera : « Un homme a grièvement blessé à coups de couteau une fonctionnaire de police (…) avant d’être interpellé et tué par balles par d’autres agents. » Mais, à 12 minutes après la première annonce de l’événement, on n’en est pas encore là. Au sujet du caractère évolutif des formulations, il faut se représenter qu’aucun journaliste n’est alors présent au commissariat de Rambouillet ni témoin des faits. Tous les médias ont pour source unique les agenciers, dont le travail repose alors visiblement sur des sources indirectes, certes autorisées mais elles-mêmes sous le coup de l’émotion et dépendant de la parole des personnes qui, sur place, vivent une situation épouvantable. C’est à 15h13, neuf minutes après sa troisième dépêche que l’AFP diffuse un nouvel urgent annonçant que « la fonctionnaire de police est décédée » et indiquant « parquet » comme source. Et c’est à 15h32, quarante minutes après le premier « urgent » qu’elle annonce, cette fois de source policière, que « le meurtrier présumé, de nationalité tunisienne, est mort ».

L’onde de choc de l’événement se propage, déclenchant l’émoi général et l’angoisse – serait-ce le coup d’envoi d’une attaque plus large ? – qui suit toute annonce d’attentat. L’immense majorité du public, en pareil cas, garde son sang-froid et attend d’en savoir plus – ne serait-ce que si l’attaque est bien terminée et si l’alerte peut être levée. La plupart des professionnels des médias ou de la politique en font autant, attendant une stabilisation de l’information avant de se livrer à des commentaires publics. Mais les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle donne et, en contexte d’événement extrême, laissent voir leur face la plus sombre. Plusieurs groupes informels, dont les cercles se recoupent sans se confondre, se mobilisent instantanément dans l’espoir de tirer parti de la situation. Les complotistes se lancent à la recherche de ce que les « médias mainstream », selon leur vocabulaire, sont censés cacher. Entité voisine, les procureurs du journalisme guettent le titre hésitant, la formulation évasive et plus généralement les fautes professionnelles qu’ils croient déceler. Si, en l’absence de certitude lorsque tombe une information, la qualification de « terroriste », « islamiste » ou « djihadiste » n’a pas été immédiatement employée pour désigner l’acte ou son auteur, ils s’empressent d’accuser tel ou tel média, ou l’ensemble, de dissimulation. En criant à la « honte », au « scandale », etc. Et si le mot « déséquilibré » est apparu, c’est forcément pour cacher la motivation politico-religieuse de l’auteur du crime, assurent les justiciers du web qui, derrière leurs écrans, savent avant tout le monde et mieux que tout le monde ce qui s’est vraiment passé. La fachosphère, quant à elle, se déchaîne, à la fois sur les thèmes déjà cités plus haut et pour s’indigner que la religion de l’auteur (si elle est musulmane), son origine (si elle est extra-européenne) et son patronyme (si sa consonance est arabe, africaine ou orientale) soient cachés par les « merdias » de la « gauchiasse » vendus au mondialisme.

Délai de décence

Sans recul, ne serait-ce que technique, ni délai de décence, toute une foule aux motivations politiques et narcissiques diverses se jette sur l’événement encore chaud pour s’en nourrir sur le mode du « je vous l’avais bien dit » et l’instrumentaliser en émettant toute sortes de commentaires outranciers et de désignations de boucs émissaires. Et dès lors qu’il est question d’islamisme, on sait quel sera le mot d’ordre de la meute : la chasse aux prétendus « complices ». Ce jour-là, à cet emballement multiforme devenu rituel dans ce type de circonstances, Amine El Khatmi, président du Printemps républicain, va apporter sa contribution spécifique. Sur son compte Twitter (55 000 abonnés) , il envoie à 16h57 l’image d’un article publié par le site Mediapart sur son fil d’actualité. Sur cette copie d’écran, on peut lire le titre suivant : « Un homme abattu après avoir tué au couteau une fonctionnaire de police à Rambouillet ». Le commentaire que le président du Printemps républicain associe, dans son tweet, à cette image est le suivant : « Vous n’avez pas honte @Mediapart, vous n’avez pas honte ??? ». Il faut un léger temps d’accommodement mental pour réaliser à quoi peut bien s’appliquer la « honte » ainsi pointée de manière véhémente. Le reproche, en phase avec d’autres réactions au même moment, vise une formulation issue des premières dépêches et dont une lecture littérale pouvait laisser supposer que les policiers auraient en quelque sorte exécuté de leur propre initiative un criminel déjà maîtrisé. Une telle lecture à charge ne tombait absolument pas sous le sens, puisque différents médias importants et peu suspects d’hostilité de principe envers la police ont eux aussi reproduit, sans penser à mal, cette formulation. Nous avons déjà cité Le Figaro, L’Express et Le Point en ce qui concerne la phrase « Un homme a grièvement blessé à coups de couteau une fonctionnaire de police au commissariat de Rambouillet (Yvelines), avant d’être interpellé et blessé par balles par d’autres agents », correspondant à un état antérieur de l’information.

Alors que la mort de l’agresseur vient d’être établie, on voit donc apparaître sur divers médias le titre – « Un homme abattu après avoir tué au couteau une fonctionnaire de police à Rambouillet » – titre qu’Amine El Khatmi juge honteux de la part de Mediapart. Mais le même titre est reproduit simultanément sur les sites de L’Express, du Courrier Picard, de la Radio télévision belge francophone (RTBF), du Journal de Montréal, tandis que TVA Nouvelles (site québécois) publie une variante : « Un homme abattu après avoir tué une policière près de Paris ». Le site du quotidien Ouest-France affiche un temps la phrase suivante : « Un homme a tué à coups de couteau une fonctionnaire de police au commissariat de Rambouillet (Yvelines), avant d’être interpellé et tué par balles par d’autres agents, a appris l’AFP auprès du procureur de Versailles et de source policière ». On peut encore, au moment où ce chapitre est écrit, retrouver sur le site de ce grand quotidien régional et en cliquant sur ce lien, les strates successives d’information sur l’événement en cours, notamment cette phrase précise.

Strates successives

Dans le feu du travail des journalistes agenciers (et, lorsqu’ils sont présents, des permanenciers des sites qui reçoivent leurs informations), cette formulation correspond d’ailleurs à une seule dépêche parmi des dizaines qui se succèdent bientôt à un rythme soutenu, à mesure que des mises à jour sont faites. Elles sont répercutées par les différents médias abonnés, y compris bien sûr Mediapart, dont la couverture n’est absolument pas close avec cette première version. En induire la « honte » dénoncée par le président du Printemps républicain s’inscrit dans un scénario dont la vraisemblance laisse pour le moins à désirer : Mediapart, profitant cyniquement du drame en cours accuserait ainsi, à chaud et par le biais d’un titre donné à une information, la police française d’une grave violation de l’état de droit et d’un rétablissement « sauvage » de la peine de mort. Mais le site le ferait sans le dire vraiment, en le suggérant d’une manière tortueuse. On a vu Mediapart plus direct lorsqu’il s’agit de mettre en cause des manquements policiers…

Très vite, dans les minutes qui suivent le tweet accusateur d’Amine El Khatmi, des journalistes de Mediapart, dont le responsable Communication et réseaux sociaux du site, Renaud Creus, répliquent en faisant part de leur étonnement. Sur un ton poli et sobre, ils indiquent qu’il ne s’agit pas du titre d’un article rédigé par le site, mais d’une dépêche de l’AFP, reproduite au même moment par d’autres médias, comme nous l’avons vu. Dans un thread (une suite de tweets reliés les uns aux autres), Renaud Creus, sans s’emporter, livre des explications détaillées, rappelle notamment que le fil d’actualité de Mediapart est alimenté depuis 2020 par l’AFP. Sur Twitter d’autres journalistes, notamment Vincent Glad, ainsi que quelques intervenants non-journalistes, font à leur tour poliment remarquer, en réponse à Amine El Khatmi, que le reproche fait à Mediapart est infondé ou qu’en toute logique il devrait être fait avec la même rigueur à l’ensemble des médias ayant utilisé le titre ou la phrase incriminés. A l’inverse, la journaliste de L’Opinion Emmanuelle Ducros (95 000 abonnés), réputée pour ses positions anti-écolo tranchées, rétorque : « Et alors, une dépêche, ça s’édite » et maintient sa position face aux contradicteurs, sans expliquer toutefois pourquoi Mediapart est le seul média mis sur la sellette. Le député LRM, ancien président de l’Assemblée nationale et ancien ministre de la transition écologique François de Rugy (80 000 abonnés) apporte sa contribution en jugeant que la formulation reprochée à Mediapart est « une façon de relativiser encore et encore le terrorisme, particulièrement s’il est islamiste ». « Merci de l’avoir relevé », écrit-t-il à l’intention d’Amine El Khatmi, ajoutant : « Il n’y a pas eu d’excuses mais ils se sont au moins sentis obligés de modifier le titre ». A un professeur d’histoire qui lui fait alors remarquer, montrant les autres médias impliqués, que « toute la presse doit s’excuser, alors », François de Rugy ne répond pas.

Logorrhée haineuse

Sous condition d’un minimum de bonne foi, il apparaît vite que, dans cette affaire, Mediapart n’est en en rien coupable de quoi que ce soit, ni erreur, ni maladresse. On peut toujours, d’un point de vue professionnel « pointu », discuter de l’opportunité de reprendre immédiatement et telles quelles les informations produites à vif par une agence dont la crédibilité est pourtant bien assise. Si d’autres grand médias l’ont fait dans ce cas précis, d’autres encore ont préféré attendre. Il n’y a pas en la matière de science exacte. Comme nous l’avons déjà souligné, d’autres médias importants ont utilisé exactement les mêmes formulations que celles jugées ignominieuses par les contempteurs empressés de Mediapart sans aucunement être mis en cause par ces derniers. Attaquer le site en ces circonstances n’a aucun sens, ou plutôt a le seul sens qui consiste à vouloir à tout prix le mettre en cause. Et attaquer l’AFP – ce qui n’a d’ailleurs pas été fait – n’aurait pas été plus fondé. En effet, la phrase incriminée est à la fois fugace et quantitativement infime dans la masse du travail de l’agence sur cet événement. Aucun journaliste ne peut jurer que, confronté aux mêmes sources dans la même situation, il aurait agi différemment.

Certains messages, sur le fil Twitter d’Amine El Khatmi, le pressent de simplement reconnaître ce fait, d’annuler ou de rectifier son tweet accusateur mais ils ne déclenchent pas plus de réponses de l’intéressé. Pourtant, tout le monde peut se tromper, y compris en accusant un média d’un méfait auquel nul en son sein n’avait pensé. Une réaction excessive, sous l’emprise d’une émotion et sur un réseau social, n’est en soi ni une rareté ni un grand crime. Tous les mordus de l’actualité – le rédacteur de ces lignes en fait partie – sont exposés à ce risque et y tombent parfois, une simple baisse de vigilance suffisant à émettre un message que l’on regrettera après. Et une simple mise au point devrait suffire à clore l’incident… Ce n’est pas ce qui va se passer. Le tweet ciblant Mediapart est resté en place, sans démenti ni excuse ultérieure. Il a occasionné 1205 retweets, 289 retweets avec commentaires et 4051 likes. Ces chiffres ne résument pas son audience d’ensemble puisqu’il faudrait aussi tenir compte des viralités secondaires dues à ses reprises par de gros comptes, déclenchant à leur tour des réactions. Une plongée dans les 289 commentaires directs dévoile un panorama à la fois banal pour qui fréquente les réseaux sociaux et effrayant : les quelques messages raisonnés d’appel au calme et à la bonne foi – images à l’appui montrant d’autres médias aussi « coupables » que Mediapart – ne perturbent en aucune façon le flot accusateur, alimenté par des individus clairement résolus à ne lâcher leur proie sous aucun prétexte. Cette longue traîne de logorrhée haineuse que forment les approbations au tweet d’Amine El Khatmi est d’une lecture éprouvante. L’exécration de Mediapart s’y exprime sans retenue : « torchon », « à vomir », « journal de raclure », « à gerber », « nés avant la honte », « ennemis de la France », « torchon communautariste », « j’aimerai tellement les tondre à la Libération », « merdia-part », « défenseurs du terrorisme », « journal poubelle », « collabos », « Mediapart n’a jamais honte. C’est un sentiment étranger à la morale islamique qui est celle de ses dirigeants », etc. La tonalité d’expression est ici plus proche de celle des groupes Facebook de gilets jaunes s’en prenant à « Macron » ou des suiveurs de F de souche que des distingués signataires du manifeste du Printemps républicain de mars 2016 dont beaucoup, sans doute, ignorent tout de ces mauvaises manières.

L.C.

A suivre.

À la Une

Le printemps républicain de Jean-Michel Blanquer (3/5)

Suite d’un passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est accessible en cliquant sur ce lien et le deuxième ici). L’épisode ci-dessous s’avance un peu plus dans la description du phénomène politique Printemps républicain et du parcours de son actuel président. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Le 25 août 2021, l’actuel président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, publie son troisième livre. Cet ouvrage est intitulé Printemps républicain (éditions de l’Observatoire) parce qu’il énonce 77 propositions de politique générale, conformément à la décision du mouvement, depuis la fin de 2019, de se présenter en parti politique, détenteur de propositions sur tous les sujets. Dans un entretien publié par Le Point du 21 août, il affirme notamment : « Expulser les étrangers qui ont été déboutés du droit d’asile, ceux qui ont épuisé tous les recours possibles me semble relever du bon sens. Les Français ne comprennent pas que des obligations de quitter le territoire français (OQTF) ne soient pas exécutées. » Le moins qu’on puisse dire est qu’une telle proposition – que la plupart des spécialistes jugent coûteuse, génératrice d’une traque des sans-papiers et techniquement inefficace – ne déborde pas de compassion pour ceux qui sont nés du mauvais côté de la mondialisation et tentent leur chance « chez nous ». Les expulsions effectives de clandestins, souvent présents en France depuis de longues années et dont la clandestinité forcée est devenue le seul obstacle à leur pleine intégration, sont d’une telle cruauté que des gens de droite haut placés, qui en approuvent sans réserve le principe dans leurs programmes politiques, n’hésitent pas à jouer de leur entregent pour l’éviter lorsqu’ils connaissent la personne visée : expulsons sans faiblir les clandestins mais, de grâce, pas « mon » clandestin – celui ou celle qui présente toutes les garanties d’une insertion harmonieuse. Témoignant d’une nette évolution droitière et suscitant d’ailleurs le ravissement des journalistes du Point (hebdomadaire qui se pose désormais en arbitre de la « vraie » gauche), cette proposition hostile aux « sans-papiers » n’aurait pu être formulée lors du lancement du Printemps républicain en 2016 : elle aurait dissuadé beaucoup d’adhésions et de sympathies. Une autre proposition de ce programme est citée cette fois dans une interview d’Amine El Khatmi au site FigaroVox (autre média s’attribuant aujourd’hui une expertise en détection de la gauche authentique) : il s’agirait de « plafonner à 40% les logements sociaux dans chaque ville et de ne pas attribuer un logement social à des étrangers dans un quartier dans lequel il y aurait 25% d’étrangers ». Cette proposition-là a prestement été jugée d’extrême droite par l’extrême gauche, cette dernière (notamment dans un article publié par le magazine Regards) y voyant une déclinaison de la « préférence nationale » prônée par le RN. Accusation infondée car, sans préjuger de sa pertinence ni de son degré de faisabilité, notamment sur le plan juridique, elle vise en fait à empêcher la formation de ghettos, ce qui s’inscrit dans une démarche progressiste.

Instrumentalisation de « Mila »

Une autre phrase du même interview au Point, choisie comme titre par l’hebdomadaire, est plus troublante, non pas tant pour sa tonalité « réac » que pour son style binaire et tranchant, se rapprochant de l’expression du mouvement sur les réseaux sociaux : « Ceux qui défilent avec Assa Traoré et se taisent lorsque Mila est menacée ne sont plus de gauche. » Cette phrase est un concentré de sophismes. D’abord, elle présuppose que les deux vont de pair alors que l’on peut très bien défiler avec l’une et être horrifié par les menaces de mort proférées contre l’autre. Ensuite, on peut « défiler avec Assa Traoré » contre les violences policières, dont la réalité est établie, sans pour autant adhérer à toutes les idées défendues par celle-ci, voire en ignorant tout des controverses au centre desquelles elle se trouve et qui nécessitent un certain niveau d’information et de politisation [note 2022 : à ce sujet, voir notamment cette enquête de Mediapart]. Quant à « Mila », son exploitation médiatique à outrance et cette façon dont certains leaders d’opinion la replacent continuellement sur le devant de la scène en exigeant de tous la réitération publique d’un soutien inconditionnel et ostensible a de quoi susciter le malaise. Le soutien inconditionnel doit aller à la protection réelle de cette jeune personne menacée et ne consiste pas à réactiver régulièrement sa notoriété accidentelle (précisons : accidentelle car découlant au départ de sa totale inconscience du danger, le fanatisme, lui, n’étant pas accidentel mais relevant d’une idéologie). L’exigence inconditionnelle doit aller à la lutte contre l’impunité, à la sanction systématique par la justice des auteurs de menaces de mort, qu’il s’agisse de Mila ou d’autres. Sanction jusqu’à présent terriblement partielle, aléatoire et tardive, compte tenu de la misère de l’appareil judiciaire et, en amont, de la quasi inexistante régulation des réseaux sociaux comme de l’extrême faiblesse du dispositif de détection policière des menaces. Quant aux déclarations follement suicidaires que la jeune femme continue de faire en renouvelant chaque fois son exposition à la haine fanatique, ceux qui ne cessent de la promouvoir et de se l’approprier en icône de la liberté d’expression se gardent bien eux-mêmes, en personnes sensées et en professionnels avisés, de franchir le type de seuil verbal qui transforme à coup sûr n’importe qui en cible des appels au meurtre. De même, si Mila était de leur cercle familial ou amical, cela ferait longtemps qu’ils l’auraient pressée sur tous les tons de se faire oublier, de tourner la page et de préserver ainsi, ce que tout le monde devrait lui souhaiter, une chance de s’extraire du personnage qui lui vaut une célébrité empoisonnée. Mais il est tellement plus rentable de l’utiliser comme instrument de polémiques contre leur adversaires politiques…

Thèmes généralistes

Les propositions d’Amine El Khatmi, donc du Printemps républicain « officiel » ne portent pas que sur la lutte contre l’islamisme. Elles représentent même une tentative appuyée, qu’il serait malhonnête de taire, de se décentrer du sujet islam/laïcité, de dépasser le côté réactif et la monoculture thématique pour s’intéresser à des questions généralistes d’écologie, de fiscalité ou de politique de la ville. Souhaitant agir pour « plus de justice sociale et pour redynamiser l’égalité des chances », le mouvement s’intéresse ainsi à « la France du back-office de la société de services », à ces « métiers de la logistique, de la propreté, du gardiennage, de la restauration ou du soin » auxquels un précédent président du Printemps républicain, Denis Maillard, a consacré un essai (Indispensables mais invisibles ? Reconnaître les travailleurs en première ligne, éditions de l’Aube, 2021). Ce qui, là encore, n’est pas précisément la marque de l’extrême droite. Le texte formule à l’égard de ces travailleurs des propositions telles que la prise en compte dans leur rémunération des temps de transport, de pause, d’habillage, etc. Certaines des propositions du Printemps républicain ont beau recouper des thèmes siglés de droite, comme par exemple l’affirmation qu’une « pause » serait nécessaire dans l’immigration, elles ne s’intègrent pas pour autant dans la trame programmatique générale de l’extrême droite : le mouvement ne prône ni la préférence nationale, ni la fin du droit du sol, ni celle du regroupement familial, ni l’interdiction du voile dans les lieux publics, ni la présomption de légitime défense pour les policiers, etc. Tel est en tout cas le constat actuel.

Pression religieuse

Le contexte d’hyper fluidité et d’infidélité « disruptive » ouvert en politique par le macronisme, conjugué avec l’aspect évolutif des conceptions de la gauche sur les questions de sécurité ou de défense obligent à une grande prudence. Une simple analogie de vocabulaire ou l’évocation d’un même thème ne peuvent suffire, comme cela arrive trop souvent, à traiter de « facho » une personnalité ou un mouvement. Sous la réserve qu’une exception individuelle, comme dans tous les courants d’opinion, peut toujours survenir, aucun des membres connus du Printemps républicain n’a rejoint Marine Le Pen, Eric Zemmour ou Nicolas Dupont-Aignan. Aucun n’a tenu de propos juridiquement passibles de l’accusation de racisme, ni même, d’ailleurs, du moindre propos stigmatisant la religion musulmane en tant que telle ou les musulmans dans leur ensemble. Pour en finir avec l’accusation de traîtrise envers leurs « frères » et « sœurs » (vocabulaire habituel de l’assignation communautaire, bien qu’il puisse être utilisé en dehors de cette visée), nombre de personnes, notamment d’origine maghrébine, qui s’affichent dans les rangs ou aux côtés du Printemps républicain semblent avoir de sérieux comptes personnels à régler avec les intégristes islamistes ou avec la pression religieuse en général, dont ils parlent d’expérience. Pression dont une (trop) grande partie de la gauche s’astreint à oublier l’existence… sauf lorsqu’elle est le fait de catholiques, dont on peut tranquillement se moquer sans avoir besoin de se demander si l’on n’est pas en train de risquer bêtement sa vie.

« Pour le bien de la France…»

L’actuel président du Printemps républicain, Amine El Khatmi, en est aussi un de ses fondateurs. Il occupe ce poste depuis juillet 2017. Il se définit lui-même comme, « français, fils d’immigrés marocains et musulman pratiquant » (notamment dans la présentation de son livre Non, je ne me tairai plus. La gauche et l’islam, JC Lattès, 2017). Son parcours personnel lui a valu un « portrait » plutôt positif dans le quotidien Libération daté du 2 mai 2016. Il apparaît, comme souvent dans ce type de parcours, qu’un épisode survenu quelques mois auparavant avait peut-être contribué à durcir ses positions sur la laïcité, ou en tout cas à précipiter une évolution sous-jacente. L’émission « Des paroles et des actes », animée sur France 2 par le journaliste David Pujadas avait été le cadre, le 21 janvier, d’un débat entre Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut. Ce dernier sera poliment mais rudement apostrophé au cours de l’émission par Wiam Berhouma, une jeune professeure d’anglais, se déclarant de confession musulmane, présente dans les rangs du public et intervenant sur l’invitation de l’animateur. Censée simplement poser une question, elle crée en fait ce qu’on appelle « un vrai moment de télévision », en déroulant, malgré de multiples et vains rappels à l’ordre, un réquisitoire de plusieurs minutes sur la mise à l’index des musulmans dans la société française et le rôle spécifique qu’elle reproche à Alain Finkielkraut en ce domaine. Faisant référence à une vidéo devenue « culte », extraite de l’émission « Ce soir ou jamais », de Frédéric Taddeï, du 23 octobre 2013, où Alain Finkielkraut, excédé de se faire couper la parole par le scénariste Abdel Raouf Dafri, lui avait littéralement hurlé « Taisez-vous, taisez-vous ! », la jeune professeure conclut son intervention en lançant : « Pour le bien de la France, je vous dis la même chose : taisez-vous M. Finkielkraut ! ». Dans les heures puis les jours suivants, il apparaîtra qu’elle n’est pas neutre sur le plan politique comme l’avait suggéré son lancement dans l’émission : des internautes la présentent comme proche du Parti des indigènes de la République (PIR), ce à quoi elle opposera un démenti formel. Un article de Marianne fait état de sa participation, le 31 octobre 2015, pour l’anniversaire des dix ans des émeutes de 2005, à une « Marche des femmes pour la dignité », à l’appel d’un collectif soutenu par Angela Davis et par des dizaines de personnalités et d’organisations, parmi lesquelles le PIR mais aussi le NPA, Rokhaya Diallo ou certains membres d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV), tous approuvant le concept controversé de « racisme d’Etat » qui semble être le coeur de cette manifestation. Cependant, pour éviter une présentation tronquée de Wiam Berhouma et parce que la vraie vie est toujours plus compliquée que les seules classifications politiques, sachons aussi qu’elle fait partie de ces enseignants dont l’engagement professionnel impose le respect : en 2021, cette professeure d’anglais, volontaire pour travailler en éducation prioritaire, exerçant au collège Jacques-Prévert de Noisy-le-sec (Seine-Saint-Denis) dont elle avait elle-même été l’élève, a organisé un voyage à New-York avec sa classe après avoir réuni l’argent nécessaire par une cagnotte en ligne.

shitstorm électronique

Alain Finkielkraut étant devenu, à force de simplismes réactionnaires martelés sur un ton douloureux, une gloire de la droite et une cible idéale pour d’autres, le mauvais moment que lui a fait passer cette enseignante a réjoui beaucoup de monde, en direct comme en différé. Mais certes pas Amine El Khatmi, 28 ans à l’époque, alors adjoint à la maire d’Avignon et membre du conseil national du PS. Sur les réseaux sociaux, il se déclare « affligé » par la façon dont l’intellectuel a été traité et s’emporte contre le « communautarisme » de l’enseignante. La sanction tombe aussitôt, sous la forme d’un shitstorm électronique, déferlement où non seulement il est traité de l’inévitable « Arabe de service » ou de sa variante « collabeur » mais où, indique-t-il, « un compte pro-jihad » publie l’adresse de sa mère, ce qui l’amène à porter plainte. Comme toujours dans ce type de configuration, la fachosphère préempte l’incident et s’empresse de diffuser des messages de soutien, ce qui a pour effet de paralyser les autres soutiens potentiels, tant il peut être paniquant sur un plan politique comme sur un plan individuel de se voir affublé des étiquettes « islamophobe » ou « facho ». Toujours selon Libération du 2 mai 2016, alors que la direction du PS finira « le plus tard possible » par publier un communiqué de soutien, Najat Vallaud-Belkacem est la seule ministre à se porter au secours de l’élu. Celui-ci, jeune militant, avait été très impliqué en 2007 dans la campagne de Ségolène Royal, dont elle était la porte-parole. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions. Le harcèlement et les menaces qui visent Amine El Khatmi sont inacceptables », écrit alors la ministre de l’éducation sur Twitter. Ce qui n’équivaut pas à partager la conception de la laïcité très fermée et contradictoire avec la lettre et l’esprit de la loi, qu’Amine El Khatmi développait déjà en 2016. Interrogé par Marianne, celui-ci déclarait alors qu’il défend « depuis toujours une séparation claire entre la sphère privée, où tout le monde a le droit de pratiquer comme il l’entend sa religion, et la sphère publique, où il ne doit plus en être question ».

Fonctionnement belliqueux

Evincé du conseil national du PS depuis son soutien à Emmanuel Macron en 2017 dès le premier tour de l’élection présidentielle, Amine El Khatmi a concrétisé, depuis, une nette évolution politique vers la droite tout en affirmant le contraire, à la manière de Manuel Valls. Il était, cependant, encore invité le 22 novembre 2021 comme conférencier par la fédération socialiste du Gard. Il est par ailleurs devenu un intervenant régulier dans les « médias Bolloré » (CNews et Europe 1). L’occultation des pratiques d’intimidation et de cyberharcèlement à l’encontre du Printemps républicain (ou de quiconque affiche, même ponctuellement, des opinions ressemblantes) est assez répandue à gauche et participe du processus de polarisation. Mais cette vision sélective, qui encourage l’exaspération et donc la radicalisation des personnes visées, n’enlève rien à une réalité symétrique : celle du mode de fonctionnement belliqueux qui caractérise le mouvement sur son principal terrain d’influence, à savoir les réseaux sociaux. Ce mode de fonctionnement, qui tend littéralement à engloutir ses acteurs et à les transfigurer, contribue à dégrader toujours un peu plus, par effet de contagion, les termes du débat public. Un fait d’actualité, survenu au moment même où commençait la rédaction du présent chapitre, en donne une illustration saisissante.

L.C.

A suivre.

À la Une

Le printemps républicain du ministère Blanquer (2/5)

Suite d’un passage non publié de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube) et que je publie ici en cinq épisodes (le premier est accessible en cliquant sur ce lien). Sans avaliser les options politiques portées par le Printemps républicain, l’épisode ci-dessous développe sur ce mouvement une analyse divergente de ce qui a souvent cours au sein de la gauche sur ces sujets. Rappel : ce texte date de novembre 2021.

Dans cette guérilla rhétorique permanente, le Printemps républicain se fait si couramment qualifier de « raciste » que cette accusation passe désormais, dans certains milieux, comme une vérité d’évidence. Pourtant, le simple souci d’exactitude et de respect des individus exige de démentir cette représentation qui, très partagée au sein de la gauche radicale, n’en est pas moins absurde et injurieuse. En dehors de toute considération morale, elle est aussi politiquement trompeuse. D’abord parce que, dès sa fondation en 2016, ce mouvement compte dans ses rangs et dans son sillage de nombreuses personnes issues des immigrations post-coloniales. C’en est même une caractéristique forte et visible. Voilà un mouvement qui n’a pas besoin d’accomplir un grand effort pour montrer qu’il accueille la « diversité », selon une agaçante expression de l’ère Sarkozy. Sur ce point, la réponse d’une partie – une partie seulement mais elle est bruyante – des adversaires du Printemps républicain consiste à affirmer avec mépris qu’il ne s’agirait en l’espèce que de désolantes exceptions, ces personnes méritant d’être traitées d’« Arabes de service » ou de « nègres de maison ». Cette réponse est hautement problématique, même si un intellectuel proche de la gauche radicale tel que le sociologue Eric Fassin a justifié son emploi alors qu’il était cité en juin 2021 comme témoin de la défense au procès du journaliste Taha Bouhafs. Celui-ci avait qualifié d’ « ADS » (Arabe de service, donc, dans le jargon des réseaux sociaux) Linda Kebbab, porte-parole du syndicat Unité SGP Police FO.

Détour policier

A ce propos, un détour s’impose, et on verra que ce détour policier nous ramènera aux problématiques du Printemps républicain… qui nous ramèneront au positionnement de Jean-Michel Blanquer sur la laïcité. Très présente dans les médias et sur les réseaux sociaux, notamment Twitter, Linda Kebbab s’y indigne de toute violence contre les forces de l’ordre, ce qui est pleinement dans son rôle et dans le cadre des règles démocratiques. Cependant, conformément à la ligne de son syndicat (et malheureusement des actuels syndicats de policiers en général, y compris ceux affiliés à l’UNSA et à la CFDT), elle campe dans le silence ou dans le déni face à l’accablante chronique des violences et dérives policières qui, dizaines d’enquêtes de presse et centaines de vidéos à l’appui, se sont amoncelées ces dernières années au point de ruiner pour longtemps l’image et la crédibilité de la police dans des catégories entières de la population (malgré sa haute popularité qui se maintient dans l’opinion publique générale). Il est parfaitement possible – donc nullement certain – que le syndicat de Linda Kebbab fasse preuve d’une certaine ostentation à mettre en avant une porte-parole ainsi nommée, dans l’idée de démonter d’avance toute accusation de racisme. Mais dans ce cas, il est également possible – et pas plus certain – que nombre d’organisations de gauche mettent une pareille affectation à pousser au premier plan des personnes issues des immigrations. Ce qui, par soupçon, serait automatiquement méprisable concernant un syndicat de policiers deviendrait, par magie, louable dans un environnement dûment estampillé de gauche ? Certes, on pourrait objecter que l’organisation de gauche, à la différence du syndicat de policiers, serait ontologiquement exempte de toute suspicion de racisme, protégée par sa tradition, ses fondements idéologiques et par l’histoire même de la gauche se recoupant (très approximativement, à condition d’un regard rapide et panoramique) avec celle de l’antiracisme.

Auto-immunités

Il y a une part de vérité dans cette objection – gauche et racisme ne sont pas des noms qui vont très bien ensemble – mais on voit bien les limites et les risques de telles auto-immunités : dans un autre registre, les brevets de féminisme que se décernaient elles-mêmes certaines organisations de gauche n’ont pas empêché ces dernières années l’irruption d’une série d’affaires retentissantes de harcèlement sexuel. S’agissant d’un syndicat de policiers, beaucoup jugeront naïf d’écarter le soupçon d’instrumentalisation d’une figure « minoritaire » et au nom maghrébin. Le contexte est en effet celui d’une progression spectaculaire de l’extrême droite dans la police et dans l’armée : selon le panel du Cevipof en mai 2021, 60% des policiers et militaires exprimaient l’intention de voter Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle à venir et cette proportion était encore plus élevée en ne retenant que les personnels en activité. Il convient donc d’imaginer ce que peut être au quotidien un environnement professionnel où six personnes sur dix se sentent en phase avec le discours de l’extrême droite… Mais – répétons-le – le soupçon d’affichage cynique, aussi plausible soit-il en apparence, n’est pas une preuve. Et il l’est d’autant moins dans ce cas précis que les membres de minorités visibles ne sont plus du tout une rareté dans les rangs de la police (je ne peux écrire cette phrase sans une pensée pour le policier Ahmed Merabet, tué par les frères Kouachi au sortir de leur massacre à Charlie). En fait, qu’il s’agisse du syndicat de Linda Kebbab ou de l’abstraite « organisation de gauche » avec laquelle nous le comparons ici, déterminer ce qui, d’un côté ou de l’autre, relève en ce domaine de la manœuvre ou de l’innocence est parfaitement vain. Alors, il conviendrait plutôt d’admettre comme hypothèse principale qu’une organisation syndicale, même de policiers, affichant des Noirs ou des Arabes à des postes de responsabilité et de visibilité ferait tout simplement acte, sinon d’antiracisme, au moins de « non-racisme ». Cela aussi bien vis-à-vis de l’extérieur qu’en interne et quitte à être sur ce plan, dans le cas du syndicat de policiers, un pas en avant de sa base, compte tenu des nombreux témoignages et enquêtes attestant de la persistance de comportements racistes au sein de la police.

« Field negro » versus « house negro »

En outre, ces notions de « nègres de maison » ou « Arabes de service » appartiennent, dans le contexte français actuel, au langage de l’invective ou, dans le meilleur des cas, du sarcasme privé. Elles font référence à des périodes et des situations révolues telles que l’esclavage, les régimes coloniaux ou encore la ségrégation aux Etats-Unis. C’est le leader noir américain Malcom X qui, lors d’un discours en 1963 dans une église baptiste à Detroit (Michigan), a opposé le field negro, trimant dans la plantation, au house negro qui, se moquait-il, « aime son maître plus que celui-ci s’aime lui-même ». Filmé à l’époque, ce discours est aujourd’hui accessible en ligne et visionné par des millions de personnes (qui, pour la plupart, ignorent tout de l’épisode désolant d’alliance entre le mouvement Nation of Islam, où militait Malcom X avant de s’en séparer, et le parti nazi américain). Beaucoup de ces personnes se sentent concernées en découvrant ce discours et, faisant un parallèle avec leur propre situation, ne veulent en aucune manière ressembler au house negro, ce qui n’est pas très difficile à comprendre. Les questions de mémoire et d’identification à des luttes historiques sont complexes, touchent à des ressorts intimes et imposent la prudence. Comme la lecture des textes religieux, l’identification à une cause passée peut être symbolique ou littérale. Il n’est pas question ici de nier la réalité actuelle d’inégalités et de discriminations sociales héritées de la période coloniale. Il n’est pas non plus dans notre propos de soupeser la validité des recherches universitaires se nommant « post-coloniales » ou, pour certaines, « décoloniales », et encore moins d’arbitrer entre elles. Il faut avoir conscience que certaines luttes revendicatives et politiques d’aujourd’hui sont des contrecoups des anciennes situations coloniales. De même, on peut soutenir les associations de protection des migrants, les revendications des femmes de chambre des grands hôtels, les combats syndicaux pour une meilleure protection des « nounous » africaines ou des cuisiniers que l’on entrevoit au restaurant et qui n’ont pas du tout le même look que le patron… mais cela ne doit pas conduire à confondre les époques, les lieux et les niveaux de gravité des enjeux. Les simplismes militants lourdement démagogiques qui décrivent l’oppression coloniale comme une éternelle reconduction ou la France comme aussi dangereuse pour les Noirs que l’Alabama des années 1930 sont indéfendables et contribuent, par réaction, à l’attractivité de courants tels que le Printemps républicain. Il n’ y a pas de « maîtres » en France, donc pas d’esclaves de maison, sauf, comme certaines affaires l’ont montré, dans quelques domiciles d’oligarques africains ou moyen-orientaux protégés par leur statut diplomatique. Par ailleurs, l’enfermement dans un statut de victime demandant réparation n’est pas, comme l’imagine une partie de la gauche française, toujours du goût des personnes relevant ou issues de l’immigration extra-européenne. En outre, souvent originaires de pays où la faiblesse de l’État est cause de grands malheurs, ces personnes ne sont pas forcément dans un rapport d’hostilité envers l’ordre public et ses représentants.

Incrimination en traîtrise

La présence de moins en moins exceptionnelle de Noirs et d’Arabes dans les rangs policiers n’est pas une panacée qui va en éliminer le racisme par enchantement – il n’aura de chances de disparaître que lorsque les éléments racistes ou tolérants envers le racisme auront terminé leur carrière – mais elle agit en ce sens. En revanche, l’incrimination en traîtrise des policiers noirs ou arabes agit clairement dans l’autre sens, comme s’il était essentiel pour certains courants de figer la situation actuelle afin de préserver leur part de marché idéologique. De ce point de vue, une vidéo prise lors de la manifestation parisienne du 4 juin 2020 contre les violences policières donne matière à réfléchir. Elle montre la youtubeuse « Nadjélika » (570 000 abonnés à l’époque), vêtue d’un t-shirt du comité Adama, vociférant (le mot n’est pas exagéré) contre un policier noir, le traitant de « vendu, sale vendu ! », au milieu d’un groupe l’accompagnant de la voix et du geste. Lutter contre le racisme dans la police impliquerait d’interdire aux Noirs d’y entrer ? Et – dans ce cas, pourquoi s’arrêter en chemin ? – lutter contre le racisme en général impliquerait de dresser une liste des professions qui, sur le même principe, leur seraient « fraternellement » déconseillées ? L’impasse est totale. Une youtubeuse n’est pas une militante (même si les hybridations entre ces deux catégories se multiplient) et cette interpellation hurlante du policier ne peut être tenue pour un acte politique réfléchi. Cependant, ni le comité Adama ni ses soutiens habituels, ni plus largement l’ensemble des mouvements, organisations, associations ou personnalités engagées à juste titre dans la lutte contre les violences policières n’ont jugé utile de se démarquer de cette scène qui, parfaitement occultée à gauche, a fait comme d’habitude le bonheur des seuls médias ou relais de droite et d’extrême droite. Au-delà de cette vision d’un homme vilipendé par une petite foule en raison de sa couleur de peau, les termes utilisés pour intimider et dénigrer tout contradicteur en lui accolant l’étiquette infamante du « traître » à son milieu et aux siens relèvent d’une forme insidieuse de racisme par essentialisation.

Retournement du stigmate

Cette incrimination prétend en effet faire découler les positions politiques « normales » d’une personne de son origine ethnique ou de son apparence physique – voilà ce qu’un Noir ou un Arabe qui se respectent sont tenus de penser – pour mieux discréditer quiconque aurait une position « anormale ». Par contrecoup, la violence du discrédit qui frappe (ou dont on cherche à frapper) les « déviants » les amène souvent, par un mouvement mental défensif, à en rajouter dans leur déviance supposée, à durcir leurs positions et à s’afficher par défi à l’extrême opposé de leurs attaquants, avec la vigilance et la réactivité exacerbées de quiconque a dû affronter une hostilité traumatisante. Cette variante imprévue du phénomène de « retournement du stigmate », théorisé par le sociologue Erving Goffman (1922-1982), est sans doute aussi une des raisons du recrutement « diversitaire » du Printemps républicain. Les faits de racisme, même d’apparence anodine ou anecdotique, sont traumatisants, générateurs de ressentiment et d’une douleur au long cours, qui ne s’éteint jamais complètement. Il en va exactement de même pour l’accusation de traîtrise envers sa communauté d’origine. Les individus issus des immigrations extra-européennes et qui – transfuges de classe ou non – atteignent une certaine position sociale livrent souvent un double combat : à l’assignation extérieure (telle origine devrait impliquer tels traits de comportement et d’opinions) s’ajoute celle venant de la communauté elle-même (« pour qui tu te prends ? reste-donc à ta place… »). Une assignation supplémentaire, que ces personnes ont déjà dû outrepasser dans leur parcours de vie et que le procès en traîtrise vient réactiver.

Vision identitariste

D’une façon encore plus générale – indépendamment des origines de chacun – le pedigree politique des individus, leur parcours et la façon dont ils se définissent ne peuvent être balayés d’un revers de main, et cela vaut bien au-delà des controverses sur le Printemps républicain. L’accusation de racisme portée avec une infâme légèreté à l’encontre de personnes dont l’antiracisme est au fondement de leur engagement politique et de leur mode intime de sociabilité fait également partie des ingrédients de la brutalisation générale des débats. Entre autres effets, elle pousse au raidissement des positions, voire à des accès de haine. La facilité avec laquelle de telles accusations sont dégainées au moindre désaccord et des gens (« blancs » ou « non-blancs ») sans cesse renvoyés à leur origine, leur genre, leur âge ou leur couleur de peau – donc à ce que nul ne peut changer – fait réaliser que personne n’est à l’abri de la vision identitariste du monde. Cette menace diffuse crée un terrain favorable aux différents discours réactifs sur le mode de l’intransigeance universaliste et donc aux initiatives telle que le Laboratoire de la République lancé par Jean-Michel Blanquer en octobre 2021 ou, sur la même tonalité, l’Observatoire du décolonialisme, créé plus tôt, en janvier de la même année. Malgré leurs excès, le côté color blind (indifférent à la couleur de peau et plus largement aux origines) de ces initiatives ou lieux d’expression est alors perçu, par ceux qui y participent ou se sentent sympathisants, comme un contrepoids libérateur : enfin un endroit où l’on ne sera pas (pré)jugé sur ses caractéristiques biologiques. Malheureusement, le défaut symétrique est que les propos qui s’y tiennent et le message à l’opinion publique qui en est issu consistent à voir des islamistes partout et à étiqueter « wokiste » n’importe quel universitaire réticent.

Les « venants de la gauche »

Accusation jumelle de celle de racisme, l’étiquette « extrême droite », également accolée de manière quasi automatique au Printemps républicain par une partie de ses détracteurs, est elle aussi très sujette à caution, même si certaines « passerelles discursives » (pour employer un des termes favoris de Philippe Corcuff dans La grande confusion), certains voisinages et le climat général actuel de fluidité des appartenances politiques la rendent moins évidente à récuser. Tout d’abord, on ne peut pas, dans une démarche de compréhension des enjeux politiques, faire totalement abstraction de la manière dont les acteurs se conçoivent et se présentent eux-mêmes, ni de leur provenance. Certes, avoir été de gauche un jour lointain ne délivre pas un certificat éternel de « non droite ». Mais la provenance idéologique récente garde tout de même pour un certain temps un certain poids en matière de valeurs, de réflexes politiques de base, de fréquentations et de « lignes rouges » à ne pas dépasser. Dans la nouvelle typologie des appartenances politiques installée par la période Macron, les membres du Printemps républicain appartiendraient ainsi à la catégorie assez peuplée des « venants de la gauche » – origine d’ailleurs revendiquée dans le manifeste de 2016 – même si l’on est fondé à se demander s’ils ne sont pas tout à fait « arrivés à droite ». A droite, cela se conçoit, mais à l’extrême droite ? Là encore, et sans exonérer personne ni euphémiser certains propos et prises de position, cela ne coule pas de source, à moins d’adopter la grille de lecture simpliste propagée par une partie de l’extrême gauche, pour laquelle l’extrême droite est un magma indistinct qui s’étend des rangs macronistes jusqu’aux porteurs de croix celtiques.

Un air de familiarité

Il est indéniable que, dans le paysage politique français, les parcours de certaines personnalités les ont menées de la gauche révolutionnaire à la droite réactionnaire. Il arrive aussi que de telles conversions se produisent en accéléré. Dans la confusion actuelle, marquée par l’instabilité des affiliations, se créent des sortes de zones grises pouvant être des paliers vers des « passages de l’autre côté ». La cartographie des positions politiques en est plus délicate et devient un exercice plus incertain que jamais. Cette difficulté est aggravée par la dédiabolisation désormais achevée du RN [rappel : texte de novembre 2021…], dont les dirigeants présentent un profil lisse, exempt de toute déclaration ouvertement raciste ou factieuse. Leur banalisation par les plus grands médias audiovisuels est totale, tandis que le binôme fonctionnel que constituent d’un côté les chaînes info ordinaires et de l’autre CNews rivalisent dans la promotion et la routinisation des personnalités et des discours autrefois irrecevables. De ce fait, la frontière longtemps aisément perceptible entre « droite dure » et droite extrême disparaît dans une brouillard favorable à cette dernière. Les points communs et les recoupements entre la sphère des « républicains » et celle des « souverainistes » rappellent que – chez ces derniers et derrière l’idée du rassemblement des « deux rives » – certains basculements assumés vers l’extrême droite se sont produits. Dans ce climat, on ne peut préjuger de l’avenir politique de chaque membre du Printemps républicain ni, sur le temps long, du mouvement lui-même. Un principe de circonspection est néanmoins nécessaire afin de ne pas tomber dans le même genre d’erreur grossière que faisaient naguère certains commentateurs de droite sur l’extrême gauche, rangeant gaillardement Lutte Ouvrière dans la même catégorie que les Brigades rouges sous prétexte que les deux se réclamaient du marxisme et de la révolution prolétarienne. A la fin de 2021, après cinq ans d’existence du Printemps républicain, le fait est que ses représentants n’émargent pas, à proprement parler, à l’extrême droite et qu’il est tout à fait abusif, donc trompeur, de prétendre le contraire. En revanche, parfois et sur certains sujets circonscrits, il apparaît que leur ligne présente au moins un air de familiarité avec celle des partis de la droite dite « décomplexée ».

[à suivre]

L.C.

À la Une

Le printemps républicain du ministère Blanquer (1/5)

Voici une autre « chute », non publiée, de mon livre Le système Blanquer (éditions de l’Aube). Celle-ci est très longue et sera donc fractionnée. Ce texte devait initialement accompagner et compléter les quatre chapitres du livre déjà consacrés à la laïcité mais l’enquête m’a entraîné trop loin, au point de devoir renoncer à l’intégrer au manuscrit. Il faut tenir compte du fait que ce texte, qui expose certains points de vue susceptibles de déplaire, tant à un camp qu’à un autre, a été bouclé en novembre 2021. Depuis, de nouveaux éléments concernant nombre d’acteurs sont apparus, dont la déconvenue subie par le Printemps républicain, qui n’a pas obtenu pour les législatives 2022 les investitures qu’il espérait obtenir de la Macronie, le vent politique ayant tourné.

Au-delà des seules questions scolaires, Jean-Michel Blanquer a adressé un grand signe de connivence à l’aile dure des défenseurs de la laïcité : celle qui se retrouve dans la démarche des partisans du Printemps républicain. L’alliance politique de fait du ministre avec cette mouvance (il n’est pas toujours facile de distinguer entre ses membres effectifs et ses sympathisants) s’est discrètement amorcée dès la création en janvier 2018 au sein de l’éducation nationale du Conseil des sages de la laïcité, révélant une composition pluraliste et néanmoins déséquilibrée du côté des « durs ». Cette proximité s’est par la suite graduellement accentuée au fur et à mesure de la radicalisation assumée (ou du coming out) du ministre sur ces questions. Sa fameuse phrase, le 13 octobre 2019, sur le voile qui n’est « pas souhaitable dans notre société » a marqué une étape dans cette évolution, juste avant son adoption de la lutte contre « l’islamo-gauchisme » et le « wokisme » comme carte d’identité politique personnelle. Cerner la signification de cette alliance oblige à un exercice délicat consistant à tenter de définir le phénomène politique Printemps républicain. Sujet hautement inflammable, à la fois parce que tout débat abordant les questions liées d’islam et de laïcité est vite porté à incandescence et parce que le Printemps républicain, par le style vindicatif et le caractère souvent outrancier des interventions publiques de ses responsables, fait plus partie, en ce domaine, du problème que de la solution.

Telle est du moins l’affirmation posée ici et qui, selon l’expression consacrée, n’engage que l’auteur de ce texte (d’où, aussi, l’utilisation, à certains endroits, de la première personne du singulier). Cette affirmation n’est pas formulée de manière arbitraire : elle procède d’une patiente observation dont elle est la conclusion. Elle n’en exige pas moins d’être étayée le plus posément possible, s’agissant d’un mouvement composite, dépassant les affiliations de partis, ayant attiré à lui ou à ses côtés un large spectre de personnalités. Créé dans le sillage du traumatisme des attentats de 2015, ce mouvement, dans son manifeste publié en mars 2016, se proposait de défendre une laïcité qui, quelques années auparavant était « comme l’air que nous respirons, une évidence » et de faire en sorte « qu’elle redevienne l’affaire de tous et de chacun, qu’elle reprenne toute sa place au cœur de notre contrat civique et social ». Bien que publié simultanément dans Marianne et dans Causeur, ce texte fondateur affirme l’appartenance de ses initiateurs à la gauche, dont il déplore l’« état actuel » et « l’éloignement de certains, en son sein » par rapport aux « principes républicains ». Il touche d’emblée une part importante de l’opinion de gauche : celle qui est incommodée ou indignée face à ce qui lui apparaît comme des relativisations ou minimisations du projet islamiste totalitaire ; celle qui reste définitivement stupéfaite qu’une frange de jeunes musulmans des quartiers populaires aient pu se démarquer du « Je suis Charlie » unanime, voire estimer, en revendiquant la notion de blasphème, que les victimes l’avaient « bien cherché ». Contre les « identitaires de tous bords », le manifeste, usant de termes rassembleurs, prône l’union de « tous ceux qui refusent de baisser les bras face aux atteintes contre la République et ses principes ».

Nombreuses et diverses personnalités

Sur ces bases très générales, le mouvement naissant recueille plusieurs milliers de signatures et rassemble des centaines de participants lors d’une première réunion publique en mars 2016. Sans pouvoir départager qui, alors, se considère comme membre et qui est sympathisant, on note l’implication auprès du Printemps républicain de nombreuses et très diverses personnalités, parmi lesquelles la femme de lettres et essayiste Elisabeth Badinter, le philosophe Marcel Gauchet, les anciennes ministres Fadela Amara et Fleur Pellerin, la journaliste Anne Sinclair, l’avocat Richard Malka (défenseur de Charlie Hebdo), le chercheur spécialiste du monde arabe Gilles Kepel, le journaliste et ancien grand maître du Grand Orient de France Patrick Kessel, la journaliste directrice de Causeur Elisabeth Levy… Par la suite, d’autres réunions publiques, l’une le 6 janvier 2018 intitulée « Toujours Charlie », en partenariat avec la Licra et le Comité Laïcité République, et la suivante, un « après-midi de débats » le 30 novembre 2019 sous sa seule responsabilité, emmèneront dans son orbite (mais pas forcément dans ses rangs en tant que membres) une nouvelle série de noms connus. On peut citer à cet égard les anciens premiers ministres Manuel Valls, Bernard Cazeneuve et Jean-Pierre Chevènement, l’ancien ministre François de Rugy, l’ancienne ministre Françoise Nyssen, la maire de Paris Anne Hidalgo, la présidente de la région Ile-de-France Valérie Pécresse, le philosophe spécialiste de la laïcité Henri Peña-Ruiz, l’essayiste Raphaël Enthoven, le président du Conseil régional des Hauts-de-France Xavier Bertrand…

Cette énumération, très partielle, montre les limites et le flou (ce qui n’est pas en soi répréhensible) de l’identité de « gauche » dont se réclame le mouvement : il faudrait plutôt parler d’une certaine gauche, ouverte à la droite et accueillant les républicains « des deux rives », selon l’expression consacrée par les courants dits souverainistes. La liste des premiers signataires du manifeste de 2016 est toujours consultable sur le site de l’association. Déterminer le degré d’implication de chacune ou chacun ou distinguer précisément qui, six ans plus tard, se réclame encore pleinement du mouvement ou a pris du champ réclamerait une enquête à part entière. Au chapitre de l’attractivité dont a pu et su faire preuve le Printemps républicain, je dois confesser ma surprise rétrospective de découvrir, dans cette liste, des noms qui, à mon sens, déjouent encore un peu plus les classifications. Sans exhaustivité et sans préjuger de leur position actuelle, il s’agit par exemple de l’avocate Marie Dosé, de l’ancienne leader lycéenne (1998) et aujourd’hui militante féministe et écologiste Loubna Méliane (j’avais lu son livre Vivre libre, publié en 2004 chez Oh!Editions, qui relate notamment son insoumission à un mariage arrangé, soit exactement le genre de témoignage qu’une certaine gauche a décidé d’ignorer), du comédien et écrivain François Morel, du fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme Rudy Reichstadt… Leurs divers engagements de longue date en faveur de l’effectivité des droits humains universels et de la défense des règles démocratiques m’inspirent une estime particulière.

La logique de la punchline

Ces quelques derniers noms, et d’autres encore, non mentionnés ici, représenteraient-ils une aile « modérée » de ce mouvement ? Des non-violents égarés au milieu d’une foule batailleuse ? En tout cas, ce ne sont pas des forcenés notoires et ils n’apparaissent pas dans la chaîne ininterrompue de polémiques accompagnant le chemin du Printemps républicain, qui revendiquait fin 2019 plus d’un millier d’adhérents. Ces polémiques – dont nous donnerons plus loin un exemple éclairant – démarrent sur les réseaux sociaux, espace d’affrontements permanents et terrain de prédilection pour une poignée de responsables du mouvement. Elles illustrent les effets d’entraînement et la radicalisation qui semblent indissociables de la cause laïque lorsque celle-ci, devenue sujet politique central, ne se définit plus que dans son rapport à l’islam. Elle s’écarte ainsi, paradoxalement, de sa dimension universaliste et s’affranchit de son cadrage juridique, qui place tous les cultes à stricte égalité de droits et d’obligations (sauf dans les trois départements d’Alsace-Moselle, restés sous le régime du Concordat de 1802).

Comme toujours lorsque s’installe une polarisation, les excès d’un camp forment autant de justifications au camp adverse, et vice-versa, chaque pôle se nourrissant de l’autre… cet autre dont la nocivité dénoncée sans relâche devient une nécessité existentielle, garantissant la pérennité du combat. Le mode d’expression des représentants homologués, officiels, du Printemps républicain, semble relever de cette logique de la punchline à tout prix, qui, insensiblement mais sûrement, déborde de la forme pour influer sur le fond. Pour autant, et même si elle n’apparaît pas spontanément au premier plan, l’existence de ce que l’on serait tenté d’appeler la « version calme » de l’adhésion aux idées du Printemps républicain ne doit pas être occultée. Elle encourage à affiner l’analyse, au risque d’indisposer les « durs » des deux camps qui tiennent à préserver un monolithisme symétrique garant de leur complémentarité objective.

Mécanique binaire

Dans ce climat, en effet, concevoir la nuance ou même la simple circonspection deviennent des attitudes psychiquement coûteuses pour qui les adopte. Elles mènent soit à un silence contraint et frustrant, soit à l’exercice d’une parole libre mais déclenchant d’éprouvants effets de meute sur les réseaux sociaux. A ce sujet, posons une fois pour toutes que les deux côtés sont aussi bien pourvus. Si vous êtes « pour » le Printemps républicain, ou seulement si vous vous aventurez à partager avec celui-ci un motif ponctuel d’indignation, alors vous êtes forcément – dans l’esprit des « contre » – un odieux raciste islamophobe, partisan d’une perversion discriminatoire de la laïcité, complice de l’extrême droite ou même y appartenant. Vous voilà habillé de brun pour la saison et pour les suivantes. Mais si vous vous opposez au Printemps républicain, que ce soit en général ou sur un point précis, le costume que vous taillent ses inconditionnels n’est pas plus enviable. Vous êtes donc, au mieux, un idiot utile de l’intégrisme et au pire un complice de l’horreur djihadiste. Au prochain attentat (à condition qu’il soit islamiste), attendez-vous à être montré du doigt parmi ceux qui ont idéologiquement « armé le bras des assassins ».

Il est quasiment impossible d’échapper à cette mécanique binaire car chacun des deux camps a ses snipers numériques qui guettent à l’horizon l’apparition de tout sujet exploitable. Le but est de s’en emparer, d’y poser sa griffe et de se l’approprier dans des termes outranciers tels que plus personne, après ne peut l’aborder sans être identifié à son exploitation extrême. Le moindre écart par rapport à la juste ligne est alors sanctionné avec une exaltation d’inquisiteur. Ainsi, exprimer un sentiment de malaise au spectacle d’une petite fille voilée – vivante contradiction avec l’argumentaire d’usage (par ailleurs entendable) sur l’existence du libre choix – suffit à se faire accuser d’islamophobie par les uns. A l’inverse, venant des autres, le verdict de complaisance avec l’islamisme tombera vite sur la tête de l’imprudent qui jugerait que la provocation adolescente d’un collégien invoquant « le Coran de La Mecque » lors d’une algarade en classe n’est sans doute pas un appel au terrorisme ou que toute contestation verbale de la loi de 2004 (interdisant les signes religieux ostensibles à l’école publique) n’est pas une « atteinte à la laïcité ». Les exemples sont légion où, sur une base factuelle au départ anecdotique ou très secondaire, s’enclenchent des batailles polémiques de dimensions et de durées diverses. En dresser l’inventaire occuperait un « livre noir », qui ne serait d’ailleurs pas sans intérêt mais n’est pas notre objet ici.

[à suivre]

L.C.

À la Une

De Najat Vallaud Belkcaem à Jean-Michel Blanquer, un «bruit de fond» très différent

Ce passage, décrivant deux des tempêtes médiatiques qui ont éprouvé l’ancienne ministre de l’éducation quand elle était en fonctions existe dans mon livre « Le système Blanquer » (éditions de l’Aube) mais en version très réduite, car j’avais dû faire des coupes importantes pour rester dans le format. En voici la version intégrale. Je publierai dans les jours à venir d’autres « chutes » de ce livre.

(…) La tâche fastidieuse consistant à égrener des centaines de résultats de requêtes Internet conduit notamment à percevoir avec plus d’acuité le contraste entre – au moins jusqu’au premier confinement en 2020 – le bruit de fond massivement laudatif qui a accompagné les trois premières années du ministère Blanquer et les cabales à répétition subies auparavant au même poste par Najat Vallaud-Belkacem.

Il ne s’agit pas ici de se porter rétrospectivement au secours de la ministre socialiste éprouvée par la contestation de ses réformes, en premier lieu celle du collège, qui a concentré des oppositions aussi vigoureuses que différentes et suscité certaines détestations encore vivaces. L’intéressée est assez aguerrie pour se défendre elle-même et surtout, son action réelle est hors-sujet dans le propos qui nous occupe, centré sur la « perception ». Les opposants, de gauche ou de droite, à la réforme du collège peuvent donc poursuivre leur lecture sans se préparer à un sursaut d’indignation. En revanche, nous allons bien montrer ce qui peut advenir en termes d’équité du débat public lorsqu’une personnalité est à la fois dépourvue du matelas protecteur dont bénéficie le ministre Blanquer et en butte à des animosités que l’on qualifiera de suspectes.

La première des deux tempêtes médiatiques subies par la ministre durant le premier trimestre 2016 s’est déclenchée à propos d’une émission de télévision. Cet emballement n’est pas sans rappeler ce que Jean-Michel Blanquer désigne à l’occasion, lorsqu’il en est la cible, comme une « polémique montée de toutes pièces ». Au cours de l’émission Le Supplément, diffusée le 24 janvier 2016 sur Canal Plus, la ministre est, parmi d’autres personnes sur le plateau, en présence d’Idriss Sihamedi, président de BarakaCity, grosse association caritative musulmane dont le compte Facebook, d’après un article du Monde*, est suivi par 650 000 personnes et qui revendique d’avoir reçu 16 millions d’euros de dons de particuliers depuis 2013.

* « BarakaCity, l’ONG islamique qui dérange », article de Cécile Chambraud et Julia Pascual publié le 27 janvier 2016.

Idriss Sihamedi est venu pour défendre la cause de Moussa Ibn Yacoub, un membre de son association emprisonné depuis décembre au Bangladesh, où il intervenait en faveur des Rohingyas. Après la présentation d’un reportage sur cette affaire, l’animateur, Ali Baddou, interroge cet invité sur le fait qu’il ne serre pas la main des femmes – ce que celui-ci confirme – puis entreprend de le questionner sur le manque de netteté de sa condamnation de l’État islamique. Idriss Sihamedi, dont l’association intervient notamment en Syrie, répond d’abord que celle-ci est « une organisation humanitaire » qui, « de manière générale (…) condamne toutes les exactions, qu’elle soient commises par des groupes armés, par des gouvernements, des juntes, etc. ». Puis, pressé par la réitération de la question, il poursuit: « Je ne vais pas vous dire  »non, je ne condamne pas » s’ils tuent des gens, s’ils brûlent des gens dans des cages, etc., s’ils tirent sur des femmes enceintes, je ne vais pas vous dire  »non je ne condamne pas ». » Et il ajoute : « Je suis gêné de la question ». Ce à quoi Ali Baddou rétorque : « On est gênés de la réponse », avant de se tourner vers la ministre pour lui proposer de réagir. Au moment où Idriss Sihamedi avait confirmé qu’il ne serrait pas la main des femmes, celle-ci l’avait fusillé d’un regard latéral, puis n’avait cessé d’afficher une expression de fureur contenue. Répondant au journaliste, elle s’efforce d’abord de distinguer le cas de « Moussa » de ce qui vient d’être dit. Puis, elle précise au sujet de Barakacity et sur un ton glacial : « C’est une association qui porte une façon de voir les choses qui n’est pas la mienne, à laquelle je ne souscris pas et qui me met aussi mal à l’aise, honnêtement, sur votre plateau, donc je ne rajouterai rien. »

La ministre aurait-elle dû réagir autrement ? Par exemple, faire théâtralement mine (c’était une émission enregistrée) de quitter le plateau ? La question, immédiatement après la diffusion, s’est posée. Elle se pose encore si l’on considère la scène avec six ans de recul. Il y a du pour et du contre. Invitée, elle n’avait pas vocation, sauf événement gravissime, à créer un « clash », d’autant qu’une première partie de l’émission venait d’être consacrée – reportage à l’appui, puis questions à son endroit – à la prévention de la radicalisation dans le cadre scolaire, et que le deuxième sujet restait le sort d’un citoyen français arbitrairement retenu par un pouvoir étranger (il sera finalement libéré et de retour en France en août 2016). Idriss Sihamedi, comme beaucoup d’islamistes, ne serre pas la main aux femmes ? C’est affligeant mais ce n’est pas lui qui a introduit ce sujet ni ne cherche à s’y étendre et l’obscurantisme n’est pas interdit par la loi. Il n’est pas l’interlocuteur de la ministre, ne s’adresse pas à elle (d’autant que tous les protagonistes de l’émission se trouvent alignés sur un même rang face à l’animateur). Ses propos louvoyants, tentant de contourner une condamnation explicite de l’État islamique, lui sont littéralement extorqués par un questionnement insistant : ils ne peuvent, à moins d’une torsion de la réalité, être assimilés à un soutien aux crimes djihadistes. Ces propos suscitent effectivement une gêne – malgré tout un peu convenue lorsqu’on invite un intégriste notoire* – mais cette gêne, alors, vient d’être exprimée par l’animateur, et la ministre vient de s’y associer.

*A noter, pour être complet sur ce sujet, que les ambiguïtés de BarakaCity et de son président Idriss Sihamedi ne se sont pas dissipées avec le temps, bien au contraire. Le 3 septembre 2020, il écrivait sur Facebook « Qu’Allah maudisse Charlie et enflamme leurs tombes à la chaleur du soleil ». La dissolution de l’association a été décidée par le gouvernement le 28 octobre 2020 en même temps que celle du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) et confirmée par le Conseil d’État. En août 2021, Idriss Sihamedi commentait positivement, sur Twitter, la victoire des talibans en Aghanistan.

Dans ces conditions, l’incident mérite-t-il que l’on instruise son procès ? On peut certes s’interroger sur sa retenue. Cela n’a rien de choquant et ce fut d’ailleurs le ton, posé, de certains commentaires, tandis que d’autres, promptement accusateurs, comme par la voix de la députée (LR) Annie Genevard, lui reprochaient son « silence coupable ». Le surlendemain, sous le feu de critiques montantes, la ministre précisait dans un communiqué qu’elle avait « refusé d’engager un débat avec un individu qui se situe en dehors du champ républicain ». Mais déjà, l’affaire tourne à une invraisemblable cabale aux ressorts assez troubles, sous-entendant que cette ministre-là, de par ses origines ou par incapacité à s’en extraire, serait peu outillée pour mener le nécessaire combat contre l’intégrisme islamiste. A peine un peu plus de deux mois après le « 13 novembre » et alors que toute l’action gouvernementale, y compris à l’éducation nationale, est imprégnée jusqu’à l’obsession du thème de la lutte contre la radicalisation, cet angle d’attaque ne manque pas de perfidie. Il ravive aussi le message implicite que portait déjà, le 3 septembre 2014, la couverture de Valeurs actuelles avec l’image de la ministre à peine nommée, dite « de la Rééducation nationale » et surmontée du titre « L’Ayatollah »…

Dans toute comparaison entre les sillages médiatiques respectifs de Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Michel Blanquer cette question de l’inégalité de traitement est omniprésente. Le 28 janvier 2016, à peine quatre jours après l’épisode BarakaCity, un autre exemple de cette disparité apparaît, dans un déferlement surprise sur la « réforme de l’orthographe ». La ministre aurait subitement décidé d’imposer les simplifications orthographiques (dénommées « rectifications ») décidées par le Conseil supérieur de la langue française en… 1990 et avalisées à l’époque par l’Académie française. Une parcelle de vérité étant toujours utile pour démarrer ce genre d’entreprise, cette assertion s’appuie sur le fait que dans le Bulletin officiel de l’éducation nationale (BO) du 26 novembre 2015, où avaient été publiés les nouveaux programmes scolaires, chacun portait en préambule la mention, passée alors parfaitement inaperçue, indiquant que « les textes qui suivent appliquent les rectifications orthographiques ». Si personne ne s’en était ému, c’est aussi parce que ces rectifications sont facultatives et qu’elles ne sautent pas forcément aux yeux lorsqu’elles sont présentes. Depuis qu’elles existent, leur effet consiste essentiellement à desserrer les contraintes : sur les quelque 2400 mots « réformés » en 1990, aucune des deux graphies possibles, la nouvelle et l’ancienne, n’est considérée comme erronée. On peut donc, sans être « fautif », constater au choix un ruissellement (forme traditionnelle) ou un ruissèlement (forme nouvelle), un nivellement (ancien) ou un nivèlement (par le bas, bien sûr…), relater un événement ou un évènement, manger une huître ou une huitre, passer une serpillière ou une serpillère, etc.

En vérité, la question de la simplification de l’orthographe est verrouillée en France pour des raisons idéologiques et tant que la question concomitante du « niveau qui baisse » restera au premier plan : elle déclenche à la fois l’hostilité rageuse des conservateurs qui identifient toute tentative à une baisse des exigences, et les réticences des esthètes, habitués à se jouer des doubles consonnes illogiques, du panache des accents circonflexes et des mots à la physionomie baroque façonnée par l’étymologie. La simplification de l’orthographe compte pourtant de fervents partisans tout à fait honorables – ni militants exaltés, ni réformateurs fous – à l’image de l’historien, grammairien et linguiste André Chervel (prix Guizot de l’Académie française en 2007 pour son Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, éditions Retz) ou de Liliane Sprenger-Charolles, linguiste, directrice de recherche émérite au CNRS… et membre, depuis 2018, du Conseil scientifique de l’éducation nationale mis en place par Jean-Michel Blanquer. Et puisque la complexité n’est jamais épargnée à qui se penche vraiment sur n’importe quelle controverse scolaire, rappelons que le 7 février 1989 la nécessité de « Moderniser l’écriture du français » était proclamée dans un manifeste publié par (encore) Le Monde et signé de dix éminents linguistes… parmi lesquels Jean-Claude Milner, précurseur et chef de file intellectuel depuis 1984 de la détestation du « pédagogisme » !

Les simplifications de 1990, orchestrées par Maurice Druon, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française, n’ont jamais été reniées par celle-ci ni récusées par l’éducation nationale. Les programmes du primaire de 2008, publiés sous le ministère de Xavier Darcos, précisaient déjà que « pour l’enseignement de la langue française, le professeur tient compte des rectifications de l’orthographe proposées par le rapport du Conseil supérieur de la langue française, approuvées par l’Académie française ». Tenir compte ne signifie pas appliquer et n’introduit aucune obligation. Les textes du Conseil supérieur des programmes (CSP) de 2015, même s’ils appliquent ces recommandations pour eux-mêmes, à la différence de ceux de 2008 qui y faisaient seulement référence, n’instituent aucune obligation, ce qui eût été effectivement une réforme aussi intrépide que controversée, pour ne pas dire suicidaire, et nécessitant dans tous les cas une annonce en bonne et due forme et un argumentaire pour la défendre. Certains éditeurs scolaires, surtout sur des manuels du primaire, appliquaient déjà, de leur propre initiative, les modifications de 1990, dont une grande partie est en progression dans les usages. D’autres éditeurs, mais pas tous, questionnés au moment de la polémique, ont annoncé leur intention de le faire à partir de la rentrée 2016. Il n’est pas exclu, ni prouvé non plus, qu’ils aient été encouragés en ce sens par la mention du CSP sur les textes des programmes. Mais dans tous les cas, il s’agit de leur décision. Le 5 février, un communiqué du gouvernement affirmait : « Il ne revient pas au ministère de l’Éducation nationale de déterminer les règles en vigueur dans la langue française. Ce travail revient à l’Académie française, depuis Richelieu ». La réforme dénoncée n’existe pas mais peu importe : en 2016, le complexe médiatico-politique de droite est en mode combat sans merci contre la ministre en place. Le même jour, le titre de une du Figaro était : « La réforme de l’orthographe suscite un tollé ». Au total, l’affaire va saturer l’actualité de l’éducation pendant une bonne quinzaine. Qu’en reste-t-il ? Le dépôt dans l’opinion d’un « module » narratif que l’on pourrait résumer par : les réformateurs fous ont voulu changer notre orthographe sans demander l’avis de personne et heureusement, ils on été bloqués à temps. Dans la vraie vie, on n’a plus parlé depuis 2017 de la pseudo-réforme de l’orthographe et le nouveau ministre n’a d’ailleurs rien eu à annuler en ce domaine. Le rapport d’activité 2016-2019 du Conseil supérieur des programmes n’y fait aucune allusion. Décidément, Jean-Michel Blanquer avait bien raison lorsque, dans les premières pages de L’Ecole de la vie (Odile Jacob, 2014) il plaidait pour « une qualité du débat sur l’éducation qui reste à construire ».

Ces deux plongées détaillées dans le qualitatif aident à comprendre ce qui se joue dans la constitution d’une « image globale » ministérielle. Elles illustrent comment, dans un espace qui n’est même pas, en l’occurrence, celui de la politique réelle mais celui des représentations, peut s’établir – entre deux personnalités, deux discours ou deux incarnations politiques sur l’école – un contraste qui, par ses puissants effets de disproportion, est bien au-delà du simple constat « deux poids, deux mesures ». Ce n’est pas qu’une question de justice envers des individus mais de justesse dans la perception des idées aujourd’hui en concurrence sur le thème de l’éducation, et d’appréhension de la façon dont se forgent les opinions en ce domaine.

L.C.

À la Une

Jean-Michel Blanquer et les risques du marché éditorial

Les spéculateurs boursiers le savent : c’est quand l’action est au plus bas qu’il faut racheter massivement. Mais c’est à condition de voir loin, et de parier raisonnablement sur une remontée. Au CAC 40 des valeurs politiques, le cours du Jean-Michel Blanquer, resté au plus haut pendant quatre ans et demi, s’est brutalement effondré au tournant de 2022, et (même si l’on n’est jamais mort en politique…) ne s’est pas ou pas encore redressé depuis. C’est même une parfaite illustration de la locution latine Arx Tarpeia Capitoli proxima, devenue mise en garde éternelle : il n’y a pas loin du Capitole, cœur du pouvoir, à la roche Tarpéienne, du haut de laquelle fut précipité un héros déchu qui se voyait déjà roi. Dans notre démocratie moderne et – pour combien de temps encore ? – civilisée, ce type d’exécution n’est que symbolique et provisoire.

Il n’en est pas moins cruel, d’autant que ceux (autorités de la Macronie, mais aussi médias) qui ont spectaculairement occulté de leur univers Jean-Michel Blanquer alors même qu’il était encore ministre et qui ont, depuis, observé un parfait mutisme à son sujet, sont exactement les mêmes qui l’avaient continûment encensé depuis mai 2017. Une amnésie qui en dit long sur la fermeté de leurs convictions comme sur leur loyauté sur un plan simplement relationnel. Mais attention : cette dernière remarque est de celles qui pourraient m’exposer au reproche d’avoir été « séduit » par mon sujet, comme l’a impitoyablement relevé le Café pédagogique en rendant compte de mon livre. Les gardiens de la juste radicalité veillent, prompts à déceler une connivence coupable derrière la nécessaire empathie qui dicte tout travail journalistique centré sur une personne. Revenons plutôt, succinctement, sur les circonstances de ce passage de notre personnage de la glorification à l’effacement – ou plutôt à l’effaçage, on n’ose pas dire à l’application d’une cancel culture.

Une part de malchance peut suffire à ruiner le dispositif en apparence le plus solidement établi – et le « système Blanquer » l’était. Cela n’empêche pas que son constructeur, bien avant sa chute, était déjà vilipendé par une majorité d’enseignants. Mais à un variant de coronavirus près, il pouvait achever son parcours ministériel sans encombre, en faisant même le V de la victoire de celui qui avait su, selon l’argument martelé durant toute la crise sanitaire, « maintenir l’école ouverte », préservant ainsi la France d’un désastre cognitif et psychologique. Avec le variant Delta, et quel que soit le niveau d’exaspération des enseignants, cela marchait encore. Avec Omicron, cela ne marcha plus. Le énième protocole sanitaire de cette désormais si lointaine rentrée de janvier 2022 (tout ce qui précède le 24 février paraît d’un autre siècle) a été celui de trop. La communication de ses grandes lignes la veille, par le biais d’un entretien au Parisien-Aujourd’hui, donc en privilégiant un « plan média » plutôt que la sobre communication technique aux personnels, a été la « com » de trop.

De toute façon, et quel que soit le sujet, tout était déjà « de trop » dans l’opinion enseignante, où même les modérés se montraient à cran, tandis que nombre de détenteurs de la mémoire du monde éducatif maniaient avec de plus en plus d’insistance la comparaison avec Claude Allègre, ministre de 1997 à 2000, qui avait réussi à faire lever sur sa personne un vent de détestation quasi unanime. Ayant suivi cette période, je ne peux pas souscrire entièrement à cette comparaison : Claude Allègre, incarnation d’un mépris tous azimuts et d’une suffisance bornée qui feraient de lui plus tard un désastreux propagandiste du déni climatique, s’était rendu insupportable à ses propres partisans et insultait ouvertement les enseignants qui, n’hésitait-il même pas à proférer, « défilent avec leurs litrons ». Quoi que puissent en dire aujourd’hui ses détracteurs, Jean-Michel Blanquer n’a jamais joué ni même intimement pensé dans ce type de registre. Et même à son niveau élevé d’impopularité – je ne discute pas ici de sa quantification, ni de ses motifs ni de la part qui peut en être attribuée ou non à l’usure produite par la pandémie – celle-ci se traduisait plus en profonde lassitude qu’en mobilisation hostile.

Celle-ci est arrivée d’un coup dans la foulée du dernier protocole : quelques jours d’incubation ont suffi pour que soit lancée la grève « historique » du 13 janvier – historique car englobant jusqu’aux syndicats d’inspecteurs et, de manière rarissime, les syndicats des personnels de direction ; historique car réunissant ponctuellement la totalité d’un spectre syndical habituellement clivé en deux grandes factions irréconciliables (partisans de la lutte revendicative versus adeptes de la négociation, pour simplifier). Ce mouvement, particulièrement malvenu pour le pouvoir au moment où devait démarrer la campagne présidentielle, fut la démonstration qu’un énorme ressentiment s’était accumulé bien au-delà des organisations traditionnellement pro-grève. C’est à partir de ce jour-là que, dans les rangs de la Macronie, beaucoup ont basculé d’une idée à l’autre dans leur perception du personnage Blanquer : l’image du ministre droit dans ses bottes remettant l’éducation sur ses rails a cédé la place à celle du « boulet » risquant de faire manquer quelques pourcentages de votes à Emmanuel Macron le jour décisif. Au soir du 13 janvier, Jean-Michel Blanquer était déjà sous tutelle, ostensiblement chapeauté par le premier ministre Jean Castex pour recevoir les syndicats. Cependant, cela pouvait encore passer pour une manœuvre tactique destinée à le préserver en faisant baisser la pression directe contre lui. Et il n’était pas non plus mis hors jeu puisque, esquissant en quelques mots une autocritique contrainte, c’était encore lui seul qui, à la sortie de cette concertation sur le vif, en commentait les résultats. Mais le coup de grâce absolu, rendant impossible tout rétablissement, est venu trois jours plus tard et en un seul mot : « Ibiza ». Le lundi 17 janvier, un article de Mediapart révèle que le ministre était en vacances sur l’île d’Ibiza, en Espagne, au moment où il finalisait le fameux protocole puis en dévoilait le contenu dans une interview, à distance, au ParisienAujourd’hui.

Objectivement, rationnellement, l’information en elle-même présentait un intérêt des plus limités : les ministres, de toutes couleurs politiques et à plus forte raison s’ils sont aux prises avec un contexte difficile, sont généralement de l’espèce qui ne se repose jamais vraiment. Leurs vacances sont très relatives et sous astreinte. Bourreau de travail notoire, Jean-Michel Blanquer aurait bouclé à l’identique ce protocole fatal depuis n’importe quel endroit. Mais la politique, chacun le sait, se joue sur les affects et les symboles. Les arguments que le ministre lui-même et son équipe ont tenté en vain de faire valoir étaient inaudibles. A la fois surprenant, « trop fort » – comme on dit – et irrésistiblement drôle, le symbole Ibiza a littéralement enthousiasmé les détracteurs du ministre, de l’enseignant de base jusqu’au militant syndical aguerri en passant par le simple citoyen opposant. Ce qui leur était resté inaccessible par les voies classiques du rapport de forces – « dégommer » ou même seulement vaincre ponctuellement un personnage politique jusque-là inexpugnable et inexorablement résilient – était soudain à leur portée par des voies inédites, à la fois impalpables et imparables : comme s’il suffisait à chacun de communier dans l’hostilité pour que celle-ci se fasse performative et que la cible se désagrège à vue d’œil, vengeant ainsi des années d’impuissance.

Comme un formidable potentiel d’électricité statique, l’hostilité était dans l’air. Après l’affaiblissement causé par la grève, le symbole Ibiza, dont la dangerosité avait totalement échappé au ministre, a été l’élément déclencheur de l’éclair qui l’a foudroyé. Pour la foule de celles et ceux qui le détestent, ce fut alors carnaval, à l’image des membres du collectif Ibiza défilant joyeusement devant l’entrée du ministère autour du sosie du ministre et militant écologiste Nour Durand-Raucher, sans que la moindre intervention policière, devant le risque évident d’aggraver les dégâts, ne puisse l’empêcher. Cette victoire, savourée par la gauche désespérée et désespérante où je compte la plupart de mes amis, n’était en fait qu’un substitut de victoire, la suite des événements montrant aujourd’hui que la plupart des éléments constitutifs du « système Blanquer » et la matrice qui l’a fait advenir sont encore en place malgré un ostensible réagencement de façade.

Pour être franc, l’éclair n’a pas foudroyé que Jean-Michel Blanquer. Il a aussi foudroyé le livre que je lui ai consacré (Le système Blanquer, éditions de l’Aube) et, indirectement, un peu son auteur qui avait mis toutes ses forces et de longs mois de travail dans sa confection. Dans ce genre d’entreprise, un pacte faustien s’établit entre le journaliste et son personnage. Même s’il n’est pas « autorisé », même si un regard critique guide sa rédaction, l’ouvrage participe de la dimension publique du personnage étudié, du seul fait qu’un journaliste a jugé celui-ci suffisamment important pour en faire son sujet. Avant « Ibiza » et plus encore avant la grève du 13 janvier, l’avenir à court terme de Jean-Michel Blanquer semblait parfaitement tracé : il serait un des acteurs de la campagne présidentielle, fort de « l’école ouverte » et de son action revendiquée sur l’enseignement des « fondamentaux », puis, en cas de réélection d’Emmanuel Macron, le très probable détenteur d’un nouveau ministère, de préférence régalien. Après Ibiza, cette perspective s’évanouissait. De ce fait, le livre censé arriver à point nommé sur un personnage au cœur de l’actualité est devenu le livre sur un personnage disparu de l’actualité. A l’époque de l’accélération de celle-ci par la prédominance organisée de « l’info » immédiate, c’est fatal. Au cas où cela n’aurait pas suffi, l’invasion de l’Ukraine une semaine après la parution a fait le reste, reléguant pour un temps, et de manière compréhensible, tous les autres sujets à l’arrière-plan.

Quelques jours avant la parution, et alors que je venais d’annoncer celle-ci sur Twitter, me venait en retour cette remarque amicale d’un de mes followers, proviseur de lycée : « Jean-Michel Blanquer n’a vendu que 620 exemplaires de son livre « Ecole ouverte ». Vous devriez faire un peu mieux (je vous le souhaite en tout cas ». J’ignore d’où il avait tiré ce chiffre et s’il était exact. Je lui ai répondu que durant le travail, je m’étais « souvent demandé si je n’étais pas en train d’écrire pour un microcosme de 150 hyperspécialistes en France… » Je me le demandais d’autant plus que je savais le contenu, à beaucoup d’égards, à contre-courant. D’abord, bien sûr, à contre-courant du rejet radical et ad personam du ministre, discours submersif en provenance du monde éducatif depuis janvier. Non que mon livre soit exempt de critique et même d’une « déconstruction » méthodique du discours ministériel « sur l’école et la société » mais s’il existait un marché évident, c’était pour du bashing énergique et non pour les nuances et précautions diverses dont je fais mon miel. A contre-courant, donc, plus généralement, du règne de la punchline qui envahit tout le débat public. A contre-courant, enfin, ce qui n’est pas rien, de l’idéologie aujourd’hui la plus puissante, bien que non unique, et la mieux relayée sur l’éducation, à savoir la stigmatisation du « pédagogisme ». En cherchant un peu, il est possible de trouver encore dans mon propos d’autres postures à contre-courant, notamment une distance envers certaines analyses militantes trop simplistes à mon goût, ainsi qu’une circonspection marquée envers les envolées scientistes autour des neurosciences et du recours aux évaluations présentées comme infaillibles. L’addition de tous ces écarts, auxquels je n’ai pas envisagé une seconde de renoncer, aboutissait à un relatif défi qui, à mon sens, devait être relevé.

Alors, finalement, combien d’exemplaires vendus ? Plus ou moins que L’école ouverte ? A l’heure où sont écrites ces lignes, le 21 novembre 2022, je n’en sais toujours rien. Je n’ai pas cherché à le savoir. Je n’ai pas posé la question à mon (excellent) éditeur. Je crois, j’en suis même sûr, qu’il existe d’autres moyens de connaître les ventes d’un livre mais je n’ai pas fait la démarche de les consulter. Pourquoi ? D’abord parce que même à 150 exemplaires, si tel devait être le cas (c’est envisageable), je n’aurais aucun regret d’avoir écrit ce livre. J’en reste avant tout au sentiment d’avoir « fait ce que j’avais à faire » et laissé un document utile. L’actualité n’a pas évolué dans un sens favorable au succès ? Tant pis, c’est le jeu, j’assume. Alors, dans ce cas, pourquoi rester dans l’ignorance ? Très certainement pour avoir voulu me protéger et laisser le temps atténuer l’enjeu personnel, et j’assume aussi cette fragilité. J’imagine qu’une bonne âme, dès que le présent texte sera mis en circulation, s’empressera de m’affranchir sur le résultat et j’imagine aussi que cette bonne âme, si elle est inamicale, pourrait m’accabler de sarcasmes. Peu importe, désormais. D’autre sujets m’attendent, même si, devenu par la force des choses « blanquerologue » diplômé, je n’ai pas forcément tourné la page de celui-ci.

A propos, lorsque j’ai rendu la première version de mon manuscrit, il atteignait les 650 000 signes (espaces compris). J’ai dû en quelques jours et nuits et au prix de sacrifices perpétrés à la hache, le ramener au format plus raisonnable de 450 000 signes. Il y a donc des « chutes », dont certaines que j’entends publier sur ce blog, ranimé pour l’occasion. Un petit cadeau de fin d’année pour les 150 lecteurs « premium » du microcosme.

L.C.



À la Une

Une classe de banlieue au pays des mille fromages (14)

Mai 2006 / Coquillages et crustacés

Bien… Il est temps d’appeler les enseignants en séjour. Je les appelle matin et soir. Pas pour surveiller, chacun sait ce qu’il a à faire. Mais pour savoir comment les choses évoluent. A Oléron, Sylvie est ravie. Elle me parle sur le chemin du retour de la plage : ses élèves apprennent, découvrent et font des remarques pertinentes sur le littoral, les coquillages, les mollusques et les bivalves. Là encore, elle prend la mesure de la nécessité de l’expérience sensible pour les progrès scolaires des enfants. Là où les familles assurent elles-mêmes ces expériences, à l’occasion de vacances banales, avec des parents ou des grands parents disponibles, le cours sur les bivalves n’a pas besoin d’être transporté au bord de la mer, car les enfants refont appel à leurs souvenirs de vacances. Mais les nôtres, il faut les emmener à la mer pour travailler sur les coquillages, au théâtre pour leur faire découvrir Marivaux, au zoo pour trier les mammifères des ovipares… Et puis, à l’école, il faut laisser une place à cette expérience sensible, permettre l’expression personnelle, l’estime de leurs origines sans jamais les y réduire.

Bien sûr, on pourrait m’objecter que l’expérience sensible existe aussi « au pays » et qu’elle est peut-être encore plus sensible. Mais il se trouve que l’égorgement du mouton au bled n’est pas au programme, pas plus que la récolte du riz au nord du Sénégal… De plus, au bled, mamie a du boulot. Au Sénégal, papa doit aider sa famille et maman passe du temps à parler avec ses sœurs, ses cousines et ses copines. L’enfant zone avec les mômes du village, mais dès dix ans, il se morfond, regrette sa PlayStation et l’école, et se fait traiter de « Français ». L’expérience du pays de ses parents, c’est souvent qu’il en parle mal la langue et qu’il en comprend mal les codes. Dans les familles cultivées, non seulement les enfants ont des expériences variées de vacances, de sorties, de loisirs, mais en plus les parents verbalisent, expliquent, mettent en relation pour créer un contenu culturel utile, assurant la reproduction de la distinction scolaire. Mamie raconte que le « bi » de bivalve veut dire deux en latin, et explique au bambin de cinq ans la notion de préfixe. Papa résume la logistique de l’ostréiculture lors de la visite du parc à huîtres, et maman complète sur l’intérêt de l’iode dans la santé du cerveau. Vous pensez que j’exagère ? Pas du tout : j’évoque ici une vraie famille, que j’ai suivie un jour à Oléron pendant une heure pour noter l’organisation des savoirs transmis… C’est tout cela que nous remplaçons, partiellement, lors des classes transplantées.

A Port-Bail, Valérie a du souci avec Soraya. J’ai refusé qu’elle emporte son médicament (elle n’avait pas d’ordonnance, elle est multi-allergique et non francophone, on ne peut pas se permettre la moindre erreur). Elle a très mal aux dents et Valérie devra l’emmener chez le dentiste demain. Pas de sécu, pas de CMU, la consultation sera pour la coopérative scolaire, sauf si le médecin, compréhensif, accepte de consulter gratuitement (cela arrive, mais pas très souvent).

Point 2016-2017 / Remontées de terrain

En hommage à Charlie, mais aussi pour parler des tueries de l’Hypercacher du lendemain,  nous avons décidé de publier un journal, avec tous les textes et les dessins que les enfants avaient produits et choisis. Comme le journal de la ville s’appelle Bonjour Bobigny, les enfants ont choisi le titre « Bonjour Marie Curie ». Les directeurs avaient été réunis par l’Inspectrice. Elle voulait des « remontées de terrain ». Dans certaines écoles, des personnels avaient refusé de faire la minute de silence, d’autres s’étaient absentés à ce moment, des enfants parfois tenaient des discours confus. Massivement les familles étaient choquées par l’assassinat des journalistes, mais aussi par la publication de dessins considérés par elles comme islamophobes et les enfants étaient partagés. 

Les plus jeunes avaient peur, simplement peur. Certains préféraient dire « des voleurs ont attaqué Charlie hebdo » dans leur texte, pour gommer l’image de l’assassinat, du sang, de l’effroi qui en résulte. Un enfant a même dessiné des personnes jouant au foot. En dessous du dessin il avait écrit : j’ai dessiné une partie de foot car si tous ces gens étaient morts, ce serait trop triste. Il leur avait donc construit un petit paradis. Les plus grands avaient été exposés à des discussions trop complexes pour eux. Nous avons dû prendre beaucoup de temps pour expliquer la liberté d’expression, la laïcité, le respect dû aux religions. Pour beaucoup, la confusion entre la loi (ce qui est ou non légal de faire) et le péché (ce qui est ou non licite du point de vue d’une religion) était très présente.

A suivre…

À la Une

Une classe de banlieue au pays des mille fromages (13)

« Alors, faute de se déplacer en France, on a fait du jardinage »

Mai 2006 / Deux départs

A l’école dès 6 heures 30. Deux départs ce matin à accompagner. Une petite pluie fine, mais Météo France nous confirme que sur le littoral, le soleil a percé les nuages. « Oléron » part à 7 heures 30 et « Port Bail » à 8 heures 15. Comme il n’y a pas de rues dans le quartier, nous devons attendre l’autocar tout au bout de la cité, au bord d’une route à trois voies. Mais tout le monde a maintenant l’habitude et les enfants sont à l’heure, avec des bagages adaptés. Deux contrariétés : Flora et Haroun manquent à l’appel. Comme nous l’avions redouté, la mère de Flora règle ses comptes avec l’école en empêchant sa fille de partir. Pour Haroun, nous ne savons pas ce qui se passe.

Point 2016-2017 / Charlie de plein fouet

Petit à petit, les voyages sont devenus de plus en plus difficiles à réaliser et leur nombre s’est drastiquement réduit, pendant que l’on s’habituait aux reculs sociaux, aux enfants hébergés, à la misère, aux parents égarés. Alors, faute de se déplacer en France, on a fait du jardinage, car les enfants ont besoin de racines, et planter des graines, remuer la terre leur fait toujours du bien, en inscrivant leur enfance dans une terre qui se trouve quelque part. On a colonisé la butte qui nous sépare de la voie de chemin de fer : un terrain qui appartient pour moitié à la ville et pour moitié à RFF (Réseau ferré de France), mais séparé de la cour par une petite barrière, avec une porte pour permettre aux jardiniers de tondre la pelouse. On a travaillé au compostage, à la récupération des épluchures de légumes et des trognons de pommes de la cantine.

On en était là lorsque l’attentat de Charlie nous a frappé de plein fouet. Personne dans l’équipe ne lisait ce journal et moi-même je n’aimais pas beaucoup l’humour gras franchouillard qui y régnait. Mais assassiner des journalistes rappelle à chacun « les heures les plus noires de notre histoire », celles dont tout le monde pensait qu’elles ne reviendraient pas. On a donc décidé de faire la minute de silence tous ensemble et non pas chacun dans sa classe, et j’ai écrit un petit discours, car dans les réunions de classe, les enseignants se sont tous aperçu que les enfants avaient été confrontés à des images, à des discussions, à des récits, mais que personne, souvent, n’avait pris le temps de parler avec eux et pas seulement devant eux.

A suivre…

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Une classe de banlieue au pays des mille fromages (12)

Mai 2006 / Comme une princesse

A partir de la semaine prochaine, les départs et les retours vont s’enchaîner. Durant trois semaines, je vais être mobilisée pour que tout aille bien : pour que les trains et les autocars fassent des transports cohérents, que les chéquiers soient présents sur chaque séjour, que les malades soient soignés, et surtout que les enfants reviennent avec des images, des sensations et des rêves plein la tête.

Ils vont écrire, ils vont décrire, recevoir du courrier, photographier, étudier, expérimenter, et ce qui passe aux yeux de certains parents pour des « vacances » va prendre tout son sens scolaire. Un lieu d’étude, un terrain d’expériences, le début d’une vie citoyenne dans un groupe de pairs dans lequel les enfants vont pouvoir se sentir en sécurité : un concentré de tout ce qui nous semble indispensable d’apprendre à l’école primaire. Contrairement à ce qui se fait habituellement dans les colos, nous n’autorisons pas les enfants à téléphoner (sauf certains enfants étrangers fraîchement arrivés en France) et ils apprennent à médiatiser par l’écrit (leurs parents aussi, parfois).

Pour régler les derniers préparatifs du départ, Valérie a prévu un petit déjeuner avec les parents,. Suite au revirement de Haroun, à la dernière minute, elle part avec 100 % de son effectif et cela la rend joyeuse. Les parents (dont il faut cesser de dire qu’en ZEP, ils ne s’investissent pas, ne s’intéressent pas, etc…) sont sagement assis et servis par leurs enfants qui préparent du thé, du café, des tartines et des jus de fruits. Les enfants sont actifs et sérieux, et les parents légitimement fiers de leur bonne attitude. Je suis invitée. Aussitôt arrivée, voilà que Soraya et Houda cherchent à me choyer. Les mamans d’Areski et de Thierno le remarquent et se moquent gentiment de moi : votre métier est bien agréable, vous êtes comme une princesse ici. Mais elles savent bien que ce n’est pas tous les jours la fête à l’école.

Le papa de Mahamadou me demande si mes vacances étaient bonnes. Surprise, je lui dis que mon absence n’était pas pour me reposer, mais pour m’occuper de ma maman qui est malade et habite loin. Surpris à son tour, il a du mal à croire que nous aussi, nous nous occupons de nos parents âgés. Je le rassure : il se dit beaucoup de vilaines choses mais en Europe aussi, beaucoup de gens aiment leurs parents jusqu’à la fin de leurs jours. Les enfants ont exposé leur travail préparatoire de la classe verte. Nous ne recevons pas les parents seulement pour partager un petit-déjeuner, mais Valérie a l’ambition de leur faire comprendre aussi ce qu’elle fait avec les enfants, ce qu’ils apprennent et leurs progrès.

Passant de table en table, je parle à Tarik, le petit frère de Lyes, qui a deux ans. Je lui dis d’être sage et que lui aussi, il pourra venir apprendre ici, avec Barbara, avec Valérie, comme son frère. Je lui dis qu’il va apprendre à lire, et à compter, à écrire. Tout en suçant son biberon, il m’écoute religieusement. J’adore faire ça. Et je suis persuadée que cela marche, que ces paroles de confiance performative restent dans le cerveau frais des petits et que mes souhaits se réalisent. Cela participe bien de la culture orale des parents, et ce lien qui nous inscrit dans la durée avec toute la fratrie des enfants de la famille aide tout le monde à trouver sa place.

Je demande au père de Nithilan pourquoi rien n’est payé pour la classe verte d’Aramagal, la petite sœur ? Le père me fait dire par son fils que la petite fille ne veut pas. J’affirme qu’elle veut, mais qu’elle est trop timide pour le dire, et j’ajoute que la classe verte d’Aramagal est celle que je vais accompagner. Et aussi qu’elle aura une place avec moi dans la tente. Le père m’observe : il est immense et d’un calme royal. Il me répond en anglais. Je n’ai rien compris, mais Nithilan me traduit : il est d’accord, il va voir pour l’argent. On va dire que chez nous, sans une certaine ténacité, il y aurait plus de garçons que de filles en classe verte…

Point 2016-2017 / Vecteurs du progrès

Je me souviens qu’Eric était dans sa classe. C’était, à l’époque, l’enseignant de la classe des non francophones. Il avait l’habitude de rester le soir après la classe pour tout corriger et préparer sur place, avant de rentrer à vélo dans le Val-de-Marne. Tout en corrigeant, il écoutait la radio sur un petit poste qui lui servait aussi à faire écouter des chansons à ses élèves. Il est descendu, affolé, jusqu’à mon bureau pour m’annoncer la nouvelle : des avions s’étaient précipités sur les tours de New York, et il y avait des centaines de morts. C’était terrorisant, mais c’était tout de même loin. Nous on s’était sortis des attentats du GIA de 1995 et 1996 dans les transports parisiens, même si tout le monde avait bien vu les modifications de l’ambiance dans les cités de banlieue après les années 1990 avec l’arrivée de prédicateurs rétrogrades.

Petit à petit, on s’est habitués au retour de la guerre, en Afghanistan, en Irak, à la déstabilisation de dizaines de pays, au chaos qui s’installait là où on nous avait promis des pays en voie de développement. Mais l’inconscience, l’égoïsme nous ont laissé penser que nous ne serions pas menacés. Ce qui était important pour nous, enseignants de banlieue c’était de résister à la pression religieuse qui devenait pesante dans les quartiers d’apartheid social où se concentraient des musulmans d’origine maghrébine ou africaine et des protestants d’origine antillaise ou africaine, adeptes de sectes variées souvent financées par les protestants anglo-saxons.

Pour y résister, nous avions fait le choix d’emmener chaque année ou presque les enfants une semaine loin de Bobigny, d’explorer des villages français, des montagnes des Alpes, des plages bretonnes, de faire des randonnées en Ardèche, de vivre dans une ferme dans le Jura, ou de pratiquer du char à voile en Normandie. Bref, de lutter contre une vision étriquée du monde, de leur faire imaginer que la langue des banlieues n’a cours que dans les limites de leur cité et que la France est bien plus vaste et diverse. Nous ne luttions pas contre les religions, nous luttions pour la laïcité.

Nous avons lutté avec courage et détermination pour une vie commune et partagée. Nous avons choisi de rester dans une banlieue où les français blancs et hexagonaux de souche sont minoritaires en nombre, car nous étions bien avec les familles de toutes les immigrations. Notre métier avait un sens, puisque ce que les élèves apprenaient à l’école, ils n’auraient pas pu l’apprendre ailleurs. Nous étions donc des vecteurs du progrès social et cela suffisait à créer du bonheur pédagogique. Nous étions certains que le destin de nos élèves se mêlerait au nôtre. Mais les attentats, les guerres, les injustices ont décidé d’un autre chemin, dans lequel chacun se replie sur l’entre-soi. Lorsque plus personne ne voudra de la laïcité, lorsque chacun se présentera d’abord comme membre d’une communauté religieuse, d’abord comme membre d’un groupe social, et que la culture de chacun ne permettra plus de manger ensemble, de boire ensemble, d’aller à l’école ensemble, d’habiter le même quartier, d’avoir des souvenirs d’enfance partagés, tout sera en place pour de grands reculs dont tous souffriront, je le crains. Parfois, je pense que nous sommes les derniers des Mohicans de banlieue.

A suivre…

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Une classe de banlieue au pays des mille fromages (11)

coffre-fortMai 2006 / Savoir quoi faire de son argent

Lundi prochain, il y a deux séjours qui partent. Il faut vérifier avant toute chose les autocars. Il faut aussi tenter in extremis de faire venir les derniers irréductibles, et pêcher les derniers règlements. Plus les parents sont perdus, plus ils ont du mal à s’organiser, à passer voir une assistante sociale dans les temps impartis, à payer de manière échelonnée… A la fin, c’est usant, la veille des départs. Parfois, nous nous battons encore pour tenter une dernière médiation, et parfois, ça marche.

Je vois Emmanuel qui doit partir avec Sylvie à Oléron lundi. Dans sa classe, il reste Flora qui ne vient pas. Stéphane a le même problème dans la sienne avec Octave, le petit frère de Flora : pas de règlement, pas de réponse claire, des enfants qui ont envie de partir et des parents qui ne nous donnent pas de réponse. J’appelle donc le papa, sur son portable, pour savoir ce que nous faisons, si les enfants partent et si un règlement peut nous être versé. Le papa me garantit le versement d’un chèque lundi et la venue de sa fille. Emmanuel est ravi : il emmène tout le monde ! Dix minutes après, c’est la maman qui rappelle : quelle idée avons-nous eue d’appeler le papa ? C’est elle qui décide, et elle ne veut pas. Emmanuel lui demande de ne pas régler ses comptes avec moi contre l’intérêt de Flora. Que se passera-t-il lundi ? Mystère. Mais nous avons sa place de train et ses repas sont commandés.

Nous ne savons toujours pas si Haroun va partir en classe de voile. Le père a signé, la mère a dit d’accord, et pour finir c’est l’enfant qui dit non. Mais, quel est ce non ? Un non d’argent ? Un non d’inquiétude ? Il faut que je prenne contact. Heureusement, lorsque j’arrive à l’école, l’histoire semble être réglée (mais pas le séjour). Je profite de l’étude pour dire au gamin que ce serait bien d’amener ses parents au départ demain. Il n’est jamais trop tard pour payer. Carline, elle, partira, même avec quelques euros. Nous savons qu’il est difficile d’arriver en France et que trouver l’argent de la classe verte, c’est trop. Sylvie, l’instit du CE 2 lui prêtera des bottes, Emmanuel, l’instit du CM 1/CM 2 le petit anorak de sa copine. Une année, nous avions même lavé des vêtements pour faire la valise d’une petite dont la maman était malade. Dans ces cas-là, chez nous, tout le monde sait se mobiliser. C’est de là que vient notre autorité incontestable (et, au fil du temps, relativement incontestée) sur les enfants de cette école. Nous attendons beaucoup de leur part, mais nous ne mégotons jamais notre aide et notre investissement. Et ils s’en souviennent. Cela fonde notre autorité, loin de la violence.

Le papa de Carline vient nous voir. Il est d’accord pour que sa fille vienne, mais il est sans ressources, nourri par un cousin qui l’héberge. Il n’a pas un centime, n’est pas allé voir l’assistante sociale. Je vais demander le secours lundi et je verrai ce qui pourra être payé. En attendant Carline part avec seulement sa valise et sa brosse à dents. C’est ensuite la maman de Lyes qui m’attend avec son chéquier. Elle me le tend : elle ne sait pas écrire. Je prends Amira, sa fille, avec moi derrière le bureau et lui montre comment je fais. J’avais déjà appris à son grand frère. Maintenant c’est son tour : elle est en CE 1 et sait bien écrire les nombres en lettres. Pendant qu’elle remplit tout case par case, y compris l’ordre, la date et le report du montant sur le talon, je regarde Tamara, restée sur les genoux de maman : l’an prochain, en CE 1, toi aussi, tu apprendras à faire les chèques.

Toutes les classes de grands sont au rugby et tous les CP à la préparation du championnat. Avec seulement des CE 1 et des CE 2, la récré est calme. Aïda, en CM 2 chez Emmanuel, ne peut faire de rugby en raison d’un problème d’articulation du genou. Elle reste avec moi tout l’après-midi. Nous sortons l’argent du coffre et faisons ensemble les comptes des chèques et des espèces. Elle n’a jamais vu tant d’argent d’un coup. Une fois tous les classeurs vidés nous avons 3 800 euros sous les yeux. Je la regarde et, pendant cinq minutes, nous jouons avec les billets « à la dame qui ne sait pas quoi faire de son argent ». On dirait qu’on achèterait ci, qu’on achèterait ça…

Point 2016-2017 / De l’énergie

Cela fait bien longtemps que je n’ai pas compté l’argent de la coopé avec les élèves. J’ai toujours peur que ce soit difficile pour eux d’en voir autant. Nous ne sommes pas riches, mais nous bougeons beaucoup. Nous connaissons par cœur toutes les possibilités d’aller faire des visites gratuites : musées nationaux (toujours gratuits pour les scolaires), expos de la bibliothèque municipale, partenariat avec la MC 93, base de loisirs de Champs-sur-Marne (une ancienne sablière reconvertie en base de voile et de canoë, dans laquelle nous pouvions aller jusqu’à l’année dernière, mais cette année, l’association qui gérait le lieu a été dissoute et nous ne savons pas si cette possibilité restera ouverte). On peut faire bien avec peu de moyens. Mais il faut y mettre beaucoup d’énergie, ou bien – et c’est une incitation qui parvient souvent à beaucoup d’enseignants, ces derniers temps – il faut accepter des financements de fondations privées, avec le risque de mettre le doigt dans un engrenage qui nous dépasse.

A suivre…

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Une classe de banlieue au pays des mille fromages (10)

 

plage

Mai 2006 / Gris dans la mer, rose au marché

J’ai le Kurdistan devant mon bureau ce matin : les mamans de Zahide et de Gamze m’attendent, avec deux garçons, Adil et Yilmaz pour faire les traductions. Nous devons parler argent, certificats de vaccination, autorisations de départ et fiches médicales. Voilà un bon exercice pour les garçons. Ligne par ligne, nous remplissons chaque fiche. Est ce que la petite fille est malade ? Asthmatique ? Allergique ? Est ce qu’elle n’aime pas manger quelque chose ? Là, je sens la difficulté arriver : les deux garçons comprennent bien de quoi il s’agit mais ne connaissent pas le nom en français. Il expliquent :  « un petit animal gris dans la mer et rose au marché »… Coup double : Yilmaz et Adil vont garder le mot « crevette » en mémoire, c’est sûr, et nous avons économisé l’argent du contribuable sur un traducteur agréé.

Les mamans s’apprivoisent. Je leur explique la liste des vêtements et leur montre qu’elles peuvent même, à ce sujet, se servir des fiches outils que possèdent Güzel et de Orkide, leurs deux petites : elles sont pleines de dessins et faciles à comprendre. Le visage de l’une d’elles s’éclaire. Manifestement, elle a déjà regardé le cahier d’atelier de sa fille et réalise que cela peut aussi lui servir. Allons, une petite réduction de facture pour aider au départ, et l’affaire est dans le sac… Il me reste douze parents à joindre pour les règlements de séjour. Souvent, ils font traîner jusqu’au dernier moment. Il faut les joindre, comprendre ce qui se passe, les aider et ne jamais se décourager pour aboutir, et connaître enfin le budget réel de la classe verte.

Point 2016-2017 / Fluidité mentale

Il faut que les enfants d’origine étrangère accompagnent leurs parents dans l’apprentissage du français. De tout temps, les enfants d’immigrés ont eu cela à leur charge. Souvent, la fluidité mentale et affective nécessaire pour passer d’une langue à l’autre finit par les rendre plus intelligents. Ayant construit deux langues, ils passent parfois étonnamment bien à une troisième. Mais à condition de l’avoir réellement construite. Car il arrive aussi que plus personne ne parle de langue maternelle dans la famille, et que toute la famille parle un sabir franco-autre chose confus qui fait que l’enfant se perd partout, dans la ou les langues maternelles de ses parents, en français, et lorsqu’il faut ajouter l’anglais, il se noie complètement. Désormais, nous devons commencer l’anglais en CP, avec des élèves qui ne maîtrisent pas 1000 mots de français… Il y a des enfants qui apprennent vite. Mais d’autres restent dans des confusions interminables et chaque langue ajoutée sur une base instable ajoute de la confusion au magma de départ. En 2001, Jack Lang, alors ministre de l’éducation, a lancé un « plan langues vivantes à l’école primaire », qui a été appliqué progressivement et réaffirmé dans un Bulletin officiel du 8 août 2007 intitulé « Programmes de langues étrangères pour l’école primaire. Mise en œuvre du cadre européen commun de référence ».

Un peu partout, et à Bobigny aussi, c’est surtout l’anglais qui s’est imposé. La première année (en 2004, je crois, chez nous), nous avons eu des intervenants pour tous les enseignants qui ne se sentaient pas en mesure d’enseigner une matière inconnue. Il n’a pas fallu plus de deux ans avant que tous les jeunes enseignants qui avaient eu plus de 12 de moyenne au concours soient « automatiquement habilités à enseigner l’anglais ». Mais les autres devaient « passer l’habilitation ». La confusion s’est accrue, car l’administration n’envoyait plus d’intervenants. Dans notre école, un enseignant à qui l’inspection avait refusé l’habilitation a été sommé d’enseigner tout de même l’anglais… Désormais, à part quelques collègues bientôt retraités, tout le monde est « habilité ». Et il est obligatoire de « faire des échanges de service » pour que toutes les classes fassent le programme en anglais. Dès le CP, il faut y consacrer deux fois 45 minutes par semaine. Au départ, c’est surtout de l’oral, avec des jeux, des chansons… À partir du CE1, il y a des leçons, des écrits, des modèles à reproduire. Je le reconnais, nous privilégions le français, car la plupart de nos élèves ne le parlent pas bien, et cela les gêne considérablement pour lire et comprendre des textes. Les maîtresses sont perplexes devant des injonctions qui ne peuvent pas être réellement mises en œuvre.

A suivre…

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Une classe de banlieue au pays des mille fromages (7)

Classes vertes, classes de mer et classes de neige des élèves d’une école de Bobigny. L’école Marie-Curie, en éducation prioritaire. Un récit de Véronique Decker, coécrit avec Luc Cédelle. L’action se passe en 2006. Les commentaires distanciés (et la poursuite de l’action) sont de 2016.

la télé

Février 2006 / C’est beau comme la télé !

Hier soir, pour nous, c’était le « grand jeu » : une animation prévue et organisée par les animateurs du centre. C’était un karaoké. Nous étions en compagnie d’une classe de trente-trois élèves de l’école privée Saint-Anselme, venus d’une province suffisamment profonde pour que, sur la totalité de l’effectif, on ne puisse déceler, à l’œil, aucune origine extra-européenne. Quant à eux, nos vingt élèves sont plutôt représentants de la diversité du monde et de la pluralité du vivant : il ne nous manque plus qu’un Amérindien et un raton laveur pour boucler le tour de la planète. Notre tâche, et elle est parfois rude, c’est d’en faire des Français : fiers de leurs racines diverses, et sages de ne jamais s’y résumer. Comme le disait Foulemata, une grande de CM 1 de la classe de Nathalie, sage et sérieuse, à notre réunion hier soir : nous, on ne fait plus attention aux couleurs et aux origines, parce qu’on a appris à regarder le cœur des gens.

J’aime bien les réunions avec les élèves. Ils peuvent dire tout ce qu’ils ont comme soucis, et le groupe s’efforce d’y répondre. Dans ces moments-là, je ne suis plus strictement l’enseignant référent de la classe, mais un membre du groupe, qui doit s’inscrire auprès du président de séance. Il faut du temps aux élèves pour s’habituer à prendre la parole, à tenir un discours clair et cohérent avec l’ordre du jour, à respecter la durée prévue pour que la réunion ne s’éternise pas… Mais ce temps, ces efforts sont importants pour devenir un citoyen respectueux des règles : qu’ils soient ensuite membres d’une association, d’un syndicat, d’une copropriété, partout où il faut se réunir, réfléchir ensemble, faire un compte rendu, l’apprentissage démocratique leur servira.

La courte réunion d’hier soir était tenue à la demande de Salah, qui avait été « mal regardé » par un élève de Saint-Joseph. Celui-ci l’aurait montré du doigt sans sourire. Au fil des prises de parole, nous apprenons que Raynald, pour « défendre Salah », a déjà menacé du poing le fautif à la sortie du repas. Je m’inscris à mon tour et, délibérément, je me fâche. Ces enfants-là, dis-je, n’ont pas l’habitude de voir des enfants à la peau noire ou aux yeux bridés ; pour nous, c’est normal, mais ils doivent être étonnés de nous voir : est ce que ce n’est pas étonnant, pour nous, une école où tout le monde est blanc à peau claire? Et pour qui va-t-on passer si, au moindre regard, ils sont menacés du poing ? Faouzia rétorque que de toutes les façons, ça se voit que l’enfant qui nous a regardé nous « cherche ». Elle ajoute dans la foulée qu’il ne faut pas qu’il nous « trouve » et nous terminons là-dessus.

Le matin, nous partons visiter une ferme, avec de vraies vaches, l’odeur du fumier, et le bruit de cataracte de la pisse. La vache boit 100 litres d’eau, fait 30 litres de lait par jour. Et la différence coule dans la rigole. Il y a aussi des chats dans le foin, des chèvres au fond de l’étable, deux cochons dans une petite porcherie avec l’odeur du lisier qui prend la gorge et douze poules grattant au bord d’un ruisseau de montagne. Les génisses, les veaux, la jument dans le pré, le vêlage : tout prend corps et sens. En quelques minutes, sont comprises des notions et des locutions sur lesquelles nous aurions vraiment peiné avec un manuel et des documentaires. Il faut un minimum d’expérience du monde pour apprendre. La classe verte, c’est de ce point de vue une expérience inoubliable et sensorielle, loin de la cité et de ses limites. L’après-midi, au ski, le moniteur nous fait prendre deux télésièges l’un après l’autre, et nous voilà tout en haut de la montagne, avec une vue à 360 degrés sur la chaîne des Alpes. Raynald s’exclame : « C’est beau ! On dirait la télé ! » Cette remarque, c’est typique des ZEP. Il y a quelques années, alors que je faisais mâcher de la menthe sauvage à des élèves pour qu’ils découvrent de quelle plante il s’agissait, un petit Mahamadou m’avait affirmé, fier de lui : « C’est du chewing-gum ».

Les Alpes, en vrai, c’est beau comme une émission de télé. Allons, j’en profite pour tirer des portraits sur fond de paysage grandiose, tout en les incitant à observer les sommets et les vallées à la ronde. Pour qu’un jour, à la télé, ce soit beau comme le Massif des Bauges.

Point 2016 / Nouvelle classe de neige

La ville de Bobigny appartient désormais à une intercommunalité qui s’appelle « Est ensemble ». On se retrouve plus nombreux que l’ensemble des Islandais dans cette intercommunalité dont je peine à trouver l’intérêt, sauf à verser de nouvelles indemnités à des conseillers qui ne sont même pas élus par le peuple. Chaque commune nomme ces conseillers à l’intercommunalité, ce qui leur permet de toucher une nouvelle indemnité, soi-disant pour faire des bénéfices par l’harmonisation et la mutualisation des besoins… Dans les faits, les intercommunalités ont ajouté une couche entre la commune et le département, sans apporter autre chose que de nouveaux coûts et de nouvelles complexités. Bref, lorsqu’une poubelle se renverse dans la rue, il faut appeler la mairie car les balayeurs sont municipaux, et l’intercommunalité, car les poubelles sont intercommunales, puis l’intercommunalité appelle Véolia, car c’est décentralisé, décompacté, bref, c’est une entreprise privée qui fait le travail…

Tout devait y être plus simple et cette nouvelle couche de mille-feuilles d’instances locales complexifie encore le réel. Nous y avions vu un seul avantage : dans l’intercommunalité, il y a des villes qui disposent de centres en montagne, alors que Bobigny n’a plus qu’une destination à la mer et une à la campagne. Nous avons donc réclamé à la conseillère pédagogique de sport de notre circonscription qu’elle sollicite des échanges entre les municipalités. C’était déjà le cas pour les colos, et cela a fini par être possible pour la classe de neige. Les deux CE2 se préparent déjà… Notre école dispose de 60 combinaisons de ski, car à l’époque où les subventions existaient encore, nous parvenions chaque année à envoyer une classe dans le massif des Bauges. Une autre école de la ville parvenait également à partir chaque année. Nous avions donc collecté des combinaisons, et mis en commun notre trésor. Lorsqu’il est devenu impossible pour nous de partir, nous avons offert à toutes les écoles du département, via l’Office des Coopératives scolaires, de les emprunter gratuitement et eux aussi ont collecté des gants, des chaussettes, de nouvelles combinaisons. Locations des skis, forfaits, cours… tout est hors de prix. Il va falloir nous lancer, et être réellement créatifs pour trouver le financement nécessaire si nous voulons que les enfants skient un peu, ce qui est communément le but d’une classe de neige.

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Une classe de banlieue au pays des mille fromages (6)

Classes vertes, classes de mer et classes de neige des élèves d’une école de Bobigny. L’école Marie-Curie, en éducation prioritaire. Un récit de Véronique Decker, coécrit avec Luc Cédelle. L’action se passe en 2006. Les commentaires distanciés (et la poursuite de l’action) sont de 2016.

menuFévrier 2006 / Nourritures de chrétiens ?

Cela devient inquiétant : malgré tous nos efforts, Lahcen, un grand garçon de CM 2, et Coumba, une petite de CE 2, ne mangent vraiment rien. Ce n’est pas pour nous un problème inédit : parfois, il s’explique simplement par le stress de quitter ses parents, parfois par celui de vivre dans un milieu de Chrétiens, où, sait-on jamais, le porc et l’alcool seraient cachés dans des aliments appétissants. Avec un peu de magnésium, Lahcen finit par se détendre et mange mieux, mais Coumba peine toujours devant trois légumes et un demi-yaourt nature, alors que, tout de même, nous avons skié deux heures ce matin…

Elle était si faible, sur la piste, que je lui ai donné des bonbons et du sucre. Plus tard, avant de partir à la promenade en raquettes, je tente encore de lui faire manger une barre « céréales raisins ». Tout le monde a vu qu’elle avait des bonbons et des céréales, mais personne ne manifeste de jalousie, car je ne le fais pas en cachette, mais au contraire en expliquant mes raisons, en lien avec le travail fait en classe sur l’équilibre alimentaire. Pour tous les autres enfants, les bonbons sont interdits. Le téléphone aussi, d’ailleurs, mais j’appelle les parents de Lahcen et ceux de Coumba. Le contrat, pendant le séjour, est clair : les enfants n’appellent pas leurs parents, les parents n’appellent pas leurs enfants, mais au moindre problème, nous le faisons.

J’en profite pour rappeler à tous les enfants la nécessité d’une nourriture équilibrée et je redemande à Lahcen et à Coumba de faire l’effort de s’alimenter plus convenablement afin de pouvoir skier avec nous. Nathalie prend le garçon à sa table, et je garde la petite à côté de moi, pour veiller tout de même au minimum. Coumba finit ainsi sur les genoux de la maîtresse qui lui donne le yaourt à la cuillère tout en lui rappelant le rôle du calcium, des vitamines, des protéines…

Face au stress religieux et familial, c’est le rôle de l’école que de transmettre des savoirs scientifiques sur une alimentation saine et variée, source de santé durable. Les classes transplantées (vertes, de neige, de voile, etc.) sont toujours un moment important de ce travail que nous poursuivons ensuite, à l’école, dans le cadre de la cantine du midi. Le plus simple étant de le faire à table, en mangeant avec les enfants. A la fin de la promenade en raquettes, Coumba est sur mon dos, épuisée. Elle est légère comme deux plumes. Ses parents me confirment qu’à la maison, c’est pareil. De retour à l’école, il faudra tout de même en parler au médecin scolaire. Il y a peut-être autre chose…

Point 2016 / Pression sur le repas

La nourriture devient le point nodal des revendications des parents dans les écoles des banlieues. Chez nous, la cantine est gratuite (c’est à dire que les parents ne la payent pas, mais que la ville fait des économies partout pour régler la facture, qui doit être salée tout de même). Mais de plus en plus, les enfants n’ont « pas le droit de manger la viande » car les parents préfèrent que leur enfant ne mange pas plutôt que de risquer qu’il mange une nourriture non conforme religieusement. Depuis plusieurs années, je réclame un repas végétarien, ce qui est très différent, car un « repas sans viande » c’est un repas déséquilibré, et surtout, le jour des lasagnes, de la moussaka ou de la crème au poulet, c’est un repas avec un bout de pain et un yaourt….

Parfois les parents mettent une pression extrême sur les enfants, et toute incitation à manger devient pour leur progéniture d’une violence insupportable. On a déjà des repas « sans porc », mais cela n’y suffit plus. En fait, il nous faudrait aller vers les nourritures végétariennes. Cela permettrait d’apaiser les parents qui sont inquiets de la qualité de la viande servie (et je pense qu’ils ont raison, on voit bien le « minerai de viande » des lasagnes…), ceux qui veulent de la viande certifiée religieusement, ceux dont la religion refuse la viande… Au lieu d’avoir porc et « sans porc », on aurait viande et « sans viande » comme dans les restaurants indiens, qui proposent toujours une carte végétarienne. On pourrait y voir une « démission » devant la pression religieuse ? Il faut tenir bon, mais sur les choses importantes, pour moi, dans une école, ce n’est pas le menu du repas de midi qui est important. Là où il faut tenir bon, c’est sur les contenus, sur la démarche scientifique, sur l’éducation affective et sexuelle, sur la piscine, sur le racisme… Notre métier, ce n’est pas la cantine.

Les enfants auraient l’autorisation de leur parents de manger tout le repas, et ils pourraient se détendre. Leurs parents aussi pourraient alors se détendre et se réunir pour se battre au sujet de causes bien plus graves : l’école publique des banlieues souffre de travailler dans des établissements trop grands, inadaptés, avec des classes trop chargées, des professeurs mal formés, inexpérimentés, insuffisamment encadrés et accompagnés, avec un matériel obsolète (des ordinateurs hors d’usage, des connections internet qui ne connectent pas, des photocopieuses dont on ne peut pas se servir à volonté…). Si l’on réglait une fois pour toutes cette question en instaurant un vrai repas de substitution pour tous, peut-être que l’on pourrait se préoccuper de l’essentiel : la qualité de l’enseignement.

A suivre…

À la Une

Une classe de banlieue au pays des mille fromages (5)

Classes vertes, classes de mer et classes de neige des élèves d’une école de Bobigny. L’école Marie-Curie, en éducation prioritaire. Un récit de Véronique Decker, coécrit avec Luc Cédelle. L’action se passe en 2006. Les commentaires distanciés (et la poursuite de l’action) sont de 2016.

fromages

Janvier 2006 / Un concept essentiel à la formation du citoyen

Nous visitons une fromagerie. C’est d’un exotisme total pour nos élèves : le petit-lait, la présure, le caillé… Chez nous, à Bobigny, les fromages, ce sont d’abord des marques, des étiquettes avant d’être des saveurs de terroir. Les enfants ont un peu de mal à suivre par moments, mais, sous un espace vitré, nous pouvons longuement observer le fromager en train de poser les faisselles et de les remplir de caillé qui dégoutte de petit-lait. Ce ne sont pas des vacances : de retour au centre, les élèves écrivent sur leur cahier de classe de neige le compte rendu de la journée, qui leur servira ensuite à préparer des exposés, pour la classe et pour leurs parents, avec les photos qu’ils ont prises et qu’ils devront légender. Les impressions, les choses vues, le vocabulaire appris sont notés à l’heure des douches : par chambrée, un enfant se lave pendant que les autres écrivent, puis un autre, à son tour, part se doucher et laisse son écrit en suspens… Ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils aient tous écrit et qu’ils se soient tous lavés. La plupart d’entre eux va aussi commander du fromage et du miel, pour de bons souvenirs à partager en famille. La France, pays des mille fromages : voilà un concept essentiel à la formation du citoyen, non ? Il n’est pas précisément au cœur des programmes scolaires, mais j’aime à penser que, désormais, il fera partie du bagage de nos élèves. L’après-midi, nous passons de la piste poussin à la piste verte : chasse-neige, slalom, tire-fesses. Les progrès sont rapides et malgré les différences d’âge (la classe est un triple niveau : CE 2, CM 1, CM 2), le groupe reste homogène et soudé. Même Thomas, pour qui l’équilibre physique et la concentration sont si difficiles, s’applique à suivre le groupe.

Le lendemain, les progrès vont nous permettre d’aller sur une piste bleue et seules trois petites auront du mal à suivre : Coumba parce qu’elle ne mange rien, Lætitia parce qu’elle manque d’audace, Bassema pour rester avec les deux premières, qui sont ses copines…

Point 2016 / Et voilà, le travail !

Les enfants doivent pouvoir voir des adultes travailler. Pour les enfants des campagnes, c’est plus simple de voir papa avec la trayeuse, maman avec le tracteur, mais en ville, le travail est secret, les entreprises sont interdites, et les enfants n’ont aucune idée de ce qui se fabrique, se moule, se coud, fermente, s’emboutit, s’emballe, se ponce, se transporte, s’affine, ni pour les fromages ni pour les smartphones. Les parents ne sont pas tous fiers de leurs emplois, car pour la plupart d’entre eux, ils ont des emplois de faible qualification, avec d’importantes contraintes d’amplitude horaire, ou de fatigue : caissière, femmes de ménage, opératrice de télésurveillance, nourrice, maçon, égoutier, intérimaire, vigile, balayeur… Leurs emplois sont difficiles, et beaucoup doivent en plus les chercher longtemps : la fierté d’avoir un « métier » a disparu, et désormais plus personne ne parle aux enfants de ce qu’il fait pendant la journée. Pour les enfants, le monde du travail est un grand mystère. Comment peuvent-ils s’imaginer dans un monde où des « normes de sécurité » les empêchent de voir le fonctionnement de la fabrication des biens, des services, de la nourriture ? La classe verte, cela permet aussi d’aller voir une ferme, une fromagerie, un apiculteur, de rencontrer des producteurs de légumes au marché, de faire du pain avec un boulanger. Si j’étais ministre, tout cela serait au programme obligatoire des écoles…

A suivre…

À la Une

Une classe de banlieue au pays des mille fromages (4)

Classes vertes, classes de mer et classes de neige des élèves d’une école de Bobigny. L’école Marie-Curie, en éducation prioritaire. Un récit de Véronique Decker, coécrit avec Luc Cédelle. L’action se passe en 2006. Les commentaires distanciés (et la poursuite de l’action) sont de 2016.

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Janvier 2006 / Premier jour de ski

Arrivés à 23 h 30 hier au « village club », nous nous sommes endormis comme des plombs. Lorsque le réveil sonne, à 8 heures, j’aurais bien lézardé un peu plus. Mais le devoir nous appelle et l’estomac aussi : le pique-nique de la veille, dans le train, est bien loin. Tout le monde se lève de bonne humeur. Les enfants qui ont l’habitude de classes vertes dans des locaux municipaux, propres mais modestes, se sentent comme des rois dans cette hôtellerie de groupe avec une salle de bains privative pour deux chambres. Comme l’an passé, ils ont découvert leur chambre avec joie et la salle de bains avec ravissement. Plusieurs autres classes, venues de différentes régions et de quartiers plus aisés que le nôtre, sont présentes au centre. Je connais bien l’endroit, pour y avoir déjà accompagné un CM 2 l’année précédente.

Les enfants me disent bonjour : certains me vouvoient, d’autres me tutoient. Je ne prends rien pour de la familiarité, rien pour de l’insolence. C’est plutôt une question de maturité. En général, les CP me tutoient et les CM2 me vouvoient. Sans que je ne leur demande jamais. Cela vient, naturellement, avec la distance physique. Parfois les petits réclament des bisous, des câlins, dans les moments de désarroi, lorsqu’ils sont tombés, lorsqu’ils sont tristes. Mais passé l’âge de six ou sept ans, ils s’éloignent. Ils préfèrent alors discuter s’ils rencontrent un problème, mais il n’y a pas lieu de l’imposer. Certaines personnes persuadées que l’école est un lieu de décadence réclament avec force le retour du vouvoiement dès la maternelle, et pourquoi pas de la blouse sur un costume cravate pour les instits : comme si un code scolaire imposé pouvait suppléer à une modification généralisée des règles d’étiquette et de préséance dans les relations sociales. Ce passéisme est ridicule et ne porte pas en soi la garantie d’une relation de qualité et de respect. Je pense sincèrement que tous les élèves de l’école me respectent, et respectent leurs enseignants, sans garde-à-vous.

Nous descendons déjeuner. Le centre est grand et peut accueillir trois ou quatre classes simultanément. Cette année, la classe de Nathalie est un triple niveau — CE 2, CM 1 et CM 2 — de vingt élèves. A la campagne, les enseignants sont parfois obligés de grouper plusieurs niveaux, comme toute le monde a pu le voir dans « Etre et avoir ». Nous, nous le faisons par choix, parce que nous trouvons qu’il est bon pour les enfants de rester plusieurs années avec les mêmes enseignants, de profiter des différences d’âge et de maturité entre eux pour apprendre ensemble et s’entraider. Mais du coup, notre groupe est étrange, avec de grands CM 2 proches de l’adolescence, et des crevettes de CE 2 qui n’ont pas encore mangé assez de soupe… Autre élément d’étrangeté, sensible à l’arrivée dans le réfectoire : nous sommes le seul groupe composé d’élèves issus de l’immigration. Nous sommes également les seuls adultes à manger avec nos élèves, répartis entre deux tablées de dix. Nous veillons à ce que tous mangent convenablement de tout, et à nommer clairement tous les aliments. Belle occasion de travailler sur l’équilibre alimentaire : Où sont les vitamines ? Où est le calcium ? Et les protéines ? Encore un apprentissage, à la bonne place, au bon moment : un apprentissage « de fait », sans cérémonie, sans recours à la contrainte et sans l’assistance d’un manuel hors de propos.

Nathalie et moi, nous nous connaissons depuis longtemps : c’est sa quatrième année à l’école, où elle a choisi de me rejoindre pour travailler à constituer une « équipe Freinet » et à mettre en œuvre nos principes dans cette école ZEP où tout était difficile. Nous n’avons pas même besoin de nous concerter. C’est la première fois que nous sommes dans cette situation précise, mais tout se passe comme si nous avions toujours travaillé en doublette. Tout s’organise naturellement bien, les tâches se répartissent entre les enfants, sans heurts. Les tablées sont débarrassées par nos élèves sans que nous n’ayons besoin de le demander : les habitudes prises à notre cantine et lors de tous nos séjours font que nos élèves participent spontanément aux tâches. Nous voyons, aux sourires des serveurs, que nous allons vite avoir bonne réputation. Nous voyons aussi le désordre des autres tablées : agitées, bruyantes, salies… Tous les autres adultes qui accompagnent des classes mangent ensemble à l’écart des enfants. Je sais que c’est la règle, dans la plupart des écoles, justifiée par le besoin de « souffler ». J’ai quand même du mal à comprendre, car nous ne ressentons pas ce besoin. Plus tard, une fois l’équipement de ski choisi, essayé, réglé et rangé, nous partons goûter une première sensation de glisse sur des luges pelles. Les enfants aiment autant en profiter pour eux-mêmes que nous voir, aussi malhabiles qu’eux, sur ces luges si difficiles à guider.

Sitôt le repas de midi avalé, nous partons au ski : les pistes sont en face du centre où nous logeons. Comme l’an passé lorsque j’étais venue avec un CM 2, nos élèves, qui font toute l’année et sans absentéisme leurs horaires de sport, dont un entraînement régulier au roller et à l’endurance, et qui ont fréquenté la piscine tout le premier trimestre, s’équipent facilement et démarrent avec aisance. Ils trouvent leur équilibre et les gestes nécessaires rapidement, les appuis sans réfléchir et les moniteurs nous félicitent. Nous sommes fières d’eux, non seulement de leurs progrès rapides, mais aussi du bon esprit dont ils font preuve. Ils s’appliquent à ne pas se bousculer et se rangent tranquillement derrière leurs moniteurs. Tout en les observant, je dois me faire cependant une autre remarque : décidément, il est important qu’ils aient tous, dans le cadre de l’école, une activité sportive régulière, car une bonne moitié d’entre eux est manifestement en surpoids. C’est la première fois que cela m’apparaît aussi nettement : le phénomène est en augmentation. Mauvaise alimentation ? Stress ? Pauvreté ? Abus de télé et de canapé ? Sans doute un peu de tout…

Ce n’est d’ailleurs pas innocent si j’ai précisé, à propos du sport, qu’il se pratiquait chez nous « sans absentéisme » : il y en a eu avant, il n’y en a plus aujourd’hui, ou dans des proportions insignifiantes, mais entre les deux nous avons bataillé. D’abord en rappelant que le sport fait partie des matières au programme et en exigeant un certificat médical à l’appui de toute demande de dispense. Ensuite en faisant systématiquement contrôler ce certificat par le médecin scolaire. Ce double filtre a bien fonctionné. Nous y avons ajouté une troisième précaution : l’achat de vêtements et d’équipements de prêt. Pour la piscine, nous avons acheté des maillots, des serviettes et des bonnets : de cette façon, si un élève « oublie » son matériel, il part quand même. Aujourd’hui, à Curie, tout le monde « fait sport ».

Point 2016 / Pieds d’immeuble et pleine nature

Le sport est une activité indispensable à l’enfance, car non seulement les enfants ont un corps à construire, mais toutes sortes d’audaces et de coopération à installer. La classe de découverte ou classe transplantée est un moment privilégié pour découvrir les sports de pleine nature, pour les faire partager aux enfants qui ne connaissent que les sports de ville, voire les activités de pied d’immeuble, comme l’éternelle partie de foot sans règles précises, qui permet aux plus grands de faire régner leurs lois…

Pour beaucoup d’adultes, le sport, c’est quelque chose qu’on fait pour se « défouler ». Donc, dans leur esprit, pour faire du sport, les enfants doivent hurler comme des supporters saoulés à la bière, s’agiter en tous sens, et inévitablement devenir insupportables et ingérables. Notre vision est très différente, et dans toute l’école, (mais aussi dans beaucoup d’autres écoles), au contraire, les enseignants considèrent le sport comme un excellent support pour des apprentissages physiques, corporels, mais aussi langagiers, mathématiques, ainsi que pour un travail sur la concentration personnelle. Le résultat de ces options fermes perdure : depuis des années, nos élèves font vraiment deux séquences de sport par semaine, nous proposons du roller, de la boxe, des jeux de raquettes, du basket, du hockey, de la thèque…. et en plus, nous avions jusqu’à cette année un à deux ateliers d’une heure pendant six semaines avec des éducateurs sportifs de la mairie.

Là, net recul, cette année il n’y a d’atelier que pour la moitié des classes. On sent bien la tendance consistant à faire des économies sur le dos de l’école publique à tous les étages de la décentralisation… C’est dommage, car avec les éducateurs, nous pouvions faire des jeux d’opposition, de la course d’orientation et délice suprême, du yamakasi, un sport acrobatique terriblement attirant où il faut grimper partout (évidemment, c’était dans un gymnase sur des structures en mousse, alors que dans le film qui a lancé le concept, les jeunes se servent des constructions, des toits, des éléments de la ville). Tous les enfants ont besoin de contact avec l’eau, avec la terre, avec le feu, avec les pierres. On a donc plusieurs choix de société : maintenir les enfants des cités dans leur cité, et les laisser lancer des cailloux sur les vitres de l’école, jouer à brûler les voitures avec les plus grands, dévisser les bornes à incendie pour patouiller, détruire toutes les pelouses en creusant la terre des bordures… ou bien, retrouver l’élan, l’énergie et le désir d’améliorer le monde, cette même énergie qui a permis d’imaginer les colonies de vacances, les classes transplantées, les séjours à la ferme, les centres aérés, les campings en forêt, les séjours à la plage… Des idées coûteuses ? Tous les progrès sociaux coûtent, mais les reculs semblent également ruineux. Le prix des inégalités sociales n’est jamais calculé par personne. En juin dernier, juste avant la fin de l’école, j’ai vu des enfants grimper sur la montagne de cailloux qui a été constituée par le concassage des tours abattues par la rénovation urbaine. Avant qu’ils ne se mettent à caillasser les voitures de la rue (ce qu’ils ont tenté de faire, je les ai arrêtés juste à temps), ne serait-il pas préférable de les initier au land art dans une forêt landaise ?

À suivre

Laurent Frajerman : « On peut parfaitement produire des statistiques fiables sur les grèves »

Cette interview a été publiée dans La Lettre de l’éducation n°874, du 15 février 2016.

[au passage, je ne résiste pas à envoyer poliment une poignée de bisous aux bougres de crénom d’ahuris ou de fourbes qui, quand j’exerçais comme journaliste éducation, n’ont cessé de me portraiturer sur les réseaux sociaux comme pur relais de la parole officielle. LC.]

Laurent Frajerman est professeur d’histoire-géographie en lycée, chercheur à Paris-I et à l’institut de recherches de la FSU.

Professeur en lycée, vous êtes aussi militant syndical FSU, engagé contre certaines mesures du gouvernement, et chercheur, donc voué à produire des données objectives. N’est-ce pas contradictoire ?
Cette question se pose à tous les chercheurs car tous ont leur part de subjectivité. La dénier ne sert à rien. Il vaut mieux l’assumer pour la canaliser. Ce qui garantit un minimum d’objectivité, c’est d’abord le dialogue avec les autres chercheurs. Mes travaux sont publiés dans les revues importantes traitant des questions éducatives. Les contradictions sont inévitables, mais n’empêchent en rien de produire des données crédibles.

Ces derniers mois, l’estimation du taux de grévistes contre la réforme du collège varie à peu près du simple au double entre le ministère et l’intersyndicale à l’origine du mouvement. Vous qui travaillez sur cette question, comment expliquez-vous cet écart ?
C’est un problème de volonté politique. Le ministère de l’éducation dispose en fait depuis 2010 des outils techniques qui lui permettraient de donner rapidement une estimation fiable. C’est l’application Mosart, mise en place sous Luc Chatel. De par un choix délibéré fait à l’époque, cette application comporte un module de comptage des grévistes qui en minore mécaniquement le nombre. Leur taux est calculé non sur les personnels attendus - censés travailler à la date de la grève – mais sur l’ensemble de l’effectif de chaque établissement. De plus, le ministère a introduit l’obligation de faire ce comptage entre 8 heures et 9 heures, alors que les arrivées de professeurs s’échelonnent sur la journée. Le ministère collecte les données recueillies dans les établissements, les divise par les effectifs budgétaires et communique sur cette base aux médias son taux de grévistes. C’est le seul chiffre qui sera rendu public, alors que la même application Mosart est utilisée pour recenser, cette fois sur l’ensemble de la journée, les noms des grévistes pour que les services financiers puissent opérer les retraits sur salaire. Donc d’un côté l’Etat ne recueille qu’une partie de l’information et de l’autre il en collecte soigneusement la totalité. A la fin de la journée, l’administration de chaque établissement dispose du nombre exact des grévistes. Très vite, au terme d’une semaine au maximum, l’administration centrale pourrait produire un chiffre fiable. J’ai calculé que le taux officiel de grévistes doit être multiplié au moins par 1,8, sans être démenti par le ministère. Mais aucun correctif n’est jamais apporté au taux initialement annoncé.

Depuis des années, le ministère – sous différentes couleurs politiques – dit que la seule mesure incontestable du taux de grévistes est donnée a posteriori par les retenues sur salaire…
Oui, mais il faut bien constater qu’il ne communique jamais sur ce thème. Aujourd’hui, deux institutions sont en mesure de fournir des données tout à fait fiables : la Direction générale de l’administration de la fonction publique (DGAFP) et, au ministère de l’éducation, la Direction des études, de la prospective et de la performance (DEPP). Des tests ont été faits. Ils sont probants, même si l’on peut encore affiner la méthodologie. Le retrait sur salaire se pratique dans un délai compris entre un et trois mois au maximum. Comme les grèves sont assez espacées, on voit bien les retraits correspondants. On n’aura jamais de chiffres d’une précision absolue, puisqu’il peut y avoir, marginalement, des retraits pour d’autres motifs que la grève. Mais on peut parfaitement produire des statistiques fiables. Malheureusement, c’est le défaut de transparence qui perdure. Personnellement, pour obtenir des chiffres issus de l’application Mosart, j’ai dû recourir à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Tout le monde aurait pourtant intérêt à dépasser le rituel des estimations concurrentes du ministère et des syndicats, que les médias et le public renvoient dos à dos. Même les syndicats aujourd’hui favorables à la réforme du collège : demain, ils peuvent à leur tour participer à des mouvements qui seront mécaniquement minorés. Quant au ministère, il n’est pas sain que sa parole officielle soit dévalorisée par de telles zones d’ombre.

« Tout, absolument tout, dans l’éducation est controversable et controversé »

Journaliste sans pour autant atteindre les cimes de notoriété où officient les « éditocrates » que certains brocardent avec entrain, on n’a pas tous les jours l’honneur d’être interviewé, et de se retrouver ainsi de « l’autre côté ». C’est ce qui m’est arrivé (en même temps que Louise Tourret, de France Culture) grâce au collectif Questions de classes(s), qui édite la revue N’Autre école. Il en a résulté une publication dans le n°6 de cette revue, paru en juin 2017, et dont le dossier était consacré à « l’esprit critique ». Avec l’autorisation de la revue, je reproduis ici cette interview dont, avec le recul, je n’ai rien à retirer, y compris et surtout ce qui n’emportera pas une adhésion unanime. L.C.

Pour ce procurer ce numéro de N’autre école et/ou découvrir les autres, suivre ce lien :https://www.questionsdeclasses.org/?Esprit-critique-es-tu-la-N-autre-ecole-no6-est-sorti

[les notes auxquelles renvoient les astérisques sont de la rédaction de la revue]

QdC – Comment et pourquoi êtes-vous devenu journaliste spécialisé dans l’éducation ?

Luc Cédelle. Presque par hasard : j’étais un dévoreur boulimique d’informations et j’aimais écrire. Cela suffisait, à cette époque très révolue, pour qu’un concours de circonstances vous permette d’entrer dans la profession. Formé sur le tas, en travaillant à la rubrique sociale d’une agence de presse, cela m’a donné l’occasion de suivre les grands conflits sociaux des années 1980 : charbonnages, sidérurgie, chantiers navals, automobile… L’occasion, aussi, de m’émanciper progressivementd’un gauchisme profond, manichéen. Le journalisme, en me faisant plonger dans la diversité sociale, m’a fait découvrir la nuance et rejeter l’invective. J’ai réalisé qu’un grand patron pouvait être un honnête homme, qu’inversement un syndicaliste n’était pas toujours irréprochable, qu’un militaire ou un policier n’était pas obligatoirement une brute fascisante, etc. Une fois acquises les bases du métier de journaliste, j’ai alors lancé une mini-agence de presse destinée à couvrir, en commençant par la Roumanie, la « transition » engagée en Europe de l’Est. Le succès d’estime ne faisant pas la prospérité commerciale, cette aventure s’est arrêtée par épuisement. Après avoir testé le capitalisme sans capital, que je ne recommande à personne, je suis revenu au journalisme, cette fois en free lance. C’est ainsi, sans l’avoir spécialement cherché, que j’intègre, en 1997, la rédaction du mensuel Le Monde de l’éducation. Claude Allègre est ministre et je débarque dans un contexte tendu et, à ma surprise, étranger à la grisaille bureaucratique à laquelle je m’attendais. Je découvre un univers foisonnant. Les profs militants de leur métier, souvent engagés dans les quartiers difficiles, m’inspirent admiration et respect. Le procès permanent, virulent, fait à la pédagogie et aux pédagogues, me stupéfie. Plus étonnant encore, et plus douloureux, je constate que ce procès est instruit par un courant intellectuel majoritairement composé d’anciens gauchistes. Des gens qui dégainent leur «Hannah Arendt et sa “crise de l’éducation”…» avant que vous ne puissiez émettre un son ! Terrifiant et stimulant à la fois. Je comprends que, dans cet univers-là, le travail ne va pas manquer d’intérêt.

QdC – Ce secteur est-il particulier ?

L.C. – Je ne pense pas, justement, qu’il soit si particulier, ce n’est qu’une variante parmi d’autres du journalisme. Si la rubrique éducation est une spécialité, alors c’est une spécialité totalement ouverte, une sorte de plage d’interdisciplinarité sans limites. Si l’on peut, en accumulant la connaissance des acteurs et des institutions, gagner une relative aisance, il est parfaitement vain d’espérer en avoir fait le tour. L’éducation, par définition, porte sur tous les aspects du savoir. donc, traiter de l’éducation, c’est fatalement être amené à aborder, même superficiellement, chacun de ces aspects – c’est ce qui se produit par exemple avec les controverses sur l’enseignement de l’histoire ou des sciences économiques et sociales, sur les questions de la perméabilité des jeunes aux théories du complot, sur la maîtrise et le statut de l’orthographe, ou encore sur l’apprentissage de la lecture. Il n’est pas possible de traiter isolément des conditions de transmission d’un savoir sans s’intéresser à ce savoir lui-même. Donc, toute problématique éducative est une nouvelle occasion d’apprendre. Il faut traiter non seulement de l’institution éducation nationale, qui est déjà un sujet intimidant par son immensité et sa complexité mais, plus globalement, de tout ce qui relie une société aux savoirs. Les sujets touchent à la fois à l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’économie, la psychologie, la politique, et même l’international avec l’émergence du comparatisme éducatif. Enfin et par-dessus tout, le système éducatif est le creuset dans lequel une société se maintient et se projette dans l’avenir. L’éducation qui, en France, concerne directement près de 15 millions d’élèves, d’étudiants et leurs familles me semble réunir au plus haut point les caractéristiques d’un formidable sujet « total ».

QdC – Vous sentez-vous plus « exposé » aujourd’hui qu’hier ? Les débats vous semblent- ils se « radicaliser » dans la presse, les réseaux sociaux, en librairie ?

L.C. Débuter dans la rubrique éducation sous Allègre, c’est forcément se sentir tout de suite exposé à la virulence des débats et tâter du doigt l’impossible neutralité du journaliste face à sa matière. Tout, absolument tout, dans l’éducation est controversable et controversé. Rien n’est purement « technique » ni « scientifique » comme certains aimeraient le croire. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’existe pas d’apports scientifiques ou techniques aux questions éducatives. Mais les choix éducatifs sont d’abord dictés par des valeurs, des visions du monde et de la société, des attachements historiques et politiques. L’intendance, la recherche de l’efficacité et la validation scientifique viennent après. On ne peut pas partir de la science pour arriver aux valeurs. Les débats n’ont cessé de se radicaliser, à l’initiative de qu’on pourrait appeler le camp pamphlétaire, qui martèle un discours hostile à la pédagogie (rebaptisée « pédagogisme »*) On peut discuter sur les incertitudes, les altérations et les dérives possibles de la pédagogie ou de ses traductions en langage administratif, et c’est pourquoi j’ai toujours été attentif aux arguments derrière leur gangue polémique. Mais ce qui se développe est une fuite avant dans un discours d’exécration sans limites : on trouve toujours un pamphlétaire pour aller un cran plus loin que le précédent. Ce discours, sur la forme comme sur le fond, a historiquement de fortes racines à l’extrême droite, mais il est devenu dominant dans la droite de gouvernement, comme l’illustre la campagne présidentielle, et de plus en plus présent sur l’ensemble du spectre politique, y compris à gauche et à l’extrême gauche, comme le montrent les accointances invraisemblables qui s’affichent actuellement dans le collectif Condorcet**. Si l’on suit l’évolution personnelle de certaines figures, on voit aussi qu’il est un des points de basculement qui mène de la gauche, ou supposée telle, vers les courants néoconservateurs et souverainistes. La vivacité, la capacité de séduction et le succès croissant du discours « antipédago » en font un phénomène majeur, insuffisamment analysé par les chercheurs en éducation et en sciences politiques. Ce courant agit sur l’opinion et sur les politiques comme un puissant verrou idéologique qui contribue à bloquer toute perspective de régénération de l’école publique. Sous son influence, toute modalité d’enseignement « différente » et, au-delà, toute tentative de remédier aux insuffisances réelles du système, sont placées sous un feu roulant d’accusations outrées, parfaitement dissuasives, et toute expérimentation est dénigrée d’avance comme une attaque intolérable à l’unité de l’école. Rendre impossible la régénération d’un grand système, c’est le condamner à terme. L’hostilité envers la pédagogie vient ainsi compléter et renforcer de fait un certain conservatisme syndical majoritaire, même si les deux ne se confondent pas et obéissent à des logiques différentes. Enfin, il ne faut pas s’étonner non plus si des courants politiques libéraux tentent, soit de récupérer à leur main l’énergie des pédagogues issus de la gauche et qu’ils voient aussi peu respectés de celle-ci, soit de réagencer l’héritage des militants de l’émancipation en élaborant comme des produits commerciaux des formes plus ou moins simplistes d’«ultrapédagogie» compatibles avec l’élitisme et le règne du marché.

QdC – Puisque l’esprit critique est le thème de ce numéro, comment le concevez-vous dans votre activité professionnelle ?

L. C. – L’esprit critique n’est pas une fin en soi, comme le pensent les pamphlétaires, les complotistes et les tenants des discours radicaux selon lesquels aucun petit changement n’est légitime tant qu’un grand soir mythique n’aura pas imposé une société de justice et d’égalité. L’esprit critique n’est pas une finalité mais une hygiène de pensée qui doit s’appliquer à tout, y compris à la critique elle-même. Or, ce qui s’est installé ces dernières années dans le débat éducatif est une véritable hystérisation, en phase avec l’évolution d’ensemble des débats politiques et sociétaux. Juste avant de vous répondre, j’ai visionné l’intervention d’un orateur au colloque d’une nouvelle association de la mouvance « antipédago ». Cet orateur a développé l’idée que l’Appel de Bobigny*, en 2010***, a été un «creuset de la destruction» de l’école républicaine. L’Appel de Bobigny ! Signé par la quasi-totalité des forces organisées de l’éducation en France, puis tombé en désuétude du fait de l’éclatement de la gauche après 2012. Et le même orateur de présenter la référence au « droit à l’éducation », dans cet appel, comme une preuve du renoncement à toute instruction. Le droit à l’éducation, affirmé dans l’article 26 de la déclaration universelle de 1948 ! Présente dans la même conférence, une intervenante a publié il y a quelques années un livre affirmant notamment qu’à l’école primaire on n’apprend pas les correspondances entre les sons et les lettres… Comme ce type de propos, dont le livre de Carole Barjon**** est une désolante synthèse, a du vent dans les voiles, il coûte chaque fois un peu plus cher de s’y frotter. Se mettre en travers appelle des réactions agressives, dont les réseaux sociaux sont les premiers vecteurs. Alors, à mon sens, l’esprit critique consiste à garder la force d’aller contre le vent. Mais je dois dire que j’ai autant d’ennuis avec la « gauche de gauche » d’aujourd’hui qu’avec le courant « antipédagogiste » auquel une partie grandissante d’entre elle, malheureusement, adhère. Je vais prendre seulement deux exemples qui suffiront à irriter certains de vos lecteurs. Le premier est à relier aux polémiques sur le genre et sur la lutte contre les préjugés homophobes. Je ne comprends pas cette gauche qui, d’un côté, s’insurge à raison lorsqu’une brochure distribuée dans un lycée catholique présente l’homosexualité comme « toujours problématique» et qui, d’un autre côté, ferme soigneusement les yeux sur la propagande salafiste, autrement plus agressive, qui s’étale sur le net. À ce propos, j’attends qu’on daigne un jour nous expliquer en quoi les fondamentalistes musulmans seraient plus progressistes que Christine Boutin, la Fraternité Saint-Pie X ou Civitas et pourquoi il est loisible de taper à bras raccourcis sur les uns et inconvenant de désigner les autres pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire d’authentiques ultra-réactionnaires. Je précise, car je n’ignore pas l’ambiance, que je me range à égale distance des boutefeux qui prônent une laïcité de combat comme de ceux qui jouent l’intimidation en plaquant l’étiquette «islamophobe» sur toute expression d’un désaccord légitime. Autre exemple, dans un autre domaine, mais qui risque d’énerver au moins autant : au printemps 2016, lors des manifestations contre la loi travail, le discours convenu chez les opposants consistait à dénoncer la « répression ». Les violences policières, les contrôles au faciès et l’utilisation abusive d’armes dangereuses comme les lanceurs de balle et les grenades de désencerclement ne sont pas un mythe, de même qu’une scandaleuse tradition d’impunité des auteurs de « bavures », et je suis parmi les premiers à m’en indigner. Mais cela ne change rien à un principe anthropologique universel : en matière de violence, il n’est jamais indifférent de savoir qui prend la responsabilité d’un déclenchement. Si l’on veut qu’une manifestation tourne mal, il suffit d’attaquer la police. Et il y aura également, car cela arrive toujours, une fois un certain degré de confusion atteint, des charges lancées sur des manifestants parfaitement « innocents ». Or, pendant trois mois, sur les marges de manifestations globalement pacifiques, des groupes ont sciemment déclenché des affrontements afin de pouvoir ensuite crier à la «répression». Je trouve ce mot insultant pour ceux qui, dans d’autres pays, sont réellement « réprimés ». Si personne n’attaque la police ni ne se livre à des destructions, le droit de manifester est jusqu’à présent respecté en France*****. Pour ceux que cette affirmation ferait sortir de leurs gonds, je me place sous la protection d’un événement qui en a administré une preuve éclatante : le 18 mars [2017, défilé pour la 6e République], la « France insoumise » a réuni des dizaines de milliers de manifestants. Aucun casseur n’a eu l’occasion de venir y jouer avec le feu car cela n’aurait pas été toléré. Voilà : deux petits exemples, parmi d’autres possibles, de mon esprit critique, qui risquent pour vous comme pour moi de se payer de quelques soucis au cas où vous les laisseriez passer. Mais peut-être suis-je exagérément pessimiste ?

QdC – Comment percevez-vous cet esprit critique et son enseignement ? En quoi l’expérience de journalistes peut-elle être utile ?

L. C. – Je ne sais pas si l’esprit critique peut vraiment s’enseigner ni même, comme on serait spontanément tenté de le croire, s’il peut résulter d’un haut niveau de culture. Dans la décennie 1970, une grande partie de la fine fleur de l’intelligentsia française a été gagnée par la « pensée de Mao », ce qui, pour le coup, revenait à abdiquer tout esprit critique. En revanche, je crois que l’emprise des théories du complot est désormais, à travers une numérisation sans conscience marquée par l’abandon de toute responsabilité éditoriale, un phénomène planétaire. Les idéologies les plus folles, y compris celles qui prétendent que la Terre est plate, ou que le négationniste Faurisson est un courageux historien, bénéficient désormais d’une libre diffusion à l’échelle mondiale là où elles étaient auparavant confinées àdes réseaux limités. Les fake news d’aujourd’hui ne sont qu’un début. L’expérience des journalistes est tout à fait intéressante à répercuter dans les classes. Mais il y a beaucoup de classes, peu de temps disponible pour s’y rendre et, par-dessus tout, une crédibilité des médias classiques extrêmement atteinte , qui ne peut être rétablie qu’au prix d’efforts suivis et constants. Je soutiens tout ce qui est fait en ce sens et tout ce qui consiste à faire prendre conscience de la hiérarchie des sources, malgré les dix ans de retard que nous avons sur la prolifération des industries du complot.■

* Voir « L’antipédagogisme, ce vêtement universel » https://lereferentielbondissant.home.blog/2017/01/09/lantipedagogisme-ce-vetement-universel/

** Le collectif Condorcet se présente comme « le fruit d’une année de lutte contre la réforme du collège et le dogmatisme du ministère de l’éducation nationale ». Son « Appel national pour sauver l’école de la République » a été lancé le 22 janvier 2016. (NdLR)

***En 2010, à l’initiative du réseau des villes éducatrices et d’une quarantaine d’organisations d’enseignants, de parents, d’association péri éducatives, de mouvements pédagogiques, de lycéens et d’étudiants, l’Appel de Bobigny entendait mettre l’éducation au centre du débat politique. Voir l’édition « Appel de Bobigny, le club de Mediapart ». (NdLR)

****Qui sont vraiment les assassins de l’école ?, Robert Laffont, 2016.

*****Cependant, avec l’instauration de l’état d’urgence, la répression et/ou l’interdiction des manifestations ne s’explique pas seulement par la présence de « casseurs », voir la manif interdite contre la COP 21 et sa répression à l’automne 2016. (NdLR)