La poétique de l’enseignante (à propos des livres de Catherine Henri)

Rien à voir a priori, c’est juste une photo que j’aime. Toile de Gilles Grimon, dans une exposition fin 2012.

Comme d’autres professionnels (marins, médecins, musiciens, pilotes, cuisiniers,  secouristes, sidérurgistes…) peuvent avoir la mystique de leur métier, Catherine Henri a le feu sacré du sien, qui consiste à enseigner les lettres à de très jeunes gens. Elle exerce dans un établissement parisien – le lycée Louis-Armand, dans le 15ème arrondissement parisien – où un proviseur respecté et bienveillant encourage une équipe de professeurs à ne jamais lâcher prise devant l’adversité qui, parfois, vient contrecarrer leur action.

Cette adversité présente des visages changeants. Ce peut être l’inébranlable bonne conscience d’une classe moyenne dont les  réflexes conduisent à frapper d’évitement, sans vouloir s’informer plus avant, un établissement où beaucoup de capuches surmontent des têtes souvent basanées. Ce peut être la sinistre loterie qui, au nom d’une conception bornée de l’identité nationale (ou, aujourd’hui, d’une conception poltronne de la politique), menace de saccager la vie d’une jeune fille en lui intimant de quitter le territoire français.

Ce peut être encore, la liste n’en sera jamais complète, tout ce qui empêche, tout ce qui entrave, tout ce qui alourdit, tout ce qui rend plus aléatoire aujourd’hui le travail de tout enseignant, notamment ces obstacles que posent les élèves eux-mêmes entre leur conscience et la culture. Les « ça me gave », « ça me soûle » ou « ça me prend la tête » dont, sans s’y vautrer complaisamment, elle ne cache nullement l’existence.

De tout cela, et des moyens de surmonter – aussi souvent que possible, c’est-à-dire  pas toujours – les difficultés accumulées, Catherine Henri fait la trame de ses livres, tous édités chez P.O.L. Après De Marivaux et du Loft, en 2003, qui doit son titre au détournement, par l’enseignante, de la fascination exercée sur ses élèves par la « téléréalité », elle a en publié deux autres : en 2005 Un professeur sentimental et plus récemment, en 2010, Libres cours – que je viens de relire, ce qui explique l’arrivée du présent billet.

Une clé permanente

Au fil de ces trois ouvrages, tissés de situations réelles passées au prisme de son intelligence sensible, elle s’est installée, hors de la mode et loin du spectaculaire, dans sa position de professeur écrivain. Statut certes relativement banal et qu’elle partage avec bien d’autres – du désormais classique Pennac à l’implacable Bégaudeau, en passant par la primesautière Mara Goyet, pour ne citer que quelques uns des plus récents – mais où sa place est singulière. Ce qui la caractérise le mieux et compte certainement pour beaucoup dans l’attachement de ses lecteurs est un sens poussé à l’extrême du respect envers ses élèves et, au-delà, envers l’élève en général.

A cet énoncé, les protestations pourraient fuser : quoi, faut-il donc être Catherine Henri et personne d’autre pour respecter ses élèves ? Non, évidemment ! Mais d’une part tous les professeurs du secondaire ne publient pas des livres qui révèlent leur philosophie de travail et, d’autre part, cette dimension dépasse chez elle l’impératif moral. Peut-être que d’autres mots seraient nécessaires pour décrire ce qui, dans son cas, prend l’allure d’une clé permanente pour tenter de comprendre ce qui est en jeu dans son activité d’enseignement.

L’empathie et la sensibilité comme outils professionnels majeurs ? Non pour s’immiscer dans l’intimité de l’élève en confondant rôle amical et statut professoral mais toujours pour l’aider à identifier et saisir la « prise » qui, comme en escalade, lui permettra de passer l’obstacle.

Voir dans l’élève la personne et dans la personne ce qui est susceptible d’entrer en résonance avec l’œuvre littéraire – et les connaissances afférentes – que le professeur a charge de transmettre. Relier les vies de ces jeunes gens avec toute l’expérience humaine que contient et qu’exalte la littérature : tel est le but poursuivi, dans lequel beaucoup d’enseignants peuvent sans doute se reconnaître.

L’élève en tant que personne

Ce n’est que plus tard, au stade du retour réflexif et de la méditation, voire, comme elle l’admet, de la « sur-interprétation », que l’élève devient, sous la plume du professeur écrivain, personnage d’une fresque où, d’un récit à l’autre, se pressent les visages, les situations, les anecdotes.

L’enseignante n’y est jamais présentée, comme cela arrive chez certains descripteurs des univers scolaires, en spectatrice fataliste ou désabusée. Au contraire, elle est toujours partie prenante, toujours responsable, à la fois en action et clairement en attente, qui peut être déçue, des résultats de son action. Ce niveau d’implication, où l’échec peut brûler, où l’intime et le professionnel se mêlent et se complètent, n’attire pas forcément l’enthousiasme de tous ceux qui ont d’autres visions de l’enseignement.

La lecture de Catherine Henri a de quoi exaspérer, notamment, les tenants de la stricte séparation entre, d’un côté, l’élève en tant qu’élève et, de l’autre, l’élève en tant qu’être humain. Ceux-là professent qu’un professeur ne saurait avoir affaire qu’au premier. Au-delà de cette catégorie, dont il ne faut jamais oublier la persistance dans la palette des doctrines scolaires, la délicatesse n’est pas toujours bien perçue comme principe de « gouvernance » enseignante. Comme principe d’écriture non plus.

Les reproches des gens sérieux

Il se trouvera des gens sérieux pour y déceler ce qu’ils se plairont à appeler de la mièvrerie. Catherine Henri peut donc s’attirer ce genre de reproche, formulé avec plus ou moins d’aménité. Elle peut aussi s’en attirer d’autres. Indéniablement en rupture avec quelques unes des conventions du moment en matière de récit scolaire, elle ne fait pas rire aux dépens de ses élèves (même si l’on rit parfois), elle n’affiche envers eux aucune distance hautaine, elle ne semble pas vouloir les écraser de sa culture infiniment supérieure, elle ne donne pas non plus dans le gore (même si l’on est parfois horrifié) et pas même dans le désespoir distingué (même si elle fait clairement comprendre que rien n’est gagné d’avance).

Elle pourrait, ou plutôt elle aurait pu, démultiplier son audience et se placer sur le marché florissant de l’aigreur en reprenant le chant de la rétrogradation du Savoir, en travaillant sa désolation comme on travaille son revers au tennis ou ses gammes au piano. Comme pour les tubes de l’été, la recette n’est pas infaillible, mais les ingrédients sont connus : un doigt (d’honneur) de nique-sa-race, une bonne dose de choc des cultures, une honnête mesure de prof bafoué au bord de la dépression, plus quelques épisodes épicés qui jettent l’effroi et achèvent de convaincre le citoyen que l’issue à la crise de l’école serait plus à rechercher dans le rapport de forces militarisé que dans l’échange formateur.

Catherine Henri aurait pu faire tout cela tant elle sait raconter à merveille et tant l’endroit où elle travaille lui fournit un matériau propice. Mais elle a fait d’autres choix, éthiques, esthétiques et professionnels, qui la conduisent à se démarquer franchement de ceux qui voient la barbarie en marche dès que leurs bonnes manières ne sont pas spontanément reproduites. Pour autant, ce n’est pas à travers le maniement d’arguments sur les dispositifs institutionnels, les méthodes, la didactique ou les programmes qu’elle se démarque. C’est dans ce qu’elle rapporte de sa pratique, c’est dans son regard et dans son écriture.

Exercice de funambule

Et lorsqu’elle croit, exceptionnellement, s’adonner à la polémique, elle le fait de manière si feutrée qu’on se demande si c’était bien son but et pourquoi c’est déjà fini. Ainsi, dans Libres cours, elle conteste sur quelques pages les positions de Cécile Ladjali, autre professeur écrivain, très proche d’elle en fait par son engagement auprès des élèves mais devenue coqueluche des fondamentalistes scolaires de droite et de gauche (mais surtout de droite) pour avoir repris à son compte, non sans ingénuité, la thèse selon laquelle ceux qui parlent mal (suivez mon regard) seraient diminués dans leur humanité.*

Au fond, même si dans les controverses éducatives du moment, Catherine Henri enregistre des affinités ou constate des antagonismes, elle est ailleurs : entièrement à sa cuisine de professeur, aux fourneaux de son enseignement – un enseignement qui est relation – et aux récits qu’elle en tire. Dans un de ses livres, elle use quant à elle d’une autre image, se voyant plutôt pratiquer « un exercice de funambule ».

Exercice qui est pour elle matière à réflexion constante mais qui ne la fera se lancer ni dans la mêlée pamphlétaire ni dans l’exposé de sa solution brevetée pour remettre l’Education nationale droit dans ses bottes. Cela aussi peut être perçu comme une limite. Ce n’en est pas une, ou plutôt, si, c’en est une – car il faut aussi qu’existent des propositions de politique éducative – mais peu importe. C’est hors sujet. Le vrai sujet est le voyage à travers une certaine réalité scolaire qu’elle nous donne à ressentir avec toute la probité dont on peut la créditer, et le plaisir que l’on retire de sa lecture.

Hypothèses intelligentes

Car, à rebours de l’adage, Catherine Henri, des bons sentiments qui l’animent, parvient à fabriquer de la bonne littérature. Et l’affirmer n’est pas être abusé par un esprit bon public, aimant naïvement tout ce qui se présente comme aimable. Ou alors, c’est que le bon public est nombreux. « On ne sort pas de cette lecture frustré, mais revigoré », écrivait en 2003, à propos de De Marivaux et du Loft, mon confrère Nicolas Truong dans Le Monde de l’Education. Dans le JDD à la même époque, le journaliste Christian Sauvage y saluait « des pages admirables d’humanité » et, excusez du peu, « des moments d’éblouissement ».

Christophe Donner, dans Le Monde magazine, après la sortie de Libres cours y voyait quant à lui « le roman de l’impossibilité d’enseigner la littérature » à des gamins capables de lancer à l’enseignante, comme elle le rapporte, que «les livres, ça n’existe plus». Pas d’accord : Catherine Henri est fermement calée sur sa volonté de rendre possible cet impossible, sinon nous ne connaîtrions pas ses livres ou alors ils n’auraient pas l’école comme sujet ni comme cadre. Mais Donner lorsqu’il ajoute qu’elle « ne leur apprend pas la littérature, celle qui ne s’apprend pas, elle en fait », délivre lui aussi un hommage.

Plus enclin à saluer la démarche de l’enseignante derrière celle de l’écrivain, un autre confrère (par ailleurs éminent photographe), Amaury da Cunha, fait écho, dans son article sur Libre cours dans Le Monde des livres, à son constat de l’emprise croissante, chez les élèves, d’un langage de pulsion et de rapport de forces. Mais c’est pour reconnaître aussitôt à l’auteur « un certain courage » avec lequel « elle cherche ce lien entre le texte et les élèves ». Et Amaury da Cunha de citer, avec à-propos, une phrase clé de Libre cours : « Enseigner la littérature, c’est peut-être tenter de faire coïncider l’action de cette transmission et le temps que les élèvent vivent ».

Ce n’est pas là une théorisation, tout juste la formulation d’une hypothèse intelligente, ce qui est déjà appréciable. Il convient d’ajouter que le propos de Catherine Henri, qui ne se réduit jamais à la pure description des situations de classe, est parsemé de considérations « hors champ » et d’hypothèses intelligentes.

Pour ma part et au moment de conclure, j’ai très envie de citer une autre phrase, purement factuelle, non seulement parce qu’elle me plaît mais aussi parce qu’elle provoque les ricaneurs. Cette phrase, tirée d’un passage du livre où l’enseignante a décidé de faire travailler les élèves de BEP électrotechnique sur La Prose du Transsibérien, de Blaise Cendrars, la voici : « C’est sans doute difficile à croire, mais lors de la distribution des passages, ils se disputent à qui devra en apprendre le plus par cœur ». Eh, oui.

Luc Cédelle

* Citation : « La langue retrécit comme peau de chagrin et, avec elle, l’humanité de ceux qui la parlent » (Cécile Ladjali dans Mauvaise Langue, Seuil 2007, prix du jury Fémina pour la défense de la langue française). Extrait de la présentation de l’éditeur : « Le barbarisme mène à la barbarie, tel est le credo de Cécile Ladjali, son cri d’alarme. »