La poétique de l’enseignante (à propos des livres de Catherine Henri)

Rien à voir a priori, c’est juste une photo que j’aime. Toile de Gilles Grimon, dans une exposition fin 2012.

Comme d’autres professionnels (marins, médecins, musiciens, pilotes, cuisiniers,  secouristes, sidérurgistes…) peuvent avoir la mystique de leur métier, Catherine Henri a le feu sacré du sien, qui consiste à enseigner les lettres à de très jeunes gens. Elle exerce dans un établissement parisien – le lycée Louis-Armand, dans le 15ème arrondissement parisien – où un proviseur respecté et bienveillant encourage une équipe de professeurs à ne jamais lâcher prise devant l’adversité qui, parfois, vient contrecarrer leur action.

Cette adversité présente des visages changeants. Ce peut être l’inébranlable bonne conscience d’une classe moyenne dont les  réflexes conduisent à frapper d’évitement, sans vouloir s’informer plus avant, un établissement où beaucoup de capuches surmontent des têtes souvent basanées. Ce peut être la sinistre loterie qui, au nom d’une conception bornée de l’identité nationale (ou, aujourd’hui, d’une conception poltronne de la politique), menace de saccager la vie d’une jeune fille en lui intimant de quitter le territoire français.

Ce peut être encore, la liste n’en sera jamais complète, tout ce qui empêche, tout ce qui entrave, tout ce qui alourdit, tout ce qui rend plus aléatoire aujourd’hui le travail de tout enseignant, notamment ces obstacles que posent les élèves eux-mêmes entre leur conscience et la culture. Les « ça me gave », « ça me soûle » ou « ça me prend la tête » dont, sans s’y vautrer complaisamment, elle ne cache nullement l’existence.

De tout cela, et des moyens de surmonter – aussi souvent que possible, c’est-à-dire  pas toujours – les difficultés accumulées, Catherine Henri fait la trame de ses livres, tous édités chez P.O.L. Après De Marivaux et du Loft, en 2003, qui doit son titre au détournement, par l’enseignante, de la fascination exercée sur ses élèves par la « téléréalité », elle a en publié deux autres : en 2005 Un professeur sentimental et plus récemment, en 2010, Libres cours – que je viens de relire, ce qui explique l’arrivée du présent billet.

Une clé permanente

Au fil de ces trois ouvrages, tissés de situations réelles passées au prisme de son intelligence sensible, elle s’est installée, hors de la mode et loin du spectaculaire, dans sa position de professeur écrivain. Statut certes relativement banal et qu’elle partage avec bien d’autres – du désormais classique Pennac à l’implacable Bégaudeau, en passant par la primesautière Mara Goyet, pour ne citer que quelques uns des plus récents – mais où sa place est singulière. Ce qui la caractérise le mieux et compte certainement pour beaucoup dans l’attachement de ses lecteurs est un sens poussé à l’extrême du respect envers ses élèves et, au-delà, envers l’élève en général.

A cet énoncé, les protestations pourraient fuser : quoi, faut-il donc être Catherine Henri et personne d’autre pour respecter ses élèves ? Non, évidemment ! Mais d’une part tous les professeurs du secondaire ne publient pas des livres qui révèlent leur philosophie de travail et, d’autre part, cette dimension dépasse chez elle l’impératif moral. Peut-être que d’autres mots seraient nécessaires pour décrire ce qui, dans son cas, prend l’allure d’une clé permanente pour tenter de comprendre ce qui est en jeu dans son activité d’enseignement.

L’empathie et la sensibilité comme outils professionnels majeurs ? Non pour s’immiscer dans l’intimité de l’élève en confondant rôle amical et statut professoral mais toujours pour l’aider à identifier et saisir la « prise » qui, comme en escalade, lui permettra de passer l’obstacle.

Voir dans l’élève la personne et dans la personne ce qui est susceptible d’entrer en résonance avec l’œuvre littéraire – et les connaissances afférentes – que le professeur a charge de transmettre. Relier les vies de ces jeunes gens avec toute l’expérience humaine que contient et qu’exalte la littérature : tel est le but poursuivi, dans lequel beaucoup d’enseignants peuvent sans doute se reconnaître.

L’élève en tant que personne

Ce n’est que plus tard, au stade du retour réflexif et de la méditation, voire, comme elle l’admet, de la « sur-interprétation », que l’élève devient, sous la plume du professeur écrivain, personnage d’une fresque où, d’un récit à l’autre, se pressent les visages, les situations, les anecdotes.

L’enseignante n’y est jamais présentée, comme cela arrive chez certains descripteurs des univers scolaires, en spectatrice fataliste ou désabusée. Au contraire, elle est toujours partie prenante, toujours responsable, à la fois en action et clairement en attente, qui peut être déçue, des résultats de son action. Ce niveau d’implication, où l’échec peut brûler, où l’intime et le professionnel se mêlent et se complètent, n’attire pas forcément l’enthousiasme de tous ceux qui ont d’autres visions de l’enseignement.

La lecture de Catherine Henri a de quoi exaspérer, notamment, les tenants de la stricte séparation entre, d’un côté, l’élève en tant qu’élève et, de l’autre, l’élève en tant qu’être humain. Ceux-là professent qu’un professeur ne saurait avoir affaire qu’au premier. Au-delà de cette catégorie, dont il ne faut jamais oublier la persistance dans la palette des doctrines scolaires, la délicatesse n’est pas toujours bien perçue comme principe de « gouvernance » enseignante. Comme principe d’écriture non plus.

Les reproches des gens sérieux

Il se trouvera des gens sérieux pour y déceler ce qu’ils se plairont à appeler de la mièvrerie. Catherine Henri peut donc s’attirer ce genre de reproche, formulé avec plus ou moins d’aménité. Elle peut aussi s’en attirer d’autres. Indéniablement en rupture avec quelques unes des conventions du moment en matière de récit scolaire, elle ne fait pas rire aux dépens de ses élèves (même si l’on rit parfois), elle n’affiche envers eux aucune distance hautaine, elle ne semble pas vouloir les écraser de sa culture infiniment supérieure, elle ne donne pas non plus dans le gore (même si l’on est parfois horrifié) et pas même dans le désespoir distingué (même si elle fait clairement comprendre que rien n’est gagné d’avance).

Elle pourrait, ou plutôt elle aurait pu, démultiplier son audience et se placer sur le marché florissant de l’aigreur en reprenant le chant de la rétrogradation du Savoir, en travaillant sa désolation comme on travaille son revers au tennis ou ses gammes au piano. Comme pour les tubes de l’été, la recette n’est pas infaillible, mais les ingrédients sont connus : un doigt (d’honneur) de nique-sa-race, une bonne dose de choc des cultures, une honnête mesure de prof bafoué au bord de la dépression, plus quelques épisodes épicés qui jettent l’effroi et achèvent de convaincre le citoyen que l’issue à la crise de l’école serait plus à rechercher dans le rapport de forces militarisé que dans l’échange formateur.

Catherine Henri aurait pu faire tout cela tant elle sait raconter à merveille et tant l’endroit où elle travaille lui fournit un matériau propice. Mais elle a fait d’autres choix, éthiques, esthétiques et professionnels, qui la conduisent à se démarquer franchement de ceux qui voient la barbarie en marche dès que leurs bonnes manières ne sont pas spontanément reproduites. Pour autant, ce n’est pas à travers le maniement d’arguments sur les dispositifs institutionnels, les méthodes, la didactique ou les programmes qu’elle se démarque. C’est dans ce qu’elle rapporte de sa pratique, c’est dans son regard et dans son écriture.

Exercice de funambule

Et lorsqu’elle croit, exceptionnellement, s’adonner à la polémique, elle le fait de manière si feutrée qu’on se demande si c’était bien son but et pourquoi c’est déjà fini. Ainsi, dans Libres cours, elle conteste sur quelques pages les positions de Cécile Ladjali, autre professeur écrivain, très proche d’elle en fait par son engagement auprès des élèves mais devenue coqueluche des fondamentalistes scolaires de droite et de gauche (mais surtout de droite) pour avoir repris à son compte, non sans ingénuité, la thèse selon laquelle ceux qui parlent mal (suivez mon regard) seraient diminués dans leur humanité.*

Au fond, même si dans les controverses éducatives du moment, Catherine Henri enregistre des affinités ou constate des antagonismes, elle est ailleurs : entièrement à sa cuisine de professeur, aux fourneaux de son enseignement – un enseignement qui est relation – et aux récits qu’elle en tire. Dans un de ses livres, elle use quant à elle d’une autre image, se voyant plutôt pratiquer « un exercice de funambule ».

Exercice qui est pour elle matière à réflexion constante mais qui ne la fera se lancer ni dans la mêlée pamphlétaire ni dans l’exposé de sa solution brevetée pour remettre l’Education nationale droit dans ses bottes. Cela aussi peut être perçu comme une limite. Ce n’en est pas une, ou plutôt, si, c’en est une – car il faut aussi qu’existent des propositions de politique éducative – mais peu importe. C’est hors sujet. Le vrai sujet est le voyage à travers une certaine réalité scolaire qu’elle nous donne à ressentir avec toute la probité dont on peut la créditer, et le plaisir que l’on retire de sa lecture.

Hypothèses intelligentes

Car, à rebours de l’adage, Catherine Henri, des bons sentiments qui l’animent, parvient à fabriquer de la bonne littérature. Et l’affirmer n’est pas être abusé par un esprit bon public, aimant naïvement tout ce qui se présente comme aimable. Ou alors, c’est que le bon public est nombreux. « On ne sort pas de cette lecture frustré, mais revigoré », écrivait en 2003, à propos de De Marivaux et du Loft, mon confrère Nicolas Truong dans Le Monde de l’Education. Dans le JDD à la même époque, le journaliste Christian Sauvage y saluait « des pages admirables d’humanité » et, excusez du peu, « des moments d’éblouissement ».

Christophe Donner, dans Le Monde magazine, après la sortie de Libres cours y voyait quant à lui « le roman de l’impossibilité d’enseigner la littérature » à des gamins capables de lancer à l’enseignante, comme elle le rapporte, que «les livres, ça n’existe plus». Pas d’accord : Catherine Henri est fermement calée sur sa volonté de rendre possible cet impossible, sinon nous ne connaîtrions pas ses livres ou alors ils n’auraient pas l’école comme sujet ni comme cadre. Mais Donner lorsqu’il ajoute qu’elle « ne leur apprend pas la littérature, celle qui ne s’apprend pas, elle en fait », délivre lui aussi un hommage.

Plus enclin à saluer la démarche de l’enseignante derrière celle de l’écrivain, un autre confrère (par ailleurs éminent photographe), Amaury da Cunha, fait écho, dans son article sur Libre cours dans Le Monde des livres, à son constat de l’emprise croissante, chez les élèves, d’un langage de pulsion et de rapport de forces. Mais c’est pour reconnaître aussitôt à l’auteur « un certain courage » avec lequel « elle cherche ce lien entre le texte et les élèves ». Et Amaury da Cunha de citer, avec à-propos, une phrase clé de Libre cours : « Enseigner la littérature, c’est peut-être tenter de faire coïncider l’action de cette transmission et le temps que les élèvent vivent ».

Ce n’est pas là une théorisation, tout juste la formulation d’une hypothèse intelligente, ce qui est déjà appréciable. Il convient d’ajouter que le propos de Catherine Henri, qui ne se réduit jamais à la pure description des situations de classe, est parsemé de considérations « hors champ » et d’hypothèses intelligentes.

Pour ma part et au moment de conclure, j’ai très envie de citer une autre phrase, purement factuelle, non seulement parce qu’elle me plaît mais aussi parce qu’elle provoque les ricaneurs. Cette phrase, tirée d’un passage du livre où l’enseignante a décidé de faire travailler les élèves de BEP électrotechnique sur La Prose du Transsibérien, de Blaise Cendrars, la voici : « C’est sans doute difficile à croire, mais lors de la distribution des passages, ils se disputent à qui devra en apprendre le plus par cœur ». Eh, oui.

Luc Cédelle

* Citation : « La langue retrécit comme peau de chagrin et, avec elle, l’humanité de ceux qui la parlent » (Cécile Ladjali dans Mauvaise Langue, Seuil 2007, prix du jury Fémina pour la défense de la langue française). Extrait de la présentation de l’éditeur : « Le barbarisme mène à la barbarie, tel est le credo de Cécile Ladjali, son cri d’alarme. »

La compagnie des tombes, fin

Le tribunal administratif vient de  trancher, le 17 juillet, en  faveur de Leïla et Naja : l’OQTF (obligation de quitter le territoire français) est annulée.

Pendant ces derniers jours  d’attente, interminables, elles ont  lu plusieurs fois les commentaires au premier billet : la solidarité  qui s’y manifeste  les  rassurait.

Heureusement, elles  avaient déjà reçu une première bonne nouvelle, dès le 6 juillet : elles ont toutes les deux obtenu leur bac au premier tour  et pourront s’inscrire en BTS.

Elles sont déjà retournées à la préfecture pour  constituer, de nouveau,  un dossier de demande de régularisation. En attendant le traitement définitif de cette demande (ce qui peut prendre du temps, mais on ne voit pas comment la préfecture pourrait aller à l’encontre la décision du tribunal administratif), on leur a donné un récépissé qui leur permet de circuler légalement  en France.

Parmi les vertus qui doivent être celles des sans-papiers, il y a la persévérance : supporter les attentes, accomplir de nouveau  les mêmes  formalités, refaire les dossiers, empiler les photocopies : c’est tout un travail de très lente sédimentation qui doit s’effectuer.

Avec ce récépissé, elles pourront donc prendre un peu de vacances, aller voir leur autre tante qui habite dans le midi : depuis quatre ans, elles n’avaient jamais osé prendre le train, les contrôles d’identité étant particulièrement fréquents – et légaux – dans les gares. On avait beau leur dire qu’étant donné qu’elles étaient des jeunes filles, et joliment habillées,  le risque était minime, la peur est un affect  irrationnel.

Et dans quelques mois, dès qu’elles auront des titres de séjour, elles pourront aller en Algérie se recueillir sur les tombes de leurs parents et de leurs frères, comme elles le souhaitent depuis longtemps.

Elles ne veulent toujours pas qu’on fasse état de leur vrai prénom, ni qu’on les photographie: plus par peur, mais par pudeur et discrétion. Ce désir  d’anonymat est peut-être aussi pour elles un vœu d’éloignement  de ces quatre dernières années.

Dès que possible, elles  veulent envisager la dernière étape : une demande de naturalisation. Il leur faudra encore beaucoup de patience.

Quant aux professeurs (et aux militants), ils vont devoir lutter, devant l’ampleur de la tâche encore à accomplir, contre la tentation de la résignation, ce qui sera d’autant plus difficile que le discours dominant sera  celui du « réalisme » .

Catherine Henri

La compagnie des tombes, suite, et non fin

Vendredi 29 juin. L’audience commence avec un peu de retard. Les « affaires » se succèdent, de cinq à dix minutes pour chacune, pas plus. Lorsque c’est au tour de Leïla et Naja de se présenter, une demi surprise : il y a une dispense de conclusion du rapporteur public. C’est de moins en moins rare, (il y avait d’autres cas ce matin) mais peut être un signe: que l’affaire est « embarrassante ». La plaidoirie de l’avocat  porte sur leur histoire,  les circonstances particulières de leur arrivée en France. Aucune question aux jeunes filles (cela relève de la liberté du président,  en l’occurrence de la présidente, et ne présage en rien de la décision).

Sans surprise cette fois, puisque c’est presque toujours la règle lorsqu’il s’agit d’OQTF,  le jugement est  mis en délibéré.

Entre deux et quatre semaines d’attente.

L’avocat est confiant et prend le temps de rassurer les jeunes filles. Elles sont impatientes, encore inquiètes, et aussi préoccupées par la poursuite de leurs études : toutes deux ont été sélectionnées pour un BTS, mais ne peuvent être inscrites définitivement    si leurs papiers ne sont pas en règle.

Attendons.

Et les autres ? Deux régularisations obtenues cette année au lycée ; espérons trois si Leïla… Une élève béninoise dont le dossier,  il est vrai compliqué, a traîné plus de deux ans et un jeune tunisien qui a fait l’expérience, durablement traumatisante, à la fin des vacances de Pâques, d’une détention au centre de rétention de Vincennes après avoir été cueilli dans une  rue alors qu’il cherchait un stage. Un dossier encore en cours, et combien d’autres l’an prochain ? Plus nous réussirons, à force d’actions, de manifestations, de pétitions, moins les élèves auront peur de venir nous parler de leur situation.

Merci à Luc Cédelle d’avoir hébergé ce billet dont j’aurais bien sûr aimé qu’il circule plus largement, mais il faut tenir compte aujourd’hui de la lassitude de la presse ou des lecteurs (ou peut-être de la lassitude supposée par la presse de ses lecteurs)  devant ces histoires – trop sombres, trop récurrentes,  trop angoissantes.

Sans cet accueil sur son blog, ce texte serait resté lettre morte.

Merci  à ceux qui ont manifesté leur soutien à Leïla et Naja en diffusant ce texte (je pense particulièrement au CIEN – Centre Interdisciplinaire de l’Enfant),  et en écrivant des commentaires. L’indifférence, l’absence d’affect envers l’autre, ou pire encore, la délectation de ce à quoi on échappe (« Suave mari magno… »), n’ont pas encore absolument gagné.

La question que pose l’attitude des fonctionnaires traitant ces dossiers , et la neutralité majoritaire, malgré quelques exceptions, des chefs d’établissement,  est sans doute celle du loyalisme : c’est précisément ce qui aurait rendu désirable, nécessaire, réconfortant , un signe du nouveau gouvernement. Ce qui vient d’être dit le 26 juin par Manuel Valls ressemble à peu près à la désespérante  décision d’un statu quo.

La distinction entre loyalisme et loyauté ferait un beau sujet croisé d’histoire et de philo pour le bac de l’an prochain …  Plutôt pour le concours de l’ENA ?

Catherine Henri

PS. L’affaire vient d’être racontée sur France-Info, samedi 30 juin vers 19 h 45, avec interview d’une militante de RESF. L.C.

La compagnie des tombes, par Catherine Henri

Photo Dragan LEKIC / Libre arbitre

La lecture de ce qui suit requiert un lecteur particulier : pas trop sensible (se souvenir de Balzac : « Toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au dessous de la vérité »), et absolument confiant dans l’honnêteté de son rédacteur : les faits, les dates, les propos rapportés sont rigoureusement  exacts. Seuls les noms ont été modifiés car, comme tous les sans-papiers, ceux-là, celles-là, ont honte, ont peur, ne se déplacent que pour aller à l’école et refusent toute sortie, tout divertissement, ne vont pas en vacances.

J’entends : Une histoire de sans-papiers,  encore !

A chaque jour son histoire, ses histoires, toujours déchirantes, toujours recommencées ; l’empathie, la compassion ne sont pas inépuisables. Ceux qui luttent pour les soutenir doivent faire appel à d’autres mobiles que ceux-là. On ne peut sans fin porter le pathétique de ces récits à peu près semblables.

Jamais pourtant vraiment les mêmes.

Appelons-la Leïla.

Le 21 mai 2003, à 18h30 elle révisait son examen d’entrée en sixième avec sa mère, ses deux  frères regardaient la télévision avec leur père,  sa jeune sœur Naja jouait dehors avec ses amies dans une rue de Boumerdès, près d’Alger. La terre s’est mise à trembler et l’immeuble s’est plié sur lui-même. Toute l’Est de l’Algérois est dévasté. La mère de Leïla s’est jetée sur elle pour la protéger. Une fissure s’ouvre sous la fillette qui tombe dans le sous-sol et survit deux  jours sous les décombres avant que des secouristes polonais ne parviennent jusqu’à elle, près d’un cadavre. Ses parents et ses frères sont morts sous les murs écroulés des quatre étages de béton. Seules Leïla, gravement blessée, qui souffre entre autres de multiples fractures, et Naja  sont  vivantes.

Une de leurs tantes, médecin à Paris, et naturalisée française, arrive sur place le 23 mai et assiste à la fouille des ruines. Elle ne peut que  signer les certificats de décès des corps écrasés, méconnaissables.

Voilà pour la tragédie, qui doit susciter terreur et pitié, dit Aristote. Du moins ne peut-on accuser que la fatalité. Mais comment qualifier la suite ?

Pendant plus d’un mois, tant que Leïla est intransportable, sa tante s’active. Bien que mère d’un bébé, elle décide de prendre en charge ses nièces – et de ne pas avoir d’autres enfants pour s’en occuper pleinement. Elle signe un acte notarié de Kafala (droit musulman), qui reconnait officiellement son pouvoir parental sur les deux jeunes mineures, puisque l’adoption n’existe pas dans le droit algérien. En juillet, elle rentre à Paris avec elles, munie d’un visa  de long séjour en bonne et due forme délivré par le consulat de France en Algérie, et commence un long travail de reconstruction. Leïla et Naja (qui souffre de troubles auditifs sans doute dus à cet événement puisqu’ils n’ont pas été détectés avant) sont aimées, soignées, bénéficient d’un soutien psychologique, scolarisées au collège, puis au lycée.

Le parcours scolaire de Leïla est difficile, un peu chaotique, mais elles vivent de nouveau dans une famille, leur cousine est une petite sœur. Même leurs grands parents vivent en France avec une carte de résident.

En 2008, les choses se compliquent lorsque les cartes de circulation de cinq ans délivrées par la préfecture arrivent à expiration. Il faut faire une demande de titre de séjour pour les deux sœurs. La constitution du dossier prend des mois. Il y a  toujours des pièces nouvelles à fournir. Les rendez-vous au centre de réception des étrangers, puis à la préfecture se multiplient. La tante contacte RESF (Réseau Education Sans Frontières) qui l’aide dans ses démarches, mais le dossier traîne.

Sous un gouvernement qui a décidé qu’il fallait annuellement reconduire 30 000 sans-papiers à la frontière, la tâche des employés  de la Préfecture doit demander de la rigueur, du sang froid, la certitude d’accomplir son devoir en appliquant la loi, de l’indifférence, parfois du mépris. Peut-être pour certains, une absence d’humanité.

Que répondre à cet employé qui déclare que « la demande n’est pas recevable puisque les jeunes filles  n’ont pas leurs parents en France » alors qu’il a sous les yeux leur certificat de décès ? Et ajoute  lorsqu’on lui parle de mère adoptive que « ce n’est pas pareil » ? Ou à cet autre qui soupçonne le visa d’entrée en France des fillettes d’être un faux ? On considère que la France ne peut tenir compte de l’acte de Kafala , ce qui est sans doute juste au regard de la loi, mais « légal » est-il synonyme de « juste » ? D’ailleurs Leïla est désormais majeure, la Kafala n’a plus à être retenue…

En janvier 2010, Leïla reçoit un avis d’OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) et Naja un refus de titre de séjour. Leur  avocate  fait appel.

Leïla est une petite fille géante au sourire triste, au regard parfois perdu. Elle s’applique, elle veut avoir son bac. Année après année, elle a été  un peu mieux. Jusqu’à ce qu’elle reçoive son OQTF.  Et dès que la télévision montre des images de tremblements de terre, Haïti, l’Italie, elle ne peut plus bouger, aller au lycée. Elle n’a rien dit à ses camarades de sa situation, seuls trois professeurs et le proviseur sont au courant ;  elle veut être « normale », ne pas susciter la pitié, rêve de voyager, de prendre l’avion, de passer quelques jours en Angleterre : sa mère aimait les voyages. Elle veut « faire du commerce international ».

Qu’a peut-être pu lui dire sa mère en se jetant sur elle ? Son temps s’est arrêté sur cet instant, peut-être sur ces murmures. La résilience est un beau mot. Mais comment y parvenir puisqu’on veut la renvoyer en Algérie, dont elle a oublié la langue, à cause du temps, du traumatisme, et où elle n’aurait que la compagnie des tombes et des fantômes?

Le cas de Leïla et de sa sœur  sera jugé au tribunal administratif le 29 juin à dix heures. Elle est dans l’attente de deux sentences : celle du juge, et celle des correcteurs du bac dont elle est en train de passer les épreuves, dans la tranquillité d’esprit qu’on imagine aisément.

Dans certains lycées, des professeurs, avec le rarissime soutien de chefs d’établissement (c’est mauvais pour leur carrière), se sentent le devoir d’aider les élèves qui leur en font la demande à obtenir une régularisation. Ils considèrent l’éducation comme un droit absolu et tiennent aux principes écrits sur les frontons des mairies, même s’ils sont conscients de travailler dans l’illusion, tant le réel leur a fourni des exemples de déni de ces principes. Mise à part cette question d’éthique, ils ressentent les avis d’OQTF envoyés à leurs élèves comme un échec, se sentent responsables d’eux. Cela fait partie de leur engagement personnel d’enseignant.

La plupart des sans-papiers sont déjà des victimes, plus souvent de la guerre ou de la pauvreté que des éléments. Le cas de Leïla n’est malheureusement pas isolé. Il est seulement particulièrement révoltant. Et de ce fait, sans doute injustement pour les autres,  médiatisable.

Puisque le respect de la hiérarchie, des ordres venus d’en haut, de la discipline – on a pourtant pu voir, en des temps de barbarie, où pouvait mener un tel zèle – semblent régner dans l’administration, on voudrait voir ces ordres, ou la hiérarchie, changer, ce qui est peut-être en cours. Les élections viennent de nous donner une autre majorité, un autre ministre de l’intérieur, qui plus est, français par naturalisation. Certes, sans baguette magique : rien ne peut changer en quelques semaines.

Quelle que soit la position politique de la gauche concernant la régularisation des sans-papiers, – et il ne faut sans doute plus rêver à la régularisation de tous les sans-papiers, (il y a peut-être quelque chose qui fait peur dans ce tous, comme dans la phrase de Michel Rocard «  toute la misère du monde ») – on aimerait au moins rêver à un message vers l’administration préfectorale. Un simple message d’humanité.

Catherine Henri, professeur, écrivain

Education à la sexualité et théorie du genre (4 et fin) « Arrêtons de faire semblant ! »

L’éducation à la sexualité relève encore d’une « déclaration d’intention », selon le Planning familial

Secrétaire générale du Planning familial, principal intervenant extérieur en matière d’éducation à la sexualité dans les établissements scolaires, Marie-Pierre Martinet nous livre son point de vue sur l’état de cet enseignement et sur les récents débats engagés autour de la « théorie du genre ».

Marie-Pierre Martinet

Près de 10 ans après l’adoption de la loi de juillet 2001 qui organise l’éducation à la sexualité dans le cadre scolaire et prévoit notamment trois séances par an du primaire à la terminale, où en est-on de son application sur le terrain ?

Nous en sommes, loin, très loin. Quelques jeunes bénéficient au cours de leur scolarité d’une seule séance, d’une heure, en 4ème ou 3ème, rarement les deux. Comme si le temps s’était arrêté aux circulaires de 1996 et 1998 qui rendaient déjà obligatoire ce type de séances dans ces classes.

La loi de 2001 est ambitieuse, précise et, concrète, mais il n’y a ni contrainte ni sanction prévues pour sa non application et les moyens alloués sont dérisoires tant en personnel qu’en temps imparti. Cela revient à une déclaration d’intention légalisée, laissée au libre arbitre des acteurs de l’Education Nationale.

De fait, cela confine, l’éducation à la sexualité au seul prisme bio-physiologique et de prévention des risques. Aussi importantes soient ces notions, elles doivent être complétées d’une réflexion sur les dimensions psychologiques, affectives, sociales, culturelles et éthiques visant à permettre à chacun de développer sa responsabilité individuelle et sociale.

Et ce, dans un contexte où il y a urgence à permettre aux jeunes d’analyser et repérer les messages paradoxaux sur la sexualité, ce construit social à questionner sous l’angle des rapports inégalitaires entre les femmes et les hommes.

Cet enseignement prévoit la contribution d’intervenants extérieurs. Quel est le rôle particulier du Planning familial ?

Le Planning Familial est un partenaire des équipes pédagogiques car outre que peu de personnels de l’Education Nationale sont formés pour cela, tous n’en ont pas envie. De plus, il peut être intéressant, pour libérer la parole des jeunes, que les intervenants ne soient pas leurs interlocuteurs habituels.

La réflexion collective est privilégiée à partir des questionnements des jeunes eux-mêmes avec des techniques et outils spécifiques d’animation favorisant la parole, l’écoute, le « non jugement », adaptés à tous les âges et niveaux scolaires.

Les thèmes abordés sont nombreux. Ils ont pour objet une prise de conscience et un questionnement des normes sociales assignées aux femmes et aux hommes : conscience de son corps, sexualités, relations amoureuses, droits, « normalité », pornographie, violences, réduction des risques liés aux pratiques sexuelles. Ils peuvent être traités de manière transverse avec l’appui de membres de l’équipe pédagogique

L’accès des jeunes filles à la contraception sans contrôle des parents, la lutte contre les préjugés et les comportements sexistes ou homophobes ne recueillent pas une adhésion unanime des familles. N’est-ce pas, comme le disent certains opposants, une atteinte à la neutralité de l’école à travers l’imposition d’une nouvelle « bien-pensance » ?

Quelle curieuse approche! Si la « bien-pensance » est de laisser perdurer les inégalités entre les femmes et les hommes alors que cette égalité est inscrite dans l’article 1 de notre constitution, si c’est cautionner les agressions homophobes alors qu’elles sont punies par la loi comme le viol d’ailleurs, fut-il conjugal… alors oui, surtout ne faisons rien et surtout pas à l’Ecole.

L’Ecole de la République ne peut être neutre car elle n’est pas hors la société mais participe de sa construction. C’est un lieu de vie qui vise acquisition des savoirs, développement des savoir être et apprentissage de la vie collective contribuant ainsi à la construction des adultes de demain, la société de demain.

Enfin, arrêtons de faire semblant ! Le problème n’est pas la pseudo-neutralité de l’Ecole mais bel et bien la manière dont notre société considère toujours la sexualité, les sexualités comme tabou, en particulier celle des jeunes et des filles alors que les représentations dégradantes envahissent nos murs ? Ça, la bien-pensance ? C’est une hypocrisie totale !

Les nouveaux programmes de SVT prennent en compte ce qu’on appelle la théorie du genre, c’est-à-dire le fait que l’identité sexuelle ne résulte pas seulement de données biologiques mais aussi d’une construction sociale. Etait-il nécessaire que l’école prenne parti dans un débat de société aux accents de querelle universitaire ?

Ce débat n’est pas une querelle universitaire ! Il est issu de la position dogmatique de l’église catholique qui a toujours présenté la différence des sexes comme naturelle pour justifier le créationnisme et la domination des hommes sur les femmes.

Ce n’est pas nouveau, le Vatican n’a de cesse, depuis la conférence des Nations Unies sur les femmes à Pékin en 1995, de contester cette approche. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec la remise en cause a laquelle on assiste aux USA de la théorie de l’évolution de Darwin.

Or l’approche de genre et les théories développées sur l’assignation des deux sexes aux rôles sociaux est le résultat de travaux pluridisciplinaires. Questionner et remettre en cause les évidences sont l’essence même de la démarche scientifique.

Cette approche à partir de la théorie du genre permet de prendre conscience à quel point il nous faut repenser la société, les rapports entre les sexes et les sexualités.

Permettre aux jeunes de savoir et de comprendre que, si l’on naît de sexe masculin ou féminin, on devient un homme ou une femme construits socialement, c’est se libérer des dogmes religieux mais c’est aussi faire vivre la laïcité de notre République.

Propos recueillis par Luc Cédelle

Education sexuelle et théorie du genre (3) Un préservatif sur une banane en plastique


« Pas si simple… », au lycée de Nangis (Seine-et-Marne) en 2008, photo extraite du blog Entrées de jeu, le roman d’une troupe

La loi du 4 juillet 2001 et sa circulaire d’application de 2003 prévoient explicitement qu’il puisse être fait appel à des intervenants extérieurs lors des trois séances annuelles obligatoires d’éducation à la sexualité.

Ces intervenants, le plus souvent associatifs, sont des experts du dialogue sur ces questions avec les jeunes collégiens ou lycéens. Le théâtre, sans être une voie de passage obligatoire, fait partie des moyens utilisés.

Cette séance, à laquelle j’ai assisté dans un lycée parisien sur l’invitation de Chantal Dulibine, professeur de lettres, a eu lieu en février 2011 et j’en ai discuté avec des membres de la troupe en mai. En voici la description.

« Pas si simple… »

« De quoi allons-nous parler ? », demande, innocent, David Chamalet, le meneur de jeu. Les lycéennes et lycéens de seconde réunis dans une salle du lycée Claude-Monet, à Paris 13ème , connaissent la réponse.

Mais elle ne sort pas. La pièce, plus précisément le « débat théâtral » qui commence s’appelle « Pas si simple… mais pas si compliqué non plus ». Pour l’instant, c’est plutôt l’aspect « pas si simple » qui les rend muets.

David réitère sa question. Une main se lève à moitié : « Les relations ? », suggère un filet de voix féminine. « Quel genre de relations ? » Une autre petite voix, masculine : « les relations sex… »

Vertige du silence.

Avec une affectation calculée et un ample mouvement du poignet, l’animateur regarde sa montre – « une minute et sept secondes ! » – puis il lance une musique fracassante. Celle du prologue.

Deux comédiens, un garçon et une fille apparaissent. Marchant l’un vers l’autre, bras ouverts, ils se détournent au dernier quart de seconde, s’élancent à nouveau, s’arrêtent, font des mines, courent… et jamais ne se rencontrent. Ou presque ?

Lorsque le spectateur réalise fugitivement que la rencontre s’est faite quand même, les comédiens ont déjà disparu.

Le théâtre comme outil

David, le meneur de jeu reprend la parole, expliquant que la compagnie, dénommée Entrées de jeu, « se sert du théâtre comme d’un outil ». En effet, ce travail s’inspire du Théâtre de l’Opprimé, créé dans les années 1970 par le Brésilien Augusto Boal.

La compagnie est dirigée par Bernard Grosjean, qui fut son assistant. Au tout début de sa vie professionnelle, avant de devenir comédien, il fut aussi instituteur.

Augusto Boal est décédé en mai 2009

La démarche du Théâtre de l’Opprimé, devenue « théâtre forum » ou « débat théâtral » s’est diffusée dans le monde entier, mais souvent en s’éloignant du militantisme politique et en s’affranchissant du concept d’oppression lié à son contexte d’origine.

Sans rien idéaliser, il va de soi que l’opposition systématique entre « bons » et « méchants », pertinente lorsqu’il s’agit par exemple de paysans sans terre et de nervis en Amérique du Sud, ne fonctionne plus lorsqu’on aborde en France des thèmes de prévention dans le cadre de l’école ou dans celui des relations de travail.

La compagnie Entrées de jeu, dont les activités se racontent depuis trois ans sur un blog intitulé Le roman d’une troupe, affiche à son catalogue une dizaine de thèmes dans le registre de la prévention : drogue, alcool, violence, absentéisme, suicide, etc.

La méthode, éprouvée, consiste à faire improviser les comédiens dans la direction donnée par le spectateur. Quel que soit le thème, de cinq à dix spectateurs interviennent en moyenne sur une heure de débat.

Un « miracle » travaillé

Cela prend souvent l’apparence d’un petit miracle, mais c’est un miracle très travaillé. Non seulement il faut réussir à faire intervenir et monter sur scène un spectateur, mais il faut le mettre à l’aise, le protéger du public comme de lui-même.

Car il peut parfois, ce spectateur, émettre des outrances. Ce n’est pas arrivé, en tout cas pas spectaculairement, lors de cette séance. Mais Bernard Grosjean rapporte l’exemple d’un spectateur ayant proféré un jour un : « Une meuf qui trompe, elle mérite d’être claquée ! »

Il faut alors encaisser, reformuler, pousser à l’absurde en exploitant les réactions de la salle. Bref, retourner la situation.

Parmi les techniques, toujours proches de la Commedia dell’arte, déployées par les acteurs, il y a notamment celle dite de « l’encaissement », consistant à reculer comme devant une onde de choc en agrandissant démesurément et physiquement leur réaction.

Mais les subtilités de ce jeu, en direct, ne sautent pas forcément aux yeux. Tout passe très vite. Ce qu’on voit, c’est surtout que cela marche.

Caricatural mais vraisemblable

Revenons à David, le meneur de jeu. « Pourquoi, demande-t-il, on vient dans un lycée ? Parce que malgré toute l’information disponible sur ces sujets, il y a toujours un décalage entre les informations et les actes ». Puis il expose les règles de la séance.

Dix scènes de quelques minutes vont se succéder, présentant autant de situations jouées par un couple d’acteurs. « Ensuite, on rejoue les scènes que vous choisissez, et vous intervenez. Contrairement à ce qui se passe dans la vie, on peut essayer sans risque ! »

« C’est comme ça que tu t’habilles ? » La première scène illustre un machisme caricatural mais vraisemblable. La fille se défend : « je me suis toujours habillée comme ça ». Le garçon : « mais maintenant t’es avec moi, c’est différent ! »

L’assistance accroche, les scènes s’enchaînent sur un rythme enlevé. Celle du basketteur qui n’a pas une minute à consacrer à sa copine. Celle de la crise de jalousie. Celle de l’annonce d’une soirée le samedi. Celle du copain qui a « écrit sur son profil qu’il était gay »

La bonne humeur se mue en nouveau silence lorsque, les scènes terminées, le meneur de jeu s’enquiert des souhaits de l’assistance.

« Ben non, j’ai un match… »

« Une situation qui vous a plus particulièrement frappés ? Le principe est que la pièce est jouée une deuxième fois, mais cette fois les spectateurs peuvent l’interrompre quand ils ne sont pas d’accord avec ce qui se passe et venir sur scène. »

Une première scène est rejouée, mais personne n’intervient. David « meuble » avec professionnalisme. Puis, le basketteur et sa copine réapparaissent. « On peut se voir ?  Ben non, j’ai un entraînement. Ben non, là, j’ai un match… Ben non, j’ai mes potes qui m’attendent… »

Cette fois, un lycéen lève la main. « On l’applaudit, c’est le premier ! » Rejoint sur scène par une élève, il rejoue le dialogue. Il ne renonce pas à son match, mais la fille, condescendante, « l’autorise » à y aller. Résultat : les acteurs qui, après chaque dialogue, composent un tableau muet, représentent son personnage tenu en laisse.

A chaque scène rejouée, la même question, sous des formulations diverses, revient : « Pensez-vous qu’une telle situation puisse exister ? Pensez-vous que l’on puisse y changer quelque chose ? »

Enjeux intimes et distance

Dans la grande salle du lycée, le dégel s’accentue. Entre David et les jeunes spectateurs, la discussion roule sur le comportement des deux protagonistes.

Une demi-heure plus tard, les scènes rejouées et les échanges d’arguments portent sans détours sur des enjeux beaucoup plus intimes… mais sans aucune intrusion personnelle, toujours avec la distance instaurée par le dispositif théâtral.

Après une séance de cinéma, la fille peut-elle se dérober au garçon, indigné qu’elle l’ait « chauffé toute la journée » ? Un autre échange porte sur une stressante histoire d’infidélité, de préservatif cassé et d’aveu impossible : que faire ?

Des informations et des mises au point précises sont dispensées par le meneur de jeu. Sur la pilule du lendemain (mal dénommée, car elle peut encore agir les jours suivants), sur les trithérapies préventives…

A un moment donné, et à la faveur de la décontraction obtenue – qui n’était, qui n’est jamais gagnée d’avance – une bête question aux allures faussement techniques s’impose : au fait, comment proposer le préservatif sans « casser l’ambiance » ? Et comment le mettre ?

Sur scène, sans inhibition perceptible, sans gêne manifeste de l’assistance, une lycéenne enfile triomphalement un vrai préservatif sur une banane en plastique.

Musique.

Soyons clair. Ce que nous venons de voir et d’entendre peut convenir à l’immense majorité des parents, aussi bien à un électeur de l’UMP qu’à un militant d’extrême gauche, à des familles de choix religieux, philosophiques ou politiques très différents. En ce sens, c’est bien, comme le disent les textes officiels, «dans le respect des convictions» de chacun.

En revanche, il serait très aventureux de prétendre que tous les parents seraient d’accord. Il serait même très probable que certains seraient potentiellement scandalisés. Et il ne serait nullement étonnant que des sites intégristes, réactionnaires et puritains prennent ce petit récit en exemple des turpitudes de la «déséducation» nationale…

Mais qui a jamais dit qu’il fallait les contenter?

Et qui a jamais dit que les parents devaient nécessairement observer, approuver et valider chaque minute de ce qui se passe dans un établissement scolaire?

Luc Cédelle

A suivre

Education sexuelle et théorie du genre (2) Ce qui est obligatoire reste aléatoire

couverture d'un document de l'Unesco

Les débats sur l’enseignement du « genre » en 1ère ou les obstacles à la diffusion du « Pass contraception » au lycée rappellent que l’éducation à la sexualité sur les bancs de l’école, bien qu’inscrite dans la loi, ne va pas de soi

Sur le papier, tout semble opérationnel. Obligatoire à tous les niveaux de l’enseignement, l’éducation à la sexualité est présentée comme une part essentielle de « l’éducation à la santé et à la citoyenneté ». Elle n’est pourtant pas effective partout, et ne fait pas non plus – ou pas toujours – l’unanimité.

Ouvrir la réflexion

En arrière-plan de l’actuelle polémique sur la soi disant imposition dans les programmes de la « théorie du genre » (il ne s’agit en fait que d’ouvrir la réflexion sur le fait que le genre ne découle pas seulement de données biologiques), c’est la définition même de l’éducation à la sexualité qui est en ligne de mire.

Le développement de cet enseignement a suivi l’évolution des mœurs : introduite en 1973 dans les programmes par une circulaire du ministre Joseph Fontanet, l’éducation sexuelle s’est longtemps limitée aux aspects biologiques et reproductifs, accompagnés d’une incitation à « réfléchir sur ces sujets ».

En 1996, puis en 1998, sous les ministères de François Bayrou et de Claude Allègre, l’éducation sexuelle  est devenue « éducation à la sexualité », façon de l’élargir à d’autres dimensions que les connaissances physiologiques.

C’est la loi du 4 juillet 2001 sur l’interruption volontaire de grossesse et la contraception qui en fixe les modalités actuelles. Cette imbrication illustre la façon dont cet enseignement s’est imposé dans le système éducatif sans trop rencontrer d’obstacles : comme découlant naturellement des politiques de prévention des grossesses non désirées et des maladies sexuellement transmissibles.

Objectifs non tenus

Selon cette loi de 2001, « une information et une éducation à la sexualité sont dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées à raison d’au moins trois séances annuelles et par groupes d’âge homogène ». Mais son application repose en grande partie sur la motivation, variable, des équipes éducatives et des chefs d’établissements.

Les objectifs sont-ils tenus ? « Nous en sommes, loin, très loin », assure Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Planning familial [dont je publierai bientôt ici l’interview, note de l’auteur].

« Quelques jeunes bénéficient au cours de leur scolarité d’une seule séance en 4ème ou 3ème, rarement les deux », soutient-elle. Aucune sanction n’est prévue en cas de non-application de la loi, et les moyens alloués sont « dérisoires ». Selon elle, cela « revient à une déclaration d’intention légalisée laissée au libre arbitre des acteurs de l’éducation nationale ».

Personnels volontaires

Un rapport de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), publié en février 2010, fait un constat similaire : « Au total, il semble que l’obligation légale soit très inégalement et partiellement appliquée », les initiatives se heurtant à « d’importantes difficultés matérielles ».

Les textes officiels admettent qu’à l’école primaire le nombre de trois séances annuelles doit être « compris plutôt comme un ordre de grandeur à respecter ». Mais au collège et au lycée, le chef d’établissement est censé fixer, pour chaque année scolaire, les modalités de ces séances, « inscrites dans l’horaire global annuel des élèves » et prises en charge par une équipe de personnels volontaires.

Ces derniers sont soit des professeurs, soit des personnels de santé, des assistants sociaux et des conseillers principaux d’éducation (CPE). Les professeurs de sciences de la vie et de la Terre (SVT) sont les plus engagés. Mais toutes les collaborations croisées sont encouragées.

Dans chaque établissement, l’éducation à la sexualité s’appuie sur un Comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC), dont les compétences vont de la formation aux premiers secours à l’éducation nutritionnelle et qui met en œuvre les interventions, fréquentes, de partenaires extérieurs [le prochain billet de cette série décrit une de ces interventions].

Apprentissage de l’altérité

Loin de se limiter à la transmission de connaissances biologiques, l’éducation à la sexualité comprend la prévention des maladies, celle des grossesses non désirées, la lutte contre les préjugés sexistes ou homophobes. Plus largement, il s’agit d’« un apprentissage de l’altérité, des règles sociales, des lois et des valeurs communes », précise la circulaire de 2003 en vigueur sur ces questions.

L’école intervient en ce domaine « en complément du rôle de premier plan joué par les familles », peut-on lire.

« Cette éducation qui se fonde sur les valeurs humanistes de tolérance et de liberté, du respect de soi et d’autrui, doit trouver sa place à l’école sans heurter les familles ou froisser les convictions de chacun, à la condition d’affirmer ces valeurs communes dans le respect des différentes manières de les vivre ».

Cette dernière phrase pour le moins alambiquée traduit la relative tension dans laquelle se trouve l’école, les familles, les politiques sur ces questions. Le lien entre intimité et citoyenneté ne va pas forcément de soi, et chaque nouvelle initiative en matière d’éducation à la sexualité appelle à le réinterroger.

Cette remise en jeu se traduit parfois en valse-hésitation, au gré des priorités politiques du moment.

Préjugés et propagande

Ainsi, le « Pass contraception » lancé par Ségolène Royal en Poitou-Charentes fin 2009, a été fustigé à l’époque par le ministère de l’éducation nationale… ce même ministère qui soutient aujourd’hui le projet assez similaire lancé par Jean-Paul Huchon en Ile-de-France, le 26 avril.

Décrié hier, loué aujourd’hui, ce « Pass » permet aux lycéens d’avoir accès à une contraception gratuite et anonyme. Tout en faisant savoir qu’il n’était pas demandeur, l’enseignement catholique n’a pas donné de consigne nationale sur ce « Pass, dont on a appris en juillet qu’il était adopté par deux lycées catholiques.

Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de ce type de dispositif de prévention ou de tout autre aspect de l’actuelle éducation à la sexualité, intégristes ou puritains (qui ne se confondent pas forcément avec l’extrême droite, même si celle-ci est leur lieu d’accueil privilégié) s’en trouvent inévitablement « froissés » dans leurs convictions.

Rien d’étonnant lorsqu’on voit que, même à l’Assemblée nationale, la « lutte contre les préjugés homophobes » ne fait pas l’unanimité et que cette expression est considérée par certains courants – qui relèvent aujourd’hui la tête – comme relevant de la propagande éhontée, voire de la «subversion».

« Un seul père de famille… »

De ce point de vue, la neutralité de l’école n’est plus celle qu’exaltait Jules Ferry dans sa fameuse « Lettre aux instituteurs » du 17 novembre 1883. « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire (…) », recommandait-il.

Les actuels détracteurs de l’éducation à la sexualité ne perdent pas une occasion de citer ce beau texte à l’appui de leurs revendications. Quoiqu’ils en disent, l’école, en fait, est toujours aussi « neutre », c’est-à-dire aussi consensuelle que possible.

Mais cette neutralité a des frontières différentes. Et, pas plus aujourd’hui qu’hier, le consensus ne peut englober les extrêmes. Ces extrêmes dont, à leur grande frustration, nos « réacs » font aujourd’hui partie. De même qu’à l’époque de Jules Ferry, la célébration à tous crins de la République ne devait pas ravir tout le monde…

Rembobiner le film ?

Pour prendre dans l’actualité récente un seul exemple, la marginalité était naguère du côté de la Gay Pride, elle est désormais du côté de ceux qui ne digèrent pas que cette manifestation puisse figurer dans un manuel destiné aux lycéens, en illustration de la problématique de l’orientation sexuelle.

Entre Jules Ferry et nous sont passés, notamment, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la Déclaration universelle des droits de l’homme, ses différents textes d’approfondissement, plusieurs mutations économiques et culturelles suivies d’une profonde révolution des mœurs.

Certains nostalgiques voudraient bien – au moins, pour les plus modérés, sur quelques dizaines d’années – rembobiner le film, mais c’est une revendication qui, fort heureusement, n’est pas, ou pas encore, à leur portée.

Même si, en la matière, rien n’est jamais définitivement acquis.

Le père de l’instruction publique se référait aussi à « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères ». Renouer avec celle-ci pourrait être beaucoup plus conflictuel que notre actuelle éducation à la sexualité.

Luc Cédelle

A suivre

Education sexuelle et théorie du genre (1) Polémique de mai ne s’éteint pas en été

Psyché ranimée par le baiser de l'amour - Antonio Canova - 1793

Une fois rédigé, un article de journal reste une chose fragile dont la publication n’est jamais garantie et dont le destin, pour des raisons techniques, peut basculer au moindre vent. Heureusement, la blogosphère est parfois un refuge contre l’accumulation des malchances.

Comme je l’avais fait au sujet des mutations, je dois donc me résoudre à auto-publier ici, en les remaniant par endroits, un petit ensemble d’articles initialement conçus, il y a quelques semaines, pour le quotidien.

Leur sujet est l’éducation à la sexualité et leur « accroche » est la polémique sur la « théorie du genre » dans les nouveaux programmes de Sciences de la vie et de la Terre (SVT).

Au lieu de s’évanouir à la faveur des vacances, comme on s’y attendait, cette polémique s’est poursuivie en juillet et a même trouvé des relais politiques auprès de certains parlementaires UMP.

Dimension idéologique

Rappelons son point de départ : fin mai, le secrétariat général de l’enseignement catholique s’émeut de la « dimension idéologique » des nouveaux programmes de sciences de la vie et de la Terre (SVT).

Ce souci, d’abord manifesté dans un courrier destiné aux responsables d’établissements scolaires catholiques,  les invitant à prendre ces programmes avec « discernement » n’était pas a priori destiné à prendre une forme publique.

Les nouveaux programmes en question doivent entrer en vigueur en septembre 2011 dans les classes de première L et ES. Mais ils sont déjà parus depuis un an, au JO du 28 août 2010, après avoir fait l’objet d’une procédure d’élaboration et d’adoption au cours de laquelle aucune polémique n’avait éclaté.

Qui dit nouveaux programmes dit nouveaux manuels. Les programmes ont valeur de loi, les manuels sont des productions éditoriales privées, réalisées en fonction des programmes mais en les interprétant.

Les professeurs, quant à eux, sont libres de les choisir, puis de les utiliser ou non. A la liberté éditoriale succède ainsi la liberté pédagogique.

Dans le cas présent, certains protestataires vont viser les programmes, d’autres les manuels, moins contraints dans leur expression, plus typés selon les auteurs et les maisons d’édition. Donc plus propices à donner prise à qui cherche la controverse.

Et les programmes scolaires, comme l’illustrait une autre polémique lancée l’été dernier sur l’enseignement de l’histoire, sont un immense gisement de controverses.

Neutralité républicaine

Intitulé « Devenir homme ou femme », un chapitre des programmes de SVT « privilégie le genre considéré comme une pure construction sociale, sur la différence sexuelle », expliquait en juin au Monde Claude Berruer, adjoint au secrétaire général de l’enseignement catholique.

« Nous voulions ouvrir le débat en interne, y compris avec nos lycéens, sur un sujet qui fait débat, certainement pas lancer une croisade », se défendait-il.

Pourtant, en quelques jours, ces critiques avaient déjà pris une ampleur que M. Berruer disait « regretter un peu ». Elles ont en effet été relayées par Christine Boutin, présidente du parti chrétien-démocrate, par la Confédération nationale des Associations familiales catholiques, puis, sur un ton plus virulent, par différents sites Internet.

Signé du professeur Jean-François Mattéi (pas le médecin et ex-parlementaire UDF mais son homonyme le professeur de philosophie politique), membre de l’Institut universitaire de France, un des textes les plus durs affirme que la prise en compte de la théorie du genre revient à « destituer l’homme de son humanité »

La pétition Internet des Associations familiales catholiques, intitulée « Défendons la liberté de conscience à l’école » compte début août « plus de 25 600 signatures ».

Par ailleurs, un « collectif » de professeurs, s’affirmant hors de toute motivation religieuse, a mis en ligne une autre pétition pour « la neutralité de l’école républicaine » qui réclame  l’interdiction des nouveaux manuels de SVT édités par Bordas, Hachette et Hatier.

Cette pétition, affiche début août plus de 36 000 signatures. Elle est incluse dans un site Internet dénommé « l’Ecole déboussolée ».

Techniques de « buzz »

Se présentant comme « professeurs des Sciences de la Vie et de la Terre de lycées publics », les deux personnes à l’initiative de cette pétition et de ce site signent Katia Lévy et Matthias Dourdessoule.

Des noms et prénoms « modifiés, expliquent-ils, afin d’éviter les menaces de révocations de notre hiérarchie sur notre prise de position contre notre ministre de tutelle. »

Une justification qui, cependant, laisse perplexe, le site ne contenant aucun appel formel à ne pas appliquer les programmes ou à désobéir aux exigences de l’Education nationale.

Ce site est habilement composé et représentatif des techniques en vogue en matière de création de buzz.

Destinée à soigner le caractère « apolitique » de la démarche, une rubrique intitulée « L’école qu’ils ont connue » présente des extraits vidéo où Philippe de Villiers et Jean-Marie Le Pen, mais aussi Arlette Laguiller, François Bayrou, Dominique Voynet et Marie-Georges Buffet s’attendrissent sur leurs souvenirs scolaires.

Les soi-disant « perles » des manuels

Un autre extrait vidéo montre le sociologue Jean-Pierre Le Goff qui, selon un discours très prisé par une certaine gauche, déplore que l’école « implose » sous l’accumulation des missions supplémentaires, au nombre desquelles la lutte contre l’alcoolisme et… l’éducation sexuelle.

Malgré ces efforts de pluralisme, les auteurs du site laissent percer leurs conceptions en matière de morale sexuelle dans une rubrique où ils prétendent relever « les perles des nouveaux manuels de SVT ».

En fait de perles, ils offrent à l’indignation de leurs lecteurs des phrases aussi consensuelles que celles-ci :

« L’identité sexuelle est le fait de se sentir totalement homme ou femme. Cette identité dépend d’une part du genre conféré à la naissance, d’autre part du conditionnement social  »

« L’identité sexuelle se réfère au genre sous laquelle une personne est socialement reconnue »

« L’orientation sexuelle se révèle le plus souvent au moment de l’adolescence et elle relève totalement de l’intimité des personnes »

« Durant cette période de fragilité psychologique et affective (l’adolescence) il est souvent difficile de faire face à une orientation sexuelle différente de la norme hétérosexuelle »

La Droite populaire entre en scène

La polémique aurait pu passer l’été sans autre relais ni prolongation que ces pétitions en ligne si certains éléments de la « Droite populaire », collectif regroupant les parlementaires UMP les moins éloignés du Front national, n’avaient repéré un thème porteur.

La relance est d’abord venue de Jean-Paul Garraud. Ce député UMP de Gironde affirme le 20 juillet sur son blog et sur un ton de victoire que le ministre de l’éducation, Luc Chatel vient de lui « confirmer que cette théorie ne fait absolument pas partie du programme des lycéens ».

« J’appelle donc les directeurs d’établissements et les parents d’élèves, poursuit le député, à ne pas acheter les manuels qui ne respecteraient pas les directives ministérielles ».

Ces phrases déclenchent en retour un communiqué indigné de la fédération UNSA-Education contre cet « appel implicite à la censure ». La température remonte.

Une recherche effectuée sur les sites internet de l’Assemblée nationale et du Sénat par l’Agence éducation formation (AEF) montre ensuite que Jean-Paul Garraud n’était pas seul : au total, 14 parlementaires UMP (12 députés et 2 sénateurs) ont en juillet adressé à Luc Chatel des questions écrites sur ce thème.

« Surinterpréter » les programmes ?

L’AEF fait également état d’une « note argumentaire » envoyée le 20 juillet à tous les députés UMP par la conseillère parlementaire de Luc Chatel. Dans cette note, le ministère estime que « certains manuels scolaires semblent surinterpréter les programmes, notamment le manuel Bordas dont la directrice a publiquement reconnu que certains passages pouvaient être maladroits ».

Cela étant, l’essentiel de cette note est consacré à défendre les programmes de SVT, dont le ministère affirme qu’ils sont « conformes à l’état actuel des connaissances scientifiques en biologie » et qu’ils « prônent par ailleurs un respect de chacun, conformément aux valeurs de la République ».

Le ministère rappelle également qu’aujourd’hui « à l’ère de la démultiplication de l’accès aux sources d’information, notamment sous forme numérique, les manuels ne sont qu’un support parmi tant d’autres à disposition des enseignants ».

Des enseignants dont, poursuit le ministère, « le haut niveau d’expertise leur permet d’être à même de transmettre les messages en phase avec les programmes de l’Éducation nationale et les valeurs correspondantes ».

Les « vieux démons »

Comme beaucoup de polémiques ayant trait aux programmes scolaires, celle-ci tient de la tempête dans un verre d’eau : comme le rappellent, pour des raisons différentes, le député UMP de la Gironde et la fédération UNSA-Education, la mention «théorie du genre» n’apparaît même pas dans les textes officiels des programmes.

Ces textes affirment seulement à ce sujet que l’éducation à la sexualité doit être « l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée.»

En fait, ce ne sont pas tant les nouveaux programmes, ni les nouveaux manuels, qui sont visés par l’actuelle campagne. Ces documents servent surtout de prétexte à une certaine droite aujourd’hui décomplexée pour esquisser une remise en cause de tout le chemin parcouru depuis les années 1970 en matière d’éducation sexuelle.

C’est pourquoi je terminerai ce billet en saluant la pertinence de deux communiqués syndicaux. Celui du Snes-FSU qui, le 10 juin, estimait que « les esprits chagrins réactionnaires qui luttèrent et continuent de lutter contre la contraception et l’avortement, instrumentalisent aujourd’hui l’école pour médiatiser leur croisade contre l’homosexualité».

Et celui de l’UNSA-Education du 20 juillet : « Les appels répétés contre les programmes de sciences de première, les relais qu’ils trouvent dans la représentation nationale montrent hélas! que, comme lors de la création du PACS, ce qu’il faut appeler «les vieux démons de l’ordre moral» sévissent encore. »

Luc Cédelle

A suivre

P.S. Les Cahiers pédagogiques ont consacré leur numéro 487, de février 2011, aux « Filles et garçons à l’école ».

Violences scolaires : les médias sont-ils «indécents ?»

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L’atroce passage à tabac, mercredi 11mai à proximité de son établissement à Garges-les-Gonesse (Val d’Oise), d’un collégien de 14 ans, aujourd’hui dans le coma, déclenche la consternation et relance inévitablement dans les médias la thématique de la violence scolaire.

Mais est-ce que les médias, justement, n’en font pas trop, sur ce thème? Et ne sont-ils pas, comme on le leur reproche souvent, «indécents»?

Avec de minimes variations de forme, le texte ci-dessous a été publié, sous le titre « Plaidoyer pour l’indécence », dans le numéro 488 (mars-avril 2011) des Cahiers pédagogiques, dont le dossier du mois était intitulé : « Violences : l’école en cause ».

Patrice Bride, rédacteur en chef des Cahiers, m’avait proposé de contribuer à ce dossier sur le thème : «comment en parler, en évitant le sensationnel, les explications simplistes, l’instrumentation, la focalisation sur le temps court au détriment des tendances de longue durée, et autres écueils?»

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Dans l’actuel climat sécuritaire, imaginez l’impact d’un drame comme celui que vais évoquer. Imaginez donc que, demain, en écoutant la radio, vous apprenez qu’un proviseur vient d’être poignardé à mort par un lycéen n’ayant pas supporté son renvoi.

Imaginez alors la flambée de commentaires sur la barbarie en marche, les envolées sur la haine de l’école et la spirale du laxisme, la tempête de diatribes courant la blogosphère, le chœur des analystes à la petite semaine sur le thème de la désacralisation de l’autorité…

Imaginez les mimiques nerveuses du président de la République, interrogé à quelque pupitre de réunion internationale, hochant la tête, accablé, demandant où l’on va, puis lâchant l’annonce d’une décision trouvée à la hâte et que le ministre de l’Education n’aura plus qu’à réaliser docilement…

Dans la vraie vie, ce drame, sauf les conséquences médiatico-politiques que je suggère, s’est déjà produit. Mais c’était il y a longtemps. C’était en 1983, au lycée Jean-Bart de Grenoble (Isère). Il peut, ou un drame similaire, se reproduire à tout moment même si j’espère de tout cœur que cela n’arrivera pas.

Sur ce drame passé je ne sais pas plus de détails et, d’avance, je présente mes excuses à toute personne auprès de qui cette évocation raviverait une douleur ancienne. J’ai trouvé l’information dans les archives du Monde, où je m’étais plongé une journée entière, en février 2010.

Une thématique relancée

C’était après une série d’incidents dramatiques dans des établissements de la région parisienne, qui avaient relancé la thématique de la « violence à l’école » et devaient mener, quelques semaines plus tard, à la mise en place par Luc Chatel des « états généraux de la sécurité à l’école ».

En remontant dans les archives le cours du temps, je ne m’étais pas arrêté à 1983 pour y avoir repéré une date clé dans l’irruption de l’extrême violence dans l’enceinte scolaire, mais beaucoup plus prosaïquement parce qu’il fallait bien s’arrêter quelque part pour pouvoir écrire mon article de « mise en perspective ».

Et parce que, faute d’archives numérisées antérieures à cette période, toute recherche plus avancée eût réclamé un délai disproportionné. Au moins l’évidence s’imposait-elle, sans contestation raisonnablement possible, que sur une plage de temps de vingt-sept années, la violence scolaire grave – celle qui fait couler le sang et sème le deuil – ne présentait aucun indice de la moindre augmentation. Au contraire, en fait.

Les drames comparables, touchant tantôt des membres du personnel adulte, tantôt des élèves, parsemaient de loin en loin les années 1980 et 1990 sans logique apparente. Et la tendance dans les années 2000 était plutôt à une moindre fréquence, malgré la montée en régime des « petites » violences, ne faisant pas les titres des journaux.

Une amnésie collective

Ayant la chance de travailler dans un journal où le rapport à la vérité factuelle est encore une loi qui supplante les autres, notamment celles du marketing et de l’idéologie, j’ai pu sans difficulté faire valoir mes conclusions.

Et mon journal – sans mérite particulier de ma part, eu égard à l’évidence du geste consistant à consulter les archives – s’est retrouvé ainsi presque seul dans le système médiatique à s’inscrire en faux contre un phénomène extrêmement pressant d’amnésie collective.

En se plaçant momentanément à contre-courant, en coupant l’herbe sous le pied des éditorialistes de l’indignation et de la décadence. Probablement aussi à contre-courant d’un certain nombre d’enseignants.

Sur les questions de violence (sur d’autres questions aussi, mais ce thème est parmi les plus chargés en affectivité), il est difficile pour un journaliste de convaincre le public enseignant qu’il n’a pas de « billes » placées par avance d’un côté ou de l’autre de l’interprétation des faits et qu’il ne se détermine que sur le critère d’exactitude.

Tous les torts en même temps

Le journaliste s’intéresse-t-il de près au sujet « violence à l’école », rapportant des situations lourdes et des anecdotes effrayantes ? On lui dira qu’il cherche le spectacle, qu’il en fait des tonnes, que cet empressement est suspect et que ce n’est vraiment, mais vraiment pas le moment de stigmatiser l’établissement dont il est question.

Se fait-il plus précautionneux ? On lui dira alors – parfois les mêmes, mais pas toujours – qu’il est partie prenante de la conspiration du silence (le « pacte » si j’en crois le pamphlet récent d’une consœur) destinée à cacher le désastre qui frappe l’école.

En cas de drame tout juste accompli, la situation est pire : tous les camps en présence créditent non plus le journaliste individuellement mais « les médias » de tous les torts en même temps. Celui d’être présent après avoir été absent. Celui de minimiser comme celui d’exagérer.

Sous le coup de l’émotion, les reproches s’adressent aussi bien à la gent médiatique qu’aux responsables politiques, rarement discrets en pareille occasion.

On met en cause leur commune « indécence », comme le fit en janvier 2010 un interlocuteur que j’apprécie beaucoup et que connaissent bien les lecteurs des Cahiers puisqu’il s’agit de… Philippe Watrelot !

[NDLR : celui-ci est président du Cercle de recherche et d’action pédagogique – CRAP – association qui édite les Cahiers pédagogiques]

Le refus de la « récupération »

Celui-ci réagissait au meurtre à l’arme blanche d’un élève du lycée Darius Milhaud, au Kremlin-Bicêtre, par un autre élève. Ou plus exactement, il réagissait aux réactions.

Ce malheur réactivait chez lui une émotion intense, liée à des événements presque identiques qu’il avait vécus vingt ans auparavant dans un lycée. En homme avisé, Philippe Watrelot ne s’abandonnait pourtant à aucune violence de ton. Mais il faisait mesurer à quel point il était indisposé par « toutes ces déclarations et ces analyses à chaud », selon lui « indécentes et presque injurieuses pour les familles des victimes ».

Il exprimait son refus de toute « récupération » politique d’un fait « singulier ». Il rappelait aussi que, dans son lycée d’il y a vingt ans, « une décision unanime du conseil d’administration du lycée avait été de tenir éloignés de l’établissement les médias et de n’accorder aucune interview ».

De même, « aucun ministre ou recteur » n’était venu « présenter un nouveau plan pour détecter les armes ou installer des caméras ».

Cette réaction m’avait frappé à plusieurs titres. Elle m’indiquait d’abord – ce qui n’est pas forcément un signe négatif – qu’un militant pédagogique n’en est pas moins, sur ce type de sujets, à l’unisson des réactions « normales » du corps enseignant. Elle soulignait aussi ma propre gêne et celle de nombreux confrères devant la sombre nécessité d’aller couvrir ce type d’événements. Elle m’avait conduit à réagir à mon tour, en exposant une argumentation que je vais reprendre et résumer ici.

Tout d’abord, il faut bien comprendre que la présence des médias est forcément et par définition « indécente » devant un malheur quel qu’il soit. Elle n’est pas plus indécente aux portes d’un lycée qu’au lendemain d’un massacre au Darfour, d’un séisme à Port-au-Prince ou devant les décombres fumantes d’un attentat.

 

Une aversion facile

C’est le boulot des médias, donc de leurs professionnels, d’y aller et d’être inévitablement indécents. Bien sûr, je déteste entendre ces confrères des médias de masse qui, devant une horreur, viennent invariablement demander aux gens concernés si c’est bien horrible. Et, bien sûr, si j’étais parmi les personnels interrogés, je haïrais ces caméras et ces micros braqués sur la douleur par une armée de nécrophages.

Mais cette aversion est facile, si facile qu’elle en est à son tour indécente : j’ai en effet le privilège de travailler principalement dans le « propre » et le « raffiné ». Cela signifie que mes chances sont moindres (je ne dis pas qu’elles sont nulles, loin de là) de faire le pied de grue dans le froid devant les grilles fermées d’un lycée en deuil en attendant d’éventuelles déclarations et d’éventuels témoins.

Et si jamais je dois le faire, j’ai au moins l’assurance de savoir que je ne ferai pas que cela, que je consacrerai une autre partie de mon temps à questionner un sociologue ou éplucher des archives.

Le jour où personne ne viendra plus se masser dans l’indécence aux portes d’un lycée où un drame a éclaté, il sera très simple d’étouffer la survenue des drames et de prétendre qu’il ne s’est rien passé. C’est pourquoi, sans vouloir justifier aucun comportement grossier, il est vain et même dangereux – si l’on y réfléchit bien – de fustiger la ruée médiatique qui se produit inévitablement dans ce genre de situation.

 

La recherche du bouc émissaire

Condamner la présence des officiels et des politiques n’est pas forcément plus pertinent. Le boulot des gouvernants, c’est aussi d’être présents, quitte à servir des banalités. Tous les gouvernants, de tous pays et de tous bords font cela… sauf dans les régimes vraiment brutaux.

Qualifier leur présence d’indécente, c’est leur dénier toute légitimité. Or, la tradition républicaine veut que même un gouvernement que  l’on n’aime pas reste légitime. Bien sûr, la responsabilité du « pouvoir » peut, dans certains cas – l’insuffisance d’effectifs, par exemple – être invoquée dans le contexte qui a permis l’éclosion du drame.

Mais la limite, alors, est étroite entre le digne argument rationnel et le dérapage. La « récupération » d’un drame « singulier » peut aussi se faire sous couleurs syndicales.

Attention à la recherche réflexe du bouc émissaire ! Sur l’affaire du lycée Darius Milhaud, un dialogue avec une enseignante du département – mais pas de cet établissement – m’avait mis mal à l’aise A l’entendre, c’était presque à croire que Luc Chatel avait commis un meurtre!

Devant la pression des médias, la consigne de silence des personnels -qu’elle résulte d’une libre décision collective ou d’une injonction de la chaîne hiérarchique – est également problématique.

 

La consigne de silence

Si, dans le même cas, les journalistes ont pu rapidement savoir qu’il s’agissait d’un drame privé et non d’un quelconque règlement de comptes lié au « deal », c’est bien parce que des gens, et notamment des enseignants du lycée, ont parlé.

Et s’il est vite apparu que l’établissement était, selon l’expression consacrée, « bien tenu » par une proviseure très respectée, c’est aussi parce que certains, à l’intérieur, ont heureusement rompu la consigne de silence.

Trois mois plus tard, fulminant contre la malchance du jour, la communication gouvernementale et l’engouement médiatique maintenu sur les affaires de violence scolaire, je me suis retrouvé, avec des dizaines de confrères des télévisions et des radios devant les grilles fermées du collège Albert-Schweitzer de Créteil.

Pas de grand drame, cette fois, mais une triste affaire de professeur frappé à coups de tringle à rideaux dans sa salle de classe par une collégienne de quinze ans. Lancée par une dépêche d’agence, l’affaire avait pris, au fil de la journée, des proportions dantesques et tout à fait exagérées.

Version ghetto et version feuilleton

Le grand cirque médiatique était présent, réclamant son dû, exigeant de rentabiliser son déplacement et, cette fois, j’en faisais physiquement partie. Des gamins excités par les caméras et dotés de l’uniforme casquette-capuche faisaient consciencieusement leur numéro de « racailles », à coups d’atroces exclamations sur le thème : « Franchement, c’est mérité ! »

Un trio de jeunes filles aussi maquillées que survoltées propageait pour sa part un scénario de feuilleton, sous la direction de l’une qui avait « tout vu » et s’appelait d’autant de prénoms qu’il y avait de télévisions présentes. Selon elle, le fin mot de l’histoire était qu’une collégienne amoureuse du prof s’était vengée d’avoir été éconduite.

Ni la version loi du ghetto ni la version feuilleton ne furent pourtant repris par les grands méchants médias vulgaires, assez professionnels pour déjouer les tentatives d’intox.

Et ma propre indécence à rester sur place fut finalement récompensée par une mère d’élève, scandalisée de ce qu’elle venait d’entendre, se portant à la défense d’un « très bon prof, très patient, très gentil ».

Plus tard, au téléphone, son fils confirmait : « Oui, un très bon prof. Il sait nous faire travailler, sans être trop sévère. C’est quelqu’un qui sait aussi plaisanter. J’ai été très triste pour lui. Heureusement, on m’a dit qu’il allait bien. »

Sans cette fichue loi du silence, ces grilles fermées, ces responsables et ces collègues muets, j’aurais pu le savoir avant.

L.C.

L’armée chinoise, les chemins de fer indiens et le collège-lycée expérimental d’Hérouville St-Clair

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Caen, 10 février 2011, grilles du rectorat. Manifestation intersyndicale contre les suppressions de postes dans l’académie

Selon les représentants du collège-lycée expérimental d’Hérouville St-Clair (le CLE que ses familiers appellent « Clé »), le rectorat de Caen considère comme relevant de la « désinformation » les articles parus dans les médias sur cet établissement dont l’équipe se bat pour ne pas subir une (nouvelle) réduction de ses moyens.

Les deux articles que j’ai publiés sur ce sujet, l’un ici , l’autre dans la zone du monde.fr réservée aux abonnés, sont donc forcément englobés dans cette accusation. Celle-ci arrivant par ricochet, et ne me visant pas nommément, l’offense est donc minime, voire inexistante.

Mais ses motifs sont intéressants et apportent un éclairage à une actualité qui ne l’est pas moins.

Je pensais avoir posément exposé la situation de l’établissement. En particulier, je ne cachais nullement que la perte de « seulement » deux postes, sur un effectif d’environ 35 équivalents temps plein, représentait pour l’équipe du Clé une vraie difficulté en termes de mobilisation.

Comment crier à l’assassinat lorsqu’on vous enlève deux postes et alors que toute l’académie, à des degrés divers est touchée ?

Un « effort » collectif

Les autorités, dans ce cas, ont beau jeu de mettre en avant la participation à un « effort » collectif (même si la pertinence de cet « effort » et l’emploi de ce mot peuvent être contestés), et c’est précisément ce qui s’est passé, ce qui se passe encore.

Cependant, connaissant bien les démarches expérimentales, leurs forces et leurs points de fragilité, j’ai expliqué en quoi la perte de ces deux postes était réellement un coup sévère porté à la démarche pédagogique du Clé.

Dans son argumentation pour contester les articles parus, le rectorat souligne que les deux postes perdus (correspondant à deux personnes physiques en moins) seraient compensés par des heures supplémentaires. Il n’y aurait donc, en fait, pas de perte !

Si l’argument permet de comprendre comment, psychologiquement, les représentants de l’administration parviennent à se persuader de leur bon droit, il révèle involontairement une non-écoute, un refus d’intégrer la logique propre à l’expérimentation.

Plaisir professionnel

Cohérents avec leur approche du métier, les enseignants du Clé, comme ceux d’autres structures membres de la FESPI (fédération des établissements scolaires publics innovants), assument un temps de présence très supérieur aux obligations de service : dans ce cas précis, 26 heures hebdomadaires.

Ce qu’ils perdent en astreinte, ils le gagnent en plaisir professionnel, en fierté d’agir selon les exigences qu’ils se donnent et en paix intérieure. S’il doit être limité, discipliné pour ne pas brûler précipitamment l’énergie nécessaire, le surcroit d’investissement personnel est une réalité incontournable dans ce type de projet, où la notion d’heure supplémentaire est des plus ténues.

En d’autres termes, dire à ces enseignants que leurs deux postes en moins seraient compensés en heures supplémentaires relève de l’absurdité. Ils sont déjà, structurellement, à leur maximum. C’est leur mode de travail. Et ils ne l’ont pas choisi pour »gagner plus »…

Leur dire qu’ils seront en quelque sorte indemnisés de la perte de deux personnes, c’est leur offrir un plat de lentilles en échange d’une dégradation de leur projet professionnel.

Bateau de course

Une image maritime me semble appropriée. C’est un peu comme si l’on disait, en pleine traversée, à l’équipage d’un bateau de course : on vous enlève deux gars, mais ne vous en faites pas, on vous redonne l’équivalent en heures…

Par ailleurs, toujours selon les représentants du « Clé », le rectorat aurait également utilisé le mot « indécence » pour évoquer leurs protestations.

Je ne peux m’empêcher d’envisager que l’indécence pourrait être ailleurs.

Par exemple, dans la poursuite acharnée des réductions de postes d’enseignants dont toutes les forces vives de l’Education nationale – et donc pas seulement les syndicalistes « classiques » – disent aujourd’hui qu’elle génère des « tensions », pour parler comme les inspecteurs généraux.

L’indécence pourrait être aussi – c’est une autre hypothèse – dans le fait qu’une expérimentation pédagogique archi-reconnue, ancienne, une expérimentation « méritante » en quelque sorte, doive encore se défendre au bout de… 29 ans d’existence.

Ou plutôt, il faudrait inverser la proposition : ce n’est pas le « Clé » qui « en est là ». C’est l’Education nationale qui, en plein discours gouvernemental sur la responsabilité, l’autonomie, le travail d’équipe et la logique de projets, en est encore à décourager ses passionnés. Quelle misère!

Luc Cédelle

PS. Il va de soi que si le rectorat m’envoie un communiqué sur cette affaire, je ne manquerai pas de le publier ici. Mais en attendant, et pour justifier le titre de ce billet, voici le texte intégral du communiqué de l’équipe du Clé, dont les représentants avaient été reçus le 17 février, au lendemain d’une manifestation très réussie dans les rue de Caen (Calvados).

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Indécence et désinformation

Le 17 février 2011, Madame Sarlandie de la Robertie, recteur de l’académie de Caen, a reçu une délégation du Collège Lycée Expérimental (le CLE) d’Hérouville-Saint-Clair, composée de trois enseignants, un représentant des élèves et un représentant des parents.

Après s’être étonnée de la présence d’une élève dans une réunion de ce genre, ce qui montre sa méconnaissance du fonctionnement du CLE, elle a déclaré ne pas comprendre l’action des parents d’élèves, jugeant cette dernière « prophylactique » au regard du maintien de la dotation horaire de l’établissement.

Madame le recteur, a d’ailleurs souhaité à de nombreuses reprises que la délégation la remercie de ce maintien. Et ce, sans tenir compte des activités et du nombre d’élèves supplémentaires accueillis par le CLE ces dernières années et qui expliquent cette non-réduction.

Madame le recteur ne considère pas le retrait de deux postes en moyens humains comme une réduction de moyens, car il estime compenser cette perte par des heures supplémentaires. La délégation a expliqué, démontré que cette mesure est une remise en cause profonde du fonctionnement du CLE et qu’elle va à l’encontre des engagements pris, en Novembre, par Mme Hotyat, prédécesseur de Mme Sarlandie de la Robertie.

Au cours de l’audience dont le climat tendu est apparu aux membres de la délégation, Madame le recteur, a fréquemment utilisé les mots d’ « indécence » pour qualifier les revendications de la délégation et de « désinformation » pour dénoncer les articles rédigés par la presse à notre sujet.

Le Collectif considére que l’indécence serait de laisser mourir un projet né en 1982 qui a su s’adapter, un projet qui pendant toute cette période a su profiter aussi bien à ses usagers qu’à l’institution.

Le Collectif estime n’avoir jamais transmis d’informations qui soient fausses et avoir fait confiance à tous ceux à qui l’établissement ouvre ses portes pour les laisser se faire une opinion sur son fonctionnement, portes qui restent ouvertes à tous ceux qui le souhaitent et qui désirent connaître réellement son fonctionnement.

En revanche, Madame le recteur en communiquant une information très partielle sur le maintien de notre DHG, a omis sciemment de rappeler la perte sèche de deux postes et leur transformation en 36 heures supplémentaires.

Madame le recteur a signifié que l’Education Nationale Française était l’organisation mondiale la plus nombreuse après l’armée chinoise et le chemin de fer indien, ce qui laisserait entendre que notre encadrement serait pléthorique alors que, le rapport que vient de publier le Centre d’Analyse Stratégique, encadré par le Premier Ministre, prouve que la France a le taux d’encadrement par élève le plus faible d’Europe.

Le Collectif pense que le CLE est porteur d’un projet humain…. qui implique des engagements humains et qui ne peut être pensé dans une simple logique budgétaire.

Par conséquent, le Collectif s’oppose fermement aux décisions qui mettent en péril le projet fondé en 1982. Il demande publiquement au Ministère de l’Éducation Nationale de se prononcer sur la pérennisation des structures expérimentales.

Le Collectif

PS bis. Voici également, en « bonus », un extrait d’un communiqué de la FSU départementale, qui semble révélateur d’un certain climat local, froid et venteux comme il se doit :

Non content d’avoir fait la Une de la presse locale et nationale en attribuant les heures de fonctionnement des collèges en fonction de leur taux de redoublement, l’Inspecteur d’Académie du Calvados défraye de nouveau la chronique en s’adonnant à un acte de répression syndicale unique en son genre.

Suite au collage de 359 silhouettes matérialisant les 359 suppressions de postes prévues à la rentrée 2011 (académie de Caen) sur la façade de l’inspection académique, l’Inspecteur d’Académie du Calvados a déposé plainte contre la FSU, première fédération de la fonction publique de l’État et première fédération de l’Éducation. Sylvian MARY, son secrétaire départemental, est convoqué lundi 7 mars à 10H au commissariat d’Hérouville Saint Clair.