A Doha, l’idéologie mondiale de l’éducation (1)

Cette série de billets est dédiée à mon père, Jean Cédelle dit Laberthonnière.

Musique. Dans l’immensité de la salle, d’un écran géant à l’autre rebondissent les images et les sons d’un clip célébrant l’éducation, ceux qui la font et ceux qui la reçoivent sur tous les continents. Une sorte de « vive les profs », à la manière du récent supplément Monde éducation d’avril 2011… mais planétaire.

Planétaire et bien antérieur, puisque nous étions – nous sommes – à l’hôtel Sheraton de Doha, capitale du Qatar, le mardi 7 décembre 2010. Je m’expliquerai plus tard sur ce décalage dans le temps qui est une injure aux bonnes manières et à l’orthodoxie journalistique.

L'hôtel Sheraton de Doha

La salle est équipée avec raffinement de milliers de sièges, sobres mais réellement confortables, recouverts d’un tissu blanc. Sur chacun est disposé un écouteur sans fil pour la traduction simultanée.

Depuis quelques secondes, le WISE 2010 est ouvert. WISE, qui signifie sage ou avisé en anglais, est l’acronyme de World Innovation Summit for Education. *

Il y a eu précédemment un WISE 2009. Il y aura aussi –save the date !– un WISE 2011, qui aura lieu du 1er au 3 novembre et sera le troisième du genre. A cette occasion sera décerné un prix international de l’éducation, sorte de Nobel sans le nom, d’une valeur de 500 000 dollars.

Mais n’allons pas, si j’ose dire, trop vite.

Une ONG royale

Une jeune femme en tailleur bleu et au sourire ravageur apparaît sur la scène, qu’elle arpente de long en large, son image démultipliée sur les écrans. Je saurai plus tard qu’il s’agit d’une journaliste connue, Nima Abu-Wardeh, présentatrice sur BBC World de l’émission Middle East Business Report.

En anglais, avec des mines d’actrice, elle s’engage dans une envoûtante harangue sur l’importance de l’éducation, sur les millions d’enfants dans le monde qui en sont encore dépourvus et sur l’insupportable proportion de filles parmi eux.

Ça n’a l’air de rien, mais il n’est pas si évident ni si facile d’insister sur cette réalité à ce moment et à cet endroit du monde.

Dans l’assistance bigarrée se mêlent les costumes cravates et toutes les tenues traditionnelles de l’Afrique et de l’Orient. Les femmes en pantalon moulant côtoient celles que recouvrent des voiles noirs. A cet instant, le « printemps arabe » est en gestation, encore inimaginable et pourtant extrêmement proche. La révolution tunisienne ne commencera que dix jours plus tard avec le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre.

Avec, semble-t-il, autant de connivence que de déférence, la jeune femme salue « your Highness », la princesse, présente au premier rang du parterre. Epouse de l’émir du Qatar, la princesse Moza bint Nasser Al Missned est présidente de la Qatar Foundation, institution privée non lucrative destinée à promouvoir le droit à l’éducation. Organisatrice du WISE, cette fondation est une sorte d’ONG royale, si l’on peut dire.

Courant moderniste

"Her Highness" à la tribune

Militante réelle et passionnée du droit à l’éducation, « Sheikha Moza » est un personnage public d’envergure au Qatar où elle incarne à la fois la cause de l’émancipation féminine et celle de l’inscription croissante du pays dans le concert des nations.

Les observateurs la considèrent comme une représentante du courant le plus moderniste au sein de l’émirat et comme la très élégante icône, ou même « l’idole », des jeunes femmes du Qatar. Je ne fais que répercuter ici les propos d’interlocuteurs crédibles. Personne ne peut plonger, en quelques jours de colloque, dans une société si différente de la nôtre.

A ce propos, quelques points de repère : le Qatar, légèrement plus grand que la Corse, est dans le golfe Persique une sorte d’excroissance : une petite péninsule plantée perpendiculairement sur la très grande péninsule arabique. Les estimations de sa population oscillent selon les sources entre 1,1 et 1,5 millions d’habitants, mais il ne compterait que 250 000 nationaux !

Du taxi au manieur de marteau-piqueur en passant par le cuisinier ou la serveuse d’hôtel, la plupart des postes correspondant à un travail d’exécution sont occupés par des non nationaux. Ces derniers sont originaires, par ordre d’importance, du sous-continent indien, du sud-est asiatique, des différentes communautés arabes (Egyptiens, Palestiniens, Syriens et Maghrébins) et d’Iran.

Tout au plus haut niveau

Le Qatar est donc un tout petit pays, immensément riche et immensément ambitieux. Ses réserves de gaz naturel sont très importantes et son produit intérieur brut (PIB) par habitant très élevé.

Cela manque de précisions ? En effet, car j’ai dû, au stade de la vérification, enlever celles que je donnais : les chiffres émanant de différentes sources présentent de tels écarts qu’ils ne peuvent être jugés fiables.

Avant de revenir au WISE, il faut encore savoir que le Qatar, en tant que pays indépendant, n’existe que depuis 1971. A l’origine, il devait faire partie des Emirats arabes unis, mais ce projet ne s’est pas réalisé. En 1995, Sheikh Hamad bin Khalifa, l’actuel émir, a déposé son père à l’occasion d’une révolution de palais – sans violence, paraît-il.

Vecteurs de notoriété

Doha à l'aube

Le lancement d’Al Jazeera, en 1996, a suivi de près et a été le premier vecteur de notoriété planétaire du pays : une insertion au plus haut niveau, avec les plus grands moyens, dans le paysage audiovisuel international.

Avec, aussi, les plus grandes ambiguïtés, puisque la chaîne accueille depuis l’origine et continue d’accueillir chaque semaine les prêches du Cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî (Al-Qardaoui).

Ce dernier est un théologien musulman de renommée internationale. Il n’est nullement diffamatoire de rappeler qu’il a soutenu les thèses négationnistes de Roger Garaudy et qu’il a considéré comme un document authentique le Protocole des sages de Sion, célèbre faux antisémite fabriqué par la police tsariste.

Autant il n’est pas possible, a fortiori depuis les révolutions arabes, de réduire la chaîne Al Jazeera à ce courant rétrograde, autant il reste imprudent de l’ignorer. Cela ne fait d’ailleurs que renforcer l’importance et le caractère probablement risqué de l’engagement des modernistes en faveur du droit à l’éducation et autres novations propres à horrifier les intégristes.

Engagement risqué

On entrevoit ainsi les tensions qui, forcément, traversent la société du Qatar.

Les deux autres vecteurs de notoriété du pays sont la Coupe du monde de football en 2022 – une date lointaine mais une perspective déjà célébrée partout à Doha –  et le WISE, créé en 2009, qui s’impose peu à peu comme un rendez-vous « incontournable » en éducation.

Il ne faut pas longtemps avant de comprendre que les actuels dirigeants du Qatar, disposant des plus grands moyens, veulent tout faire au plus haut niveau.

A suivre

Luc Cédelle

* et non World International Summit on Education, comme je l’ai écrit par erreur à l’origine (j’ai rectifié dans toute la série d’articles).

Violences scolaires : les médias sont-ils «indécents ?»

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L’atroce passage à tabac, mercredi 11mai à proximité de son établissement à Garges-les-Gonesse (Val d’Oise), d’un collégien de 14 ans, aujourd’hui dans le coma, déclenche la consternation et relance inévitablement dans les médias la thématique de la violence scolaire.

Mais est-ce que les médias, justement, n’en font pas trop, sur ce thème? Et ne sont-ils pas, comme on le leur reproche souvent, «indécents»?

Avec de minimes variations de forme, le texte ci-dessous a été publié, sous le titre « Plaidoyer pour l’indécence », dans le numéro 488 (mars-avril 2011) des Cahiers pédagogiques, dont le dossier du mois était intitulé : « Violences : l’école en cause ».

Patrice Bride, rédacteur en chef des Cahiers, m’avait proposé de contribuer à ce dossier sur le thème : «comment en parler, en évitant le sensationnel, les explications simplistes, l’instrumentation, la focalisation sur le temps court au détriment des tendances de longue durée, et autres écueils?»

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Dans l’actuel climat sécuritaire, imaginez l’impact d’un drame comme celui que vais évoquer. Imaginez donc que, demain, en écoutant la radio, vous apprenez qu’un proviseur vient d’être poignardé à mort par un lycéen n’ayant pas supporté son renvoi.

Imaginez alors la flambée de commentaires sur la barbarie en marche, les envolées sur la haine de l’école et la spirale du laxisme, la tempête de diatribes courant la blogosphère, le chœur des analystes à la petite semaine sur le thème de la désacralisation de l’autorité…

Imaginez les mimiques nerveuses du président de la République, interrogé à quelque pupitre de réunion internationale, hochant la tête, accablé, demandant où l’on va, puis lâchant l’annonce d’une décision trouvée à la hâte et que le ministre de l’Education n’aura plus qu’à réaliser docilement…

Dans la vraie vie, ce drame, sauf les conséquences médiatico-politiques que je suggère, s’est déjà produit. Mais c’était il y a longtemps. C’était en 1983, au lycée Jean-Bart de Grenoble (Isère). Il peut, ou un drame similaire, se reproduire à tout moment même si j’espère de tout cœur que cela n’arrivera pas.

Sur ce drame passé je ne sais pas plus de détails et, d’avance, je présente mes excuses à toute personne auprès de qui cette évocation raviverait une douleur ancienne. J’ai trouvé l’information dans les archives du Monde, où je m’étais plongé une journée entière, en février 2010.

Une thématique relancée

C’était après une série d’incidents dramatiques dans des établissements de la région parisienne, qui avaient relancé la thématique de la « violence à l’école » et devaient mener, quelques semaines plus tard, à la mise en place par Luc Chatel des « états généraux de la sécurité à l’école ».

En remontant dans les archives le cours du temps, je ne m’étais pas arrêté à 1983 pour y avoir repéré une date clé dans l’irruption de l’extrême violence dans l’enceinte scolaire, mais beaucoup plus prosaïquement parce qu’il fallait bien s’arrêter quelque part pour pouvoir écrire mon article de « mise en perspective ».

Et parce que, faute d’archives numérisées antérieures à cette période, toute recherche plus avancée eût réclamé un délai disproportionné. Au moins l’évidence s’imposait-elle, sans contestation raisonnablement possible, que sur une plage de temps de vingt-sept années, la violence scolaire grave – celle qui fait couler le sang et sème le deuil – ne présentait aucun indice de la moindre augmentation. Au contraire, en fait.

Les drames comparables, touchant tantôt des membres du personnel adulte, tantôt des élèves, parsemaient de loin en loin les années 1980 et 1990 sans logique apparente. Et la tendance dans les années 2000 était plutôt à une moindre fréquence, malgré la montée en régime des « petites » violences, ne faisant pas les titres des journaux.

Une amnésie collective

Ayant la chance de travailler dans un journal où le rapport à la vérité factuelle est encore une loi qui supplante les autres, notamment celles du marketing et de l’idéologie, j’ai pu sans difficulté faire valoir mes conclusions.

Et mon journal – sans mérite particulier de ma part, eu égard à l’évidence du geste consistant à consulter les archives – s’est retrouvé ainsi presque seul dans le système médiatique à s’inscrire en faux contre un phénomène extrêmement pressant d’amnésie collective.

En se plaçant momentanément à contre-courant, en coupant l’herbe sous le pied des éditorialistes de l’indignation et de la décadence. Probablement aussi à contre-courant d’un certain nombre d’enseignants.

Sur les questions de violence (sur d’autres questions aussi, mais ce thème est parmi les plus chargés en affectivité), il est difficile pour un journaliste de convaincre le public enseignant qu’il n’a pas de « billes » placées par avance d’un côté ou de l’autre de l’interprétation des faits et qu’il ne se détermine que sur le critère d’exactitude.

Tous les torts en même temps

Le journaliste s’intéresse-t-il de près au sujet « violence à l’école », rapportant des situations lourdes et des anecdotes effrayantes ? On lui dira qu’il cherche le spectacle, qu’il en fait des tonnes, que cet empressement est suspect et que ce n’est vraiment, mais vraiment pas le moment de stigmatiser l’établissement dont il est question.

Se fait-il plus précautionneux ? On lui dira alors – parfois les mêmes, mais pas toujours – qu’il est partie prenante de la conspiration du silence (le « pacte » si j’en crois le pamphlet récent d’une consœur) destinée à cacher le désastre qui frappe l’école.

En cas de drame tout juste accompli, la situation est pire : tous les camps en présence créditent non plus le journaliste individuellement mais « les médias » de tous les torts en même temps. Celui d’être présent après avoir été absent. Celui de minimiser comme celui d’exagérer.

Sous le coup de l’émotion, les reproches s’adressent aussi bien à la gent médiatique qu’aux responsables politiques, rarement discrets en pareille occasion.

On met en cause leur commune « indécence », comme le fit en janvier 2010 un interlocuteur que j’apprécie beaucoup et que connaissent bien les lecteurs des Cahiers puisqu’il s’agit de… Philippe Watrelot !

[NDLR : celui-ci est président du Cercle de recherche et d’action pédagogique – CRAP – association qui édite les Cahiers pédagogiques]

Le refus de la « récupération »

Celui-ci réagissait au meurtre à l’arme blanche d’un élève du lycée Darius Milhaud, au Kremlin-Bicêtre, par un autre élève. Ou plus exactement, il réagissait aux réactions.

Ce malheur réactivait chez lui une émotion intense, liée à des événements presque identiques qu’il avait vécus vingt ans auparavant dans un lycée. En homme avisé, Philippe Watrelot ne s’abandonnait pourtant à aucune violence de ton. Mais il faisait mesurer à quel point il était indisposé par « toutes ces déclarations et ces analyses à chaud », selon lui « indécentes et presque injurieuses pour les familles des victimes ».

Il exprimait son refus de toute « récupération » politique d’un fait « singulier ». Il rappelait aussi que, dans son lycée d’il y a vingt ans, « une décision unanime du conseil d’administration du lycée avait été de tenir éloignés de l’établissement les médias et de n’accorder aucune interview ».

De même, « aucun ministre ou recteur » n’était venu « présenter un nouveau plan pour détecter les armes ou installer des caméras ».

Cette réaction m’avait frappé à plusieurs titres. Elle m’indiquait d’abord – ce qui n’est pas forcément un signe négatif – qu’un militant pédagogique n’en est pas moins, sur ce type de sujets, à l’unisson des réactions « normales » du corps enseignant. Elle soulignait aussi ma propre gêne et celle de nombreux confrères devant la sombre nécessité d’aller couvrir ce type d’événements. Elle m’avait conduit à réagir à mon tour, en exposant une argumentation que je vais reprendre et résumer ici.

Tout d’abord, il faut bien comprendre que la présence des médias est forcément et par définition « indécente » devant un malheur quel qu’il soit. Elle n’est pas plus indécente aux portes d’un lycée qu’au lendemain d’un massacre au Darfour, d’un séisme à Port-au-Prince ou devant les décombres fumantes d’un attentat.

 

Une aversion facile

C’est le boulot des médias, donc de leurs professionnels, d’y aller et d’être inévitablement indécents. Bien sûr, je déteste entendre ces confrères des médias de masse qui, devant une horreur, viennent invariablement demander aux gens concernés si c’est bien horrible. Et, bien sûr, si j’étais parmi les personnels interrogés, je haïrais ces caméras et ces micros braqués sur la douleur par une armée de nécrophages.

Mais cette aversion est facile, si facile qu’elle en est à son tour indécente : j’ai en effet le privilège de travailler principalement dans le « propre » et le « raffiné ». Cela signifie que mes chances sont moindres (je ne dis pas qu’elles sont nulles, loin de là) de faire le pied de grue dans le froid devant les grilles fermées d’un lycée en deuil en attendant d’éventuelles déclarations et d’éventuels témoins.

Et si jamais je dois le faire, j’ai au moins l’assurance de savoir que je ne ferai pas que cela, que je consacrerai une autre partie de mon temps à questionner un sociologue ou éplucher des archives.

Le jour où personne ne viendra plus se masser dans l’indécence aux portes d’un lycée où un drame a éclaté, il sera très simple d’étouffer la survenue des drames et de prétendre qu’il ne s’est rien passé. C’est pourquoi, sans vouloir justifier aucun comportement grossier, il est vain et même dangereux – si l’on y réfléchit bien – de fustiger la ruée médiatique qui se produit inévitablement dans ce genre de situation.

 

La recherche du bouc émissaire

Condamner la présence des officiels et des politiques n’est pas forcément plus pertinent. Le boulot des gouvernants, c’est aussi d’être présents, quitte à servir des banalités. Tous les gouvernants, de tous pays et de tous bords font cela… sauf dans les régimes vraiment brutaux.

Qualifier leur présence d’indécente, c’est leur dénier toute légitimité. Or, la tradition républicaine veut que même un gouvernement que  l’on n’aime pas reste légitime. Bien sûr, la responsabilité du « pouvoir » peut, dans certains cas – l’insuffisance d’effectifs, par exemple – être invoquée dans le contexte qui a permis l’éclosion du drame.

Mais la limite, alors, est étroite entre le digne argument rationnel et le dérapage. La « récupération » d’un drame « singulier » peut aussi se faire sous couleurs syndicales.

Attention à la recherche réflexe du bouc émissaire ! Sur l’affaire du lycée Darius Milhaud, un dialogue avec une enseignante du département – mais pas de cet établissement – m’avait mis mal à l’aise A l’entendre, c’était presque à croire que Luc Chatel avait commis un meurtre!

Devant la pression des médias, la consigne de silence des personnels -qu’elle résulte d’une libre décision collective ou d’une injonction de la chaîne hiérarchique – est également problématique.

 

La consigne de silence

Si, dans le même cas, les journalistes ont pu rapidement savoir qu’il s’agissait d’un drame privé et non d’un quelconque règlement de comptes lié au « deal », c’est bien parce que des gens, et notamment des enseignants du lycée, ont parlé.

Et s’il est vite apparu que l’établissement était, selon l’expression consacrée, « bien tenu » par une proviseure très respectée, c’est aussi parce que certains, à l’intérieur, ont heureusement rompu la consigne de silence.

Trois mois plus tard, fulminant contre la malchance du jour, la communication gouvernementale et l’engouement médiatique maintenu sur les affaires de violence scolaire, je me suis retrouvé, avec des dizaines de confrères des télévisions et des radios devant les grilles fermées du collège Albert-Schweitzer de Créteil.

Pas de grand drame, cette fois, mais une triste affaire de professeur frappé à coups de tringle à rideaux dans sa salle de classe par une collégienne de quinze ans. Lancée par une dépêche d’agence, l’affaire avait pris, au fil de la journée, des proportions dantesques et tout à fait exagérées.

Version ghetto et version feuilleton

Le grand cirque médiatique était présent, réclamant son dû, exigeant de rentabiliser son déplacement et, cette fois, j’en faisais physiquement partie. Des gamins excités par les caméras et dotés de l’uniforme casquette-capuche faisaient consciencieusement leur numéro de « racailles », à coups d’atroces exclamations sur le thème : « Franchement, c’est mérité ! »

Un trio de jeunes filles aussi maquillées que survoltées propageait pour sa part un scénario de feuilleton, sous la direction de l’une qui avait « tout vu » et s’appelait d’autant de prénoms qu’il y avait de télévisions présentes. Selon elle, le fin mot de l’histoire était qu’une collégienne amoureuse du prof s’était vengée d’avoir été éconduite.

Ni la version loi du ghetto ni la version feuilleton ne furent pourtant repris par les grands méchants médias vulgaires, assez professionnels pour déjouer les tentatives d’intox.

Et ma propre indécence à rester sur place fut finalement récompensée par une mère d’élève, scandalisée de ce qu’elle venait d’entendre, se portant à la défense d’un « très bon prof, très patient, très gentil ».

Plus tard, au téléphone, son fils confirmait : « Oui, un très bon prof. Il sait nous faire travailler, sans être trop sévère. C’est quelqu’un qui sait aussi plaisanter. J’ai été très triste pour lui. Heureusement, on m’a dit qu’il allait bien. »

Sans cette fichue loi du silence, ces grilles fermées, ces responsables et ces collègues muets, j’aurais pu le savoir avant.

L.C.

A propos de « Fracture » : des réponses polies (comme d’habitude) à Jean-Paul Brighelli et quelques autres

Mon billet d’il y a quelques semaines sur « Fracture », le téléfilm diffusé le 30 novembre par France 2 et dont l’histoire a pour cadre un collège de banlieue, a suscité beaucoup de commentaires, certains particulièrement hostiles.

Une grande partie de ces commentaires repose sur une incompréhension, parfois volontaire, de mon propos, que mes contradicteurs associent à un « déni » de la réalité, à la volonté de « casser le thermomètre », de me « voiler la face », etc.

Je crois pouvoir affirmer tranquillement n’avoir jamais écrit un seul article pouvant s’apparenter à une volonté de minimiser les difficultés que rencontrent les enseignants. Au contraire, je ne perds jamais une occasion de souligner que ces difficultés s’accroissent d’année en année.

Le conseil qui m’est donné d’aller « faire un tour » dans un établissement « chaud-bouillant » tombe à plat : ce n’est pas le sujet, ma critique du téléfilm ne porte pas sur le caractère réaliste ou pas de son cadre d’action, mais sur le message implicite qu’il véhicule.

Une plume trempée dans le « vrai »

Parmi les commentateurs de ce billet, « Abraxas » (Jean-Paul Brighelli) s’étonne de ma formule « tout ce qui est vrai n’est pas forcément juste » et trouve que c’est là une « curieuse conception du métier » (du mien comme du sien). Je lui réponds ici directement, mais mon propos s’adresse aussi à d’autres contradicteurs.

J’avais d’abord pensé écrire que « tout ce qui est vrai n’est pas forcément honnête ». Puis je me suis ravisé en jugeant que mon exaspération devant ce téléfilm ne m’autorisait pas à mettre en cause l’honnêteté de ses concepteurs : on peut se tromper gravement et ne pas être moralement malhonnête.

J’ai donc remplacé par « juste », en pensant surtout au sens musical ou plus largement, artistique, du terme. Juste comme « justesse de ton ». Ce téléfilm, à mon sens n’est pas, ne joue pas « juste », même s’il exploite du « vrai ». Dans une autre phrase qui me semble bien le résumer, je dis que « le meilleur faux s’écrit d’une plume trempée dans le vrai ».

Ce qui signifie bien que je n’ai aucune attitude de déni par rapport à tels ou tels faits ou attitudes rapportés dans le téléfilm. Œuvre de fiction dont chacun a bien compris dès le départ qu’elle vise d’abord à produire un fort effet de réel et se présente comme une fiction documentaire.

Caractéristique qu’elle partage avec Entre les murs (votre habituel punching ball, Jean-Paul Brighelli) et avec certains aspects (mais seulement certains aspects) de La journée de la jupe.

Une franche brutalité

Trouvez-vous mes distinctions compliquées ? Sans doute, mais je crois pouvoir vous donner un bon exemple de ce « vrai » qui n’est « pas forcément juste ».

Je vais être un peu brutal – mais cela ne devrait pas vous choquer puisque c’est de cette même brutalité que vous affectionnez au nom du principe de franchise. J’énonce donc, malgré mes réticences et à titre expérimental, la phrase suivante :

Beaucoup de pauvres sentent mauvais.

Voilà, n’est-ce-pas, un fait réel, indéniable, vrai. Je ne vois guère que des acharnés du politiquement correct pour prétendre le contraire. Bien sûr, on peut toujours pinailler. « Beaucoup », c’est combien, quel pourcentage ? Et sentir « mauvais », c’est sur quels critères, à partir de quel niveau de stress olfactif ?

Ils sentent mauvais, point barre. Bien sûr, pas tous ! Il y en a même qui, au contraire, sentent bon. Il y a plein de pauvres qui se tiennent bien et qui parviennent, selon l’expression consacrée, à « rester propres ». Heureusement. N’empêche, ceux qui sentent mauvais jouent un rôle important dans l’image négative des pauvres.

Voilà donc une vérité héroïquement établie, c’est-à-dire (si j’imite votre courant de pensée) contre l’armée des bien-pensants, des angéliques et des bonnes âmes qui continuent de soutenir qu’il n’y a que de bonnes odeurs chez les pauvres.

Sur cette base, imaginons maintenant que notre métier soit justement d’aider les pauvres à se délivrer de la pauvreté. Nous aurions beaucoup d’occasions, comme cela arrive aux professionnels, de nous pincer le nez. Et nous ne cacherions à personne cet aspect parfois difficile de notre activité.

Mais répéterions-nous sans cesse que cela sent mauvais ? En prendrions-nous l’opinion à témoin ? Je ne crois pas. Ce serait en effet une posture difficilement compatible avec notre logique et notre éthique professionnelles. Qui combat la pauvreté ne passe pas son temps à dénigrer les pauvres. Même avec du vrai.

Le culte obsidional de l’ennemi

Et si un téléfilm, inspiré d’un roman, était réalisé à partir des conditions d’exercice de notre métier d’anti-pauvreté, nous n’aimerions probablement pas qu’il soit entièrement consacré à dresser le portrait le plus dantesque et le plus désespérant possible de nos « clients ».

Composé d’éléments saillants extraits d’une réalité kaléidoscopique, ce portrait serait pourtant « vrai » – chaque anecdote effrayante pouvant être rapporté à un moment réellement vécu – mais certainement pas « juste ». Il serait univoque et même obsessionnel dans la construction d’une vision catastrophiste.

Et nous aimerions encore moins qu’en accumulant les clichés sur le thème des pauvres, de la saleté, des odeurs, de l’alcoolisme, de la violence, du sordide et de toutes les indignités liées à la misère, ce téléfilm aux allures de plongée documentaire guide sciemment ses spectateurs du spectacle de la pauvreté à celui du crime.

Et nous serions indignés qu’il fasse ensuite de ce crime le symbole politique d’une agression collective menée par l’engeance criminelle contre les «honnêtes citoyens» (une notion si facile à faire glisser vers les «bons Français», si vous voyez ce que je veux dire).

Ce serait toujours « vrai » – de tous temps, les pauvres (entre autres) commettent des crimes – et ce serait pourtant de moins en moins « juste ».

Ce que ferait ce téléfilm imaginaire avec les pauvres, c’est à mon sens ce que fait « Fracture » avec les élèves des banlieues en crise. Il le fait en installant un climat « documentaire », puis en guidant le téléspectateur vers les aspects les plus extrêmes, et donc les plus minoritaires, des dérives antisémites et fondamentalistes islamiques.

Certains objecteraient qu’on ne fait pas de bonne littérature ni de bon cinéma avec de bons sentiments. L’exception, la pointe dramatique font effectivement réfléchir et alertent sur les logiques à l’œuvre, qui travaillent le corps social et mènent parfois à ces extrémités.

Mais en l’occurrence où est l’œuvre ? Et où est la réflexion ? C’est sans doute en partie subjectif, mais je ne les vois pas. En revanche je vois, tournée vers le culte obsidional de l’ennemi barbare, l’instrumentalisation politique lourde de la difficulté d’enseigner dans nos banlieues.

Une fiction opérationnelle

J’en viens maintenant au « rapport Obin  », de l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, dont vous dites, Jean-Paul Brighelli, avoir « contribué, avec d’autres » à le faire connaître. Cette affirmation est exacte, ne serait-ce que du fait de votre notoriété et parce que vous le citez fréquemment. C’est-à-dire que vous citez l’existence de ce rapport mais rarement son contenu réel.

Car il y a aussi une façon de tirer la couverture à soi qui n’est, là encore, pas « juste ». Le rapport Obin n’est absolument pas résumable à l’idée que «les banlieues» et, au-delà, «l’ensemble du système collège» seraient comme vous le dites «des champs clos de haine et de refus». Cela, ce n’est pas le rapport Obin, c’est la fiction opérationnelle que vous en faites.

Le rapport Obin, qui date de 2004, décrit sans détours (mais en usant d’une méthodologie fortement critiquée par Jean Baubérot, historien de la laïcité) le développement dans certains établissements, principalement de banlieue, de phénomènes d’intolérance, d’ethnicisation, de prosélytisme religieux et d’expressions ouvertes d’antisémitisme.

Le texte même du rapport précise qu’il « ne peut prêter à généralisation et à dramatisation excessive » et que « les phénomènes observés l’ont été dans un petit nombre d’établissements».

Il dit que cela existe, que cela ne relève plus de la rareté, et que – pour prendre un exemple – une famille juive est obligée aujourd’hui, dans certaines communes, avant d’inscrire son enfant dans un établissement, de se renseigner sur le climat ambiant. Autant de choses qui sont vraies, graves, insupportables et scandaleuses, à plus forte raison dans le cadre d’une institution publique.

Et contrairement à ce que vous suggérez, ce rapport n’a pas été dissimulé par les sourdes manœuvres du diable « pédagogiste » : il a été (en vain) enterré par des ministres de l’éducation de droite.

Un affreux  « expert »

Et Jean-Pierre Obin lui-même, aujourd’hui en retraite mais toujours actif dans le débat sur l’éducation et la formation des cadres du système éducatif, est un inspecteur général de brillante réputation. Si certains de ses avis se recoupent avec les vôtres – notamment sur le thème des méfaits du refus de l’autorité – il vous est très éloigné sur l’ensemble de ses positions.

On peut en trouver de multiples exemples sur son site. J’en donne ici deux : Jean-Pierre Obin a été l’auteur, en 2007, d’un « rapport de base national (France) pour l’OCDE  », intitulé Améliorer la direction des établissements scolaires. Et il a cosigné en 2008 un Que sais-je (PUF) sur La Carte scolaire, avec Agnès Van Zanten, autrement dit avec un (autre) de ces affreux « experts » régulièrement blâmés par le SNALC, dont vous êtes un militant de marque.

Pour terminer, une remarque à propos d’une expression – « la clique à… » – employée par deux de mes soutiens dans les commentaires au billet sur «Fracture». Soulagé d’être soutenu, j’ai laissé passer cette expression, mais je n’y souscris pas et ne souhaite pas la revoir.

Le débat sur l’éducation en France est mené par des clans qui s’évitent de peur de mettre en péril leurs certitudes. Les invectives servent à entretenir cet évitement et cultiver l’entre-soi. Je suis favorable – c’est une démarche journalistique, destinée à faire émerger la meilleure information du public – à une discipline du débat, excluant l’insulte, même lorsque l’interlocuteur a eu précédemment le verbe leste.

Luc Cédelle