Cette série de billets est dédiée à mon père, Jean Cédelle dit Laberthonnière.
Musique. Dans l’immensité de la salle, d’un écran géant à l’autre rebondissent les images et les sons d’un clip célébrant l’éducation, ceux qui la font et ceux qui la reçoivent sur tous les continents. Une sorte de « vive les profs », à la manière du récent supplément Monde éducation d’avril 2011… mais planétaire.
Planétaire et bien antérieur, puisque nous étions – nous sommes – à l’hôtel Sheraton de Doha, capitale du Qatar, le mardi 7 décembre 2010. Je m’expliquerai plus tard sur ce décalage dans le temps qui est une injure aux bonnes manières et à l’orthodoxie journalistique.
La salle est équipée avec raffinement de milliers de sièges, sobres mais réellement confortables, recouverts d’un tissu blanc. Sur chacun est disposé un écouteur sans fil pour la traduction simultanée.
Depuis quelques secondes, le WISE 2010 est ouvert. WISE, qui signifie sage ou avisé en anglais, est l’acronyme de World Innovation Summit for Education. *
Il y a eu précédemment un WISE 2009. Il y aura aussi –save the date !– un WISE 2011, qui aura lieu du 1er au 3 novembre et sera le troisième du genre. A cette occasion sera décerné un prix international de l’éducation, sorte de Nobel sans le nom, d’une valeur de 500 000 dollars.
Mais n’allons pas, si j’ose dire, trop vite.
Une ONG royale
Une jeune femme en tailleur bleu et au sourire ravageur apparaît sur la scène, qu’elle arpente de long en large, son image démultipliée sur les écrans. Je saurai plus tard qu’il s’agit d’une journaliste connue, Nima Abu-Wardeh, présentatrice sur BBC World de l’émission Middle East Business Report.
En anglais, avec des mines d’actrice, elle s’engage dans une envoûtante harangue sur l’importance de l’éducation, sur les millions d’enfants dans le monde qui en sont encore dépourvus et sur l’insupportable proportion de filles parmi eux.
Ça n’a l’air de rien, mais il n’est pas si évident ni si facile d’insister sur cette réalité à ce moment et à cet endroit du monde.
Dans l’assistance bigarrée se mêlent les costumes cravates et toutes les tenues traditionnelles de l’Afrique et de l’Orient. Les femmes en pantalon moulant côtoient celles que recouvrent des voiles noirs. A cet instant, le « printemps arabe » est en gestation, encore inimaginable et pourtant extrêmement proche. La révolution tunisienne ne commencera que dix jours plus tard avec le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre.
Avec, semble-t-il, autant de connivence que de déférence, la jeune femme salue « your Highness », la princesse, présente au premier rang du parterre. Epouse de l’émir du Qatar, la princesse Moza bint Nasser Al Missned est présidente de la Qatar Foundation, institution privée non lucrative destinée à promouvoir le droit à l’éducation. Organisatrice du WISE, cette fondation est une sorte d’ONG royale, si l’on peut dire.
Courant moderniste
Militante réelle et passionnée du droit à l’éducation, « Sheikha Moza » est un personnage public d’envergure au Qatar où elle incarne à la fois la cause de l’émancipation féminine et celle de l’inscription croissante du pays dans le concert des nations.
Les observateurs la considèrent comme une représentante du courant le plus moderniste au sein de l’émirat et comme la très élégante icône, ou même « l’idole », des jeunes femmes du Qatar. Je ne fais que répercuter ici les propos d’interlocuteurs crédibles. Personne ne peut plonger, en quelques jours de colloque, dans une société si différente de la nôtre.
A ce propos, quelques points de repère : le Qatar, légèrement plus grand que la Corse, est dans le golfe Persique une sorte d’excroissance : une petite péninsule plantée perpendiculairement sur la très grande péninsule arabique. Les estimations de sa population oscillent selon les sources entre 1,1 et 1,5 millions d’habitants, mais il ne compterait que 250 000 nationaux !
Du taxi au manieur de marteau-piqueur en passant par le cuisinier ou la serveuse d’hôtel, la plupart des postes correspondant à un travail d’exécution sont occupés par des non nationaux. Ces derniers sont originaires, par ordre d’importance, du sous-continent indien, du sud-est asiatique, des différentes communautés arabes (Egyptiens, Palestiniens, Syriens et Maghrébins) et d’Iran.
Tout au plus haut niveau
Le Qatar est donc un tout petit pays, immensément riche et immensément ambitieux. Ses réserves de gaz naturel sont très importantes et son produit intérieur brut (PIB) par habitant très élevé.
Cela manque de précisions ? En effet, car j’ai dû, au stade de la vérification, enlever celles que je donnais : les chiffres émanant de différentes sources présentent de tels écarts qu’ils ne peuvent être jugés fiables.
Avant de revenir au WISE, il faut encore savoir que le Qatar, en tant que pays indépendant, n’existe que depuis 1971. A l’origine, il devait faire partie des Emirats arabes unis, mais ce projet ne s’est pas réalisé. En 1995, Sheikh Hamad bin Khalifa, l’actuel émir, a déposé son père à l’occasion d’une révolution de palais – sans violence, paraît-il.
Vecteurs de notoriété
Le lancement d’Al Jazeera, en 1996, a suivi de près et a été le premier vecteur de notoriété planétaire du pays : une insertion au plus haut niveau, avec les plus grands moyens, dans le paysage audiovisuel international.
Avec, aussi, les plus grandes ambiguïtés, puisque la chaîne accueille depuis l’origine et continue d’accueillir chaque semaine les prêches du Cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî (Al-Qardaoui).
Ce dernier est un théologien musulman de renommée internationale. Il n’est nullement diffamatoire de rappeler qu’il a soutenu les thèses négationnistes de Roger Garaudy et qu’il a considéré comme un document authentique le Protocole des sages de Sion, célèbre faux antisémite fabriqué par la police tsariste.
Autant il n’est pas possible, a fortiori depuis les révolutions arabes, de réduire la chaîne Al Jazeera à ce courant rétrograde, autant il reste imprudent de l’ignorer. Cela ne fait d’ailleurs que renforcer l’importance et le caractère probablement risqué de l’engagement des modernistes en faveur du droit à l’éducation et autres novations propres à horrifier les intégristes.
Engagement risqué
On entrevoit ainsi les tensions qui, forcément, traversent la société du Qatar.
Les deux autres vecteurs de notoriété du pays sont la Coupe du monde de football en 2022 – une date lointaine mais une perspective déjà célébrée partout à Doha – et le WISE, créé en 2009, qui s’impose peu à peu comme un rendez-vous « incontournable » en éducation.
Il ne faut pas longtemps avant de comprendre que les actuels dirigeants du Qatar, disposant des plus grands moyens, veulent tout faire au plus haut niveau.
A suivre
Luc Cédelle
* et non World International Summit on Education, comme je l’ai écrit par erreur à l’origine (j’ai rectifié dans toute la série d’articles).