Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (3/6)

ComicActe3

De même que certains enseignants pratiquent aujourd’hui la classe inversée, cette petite série est une sorte de blog inversé: ce sont les commentaires qui fournissent la matière du billet. C’est aussi, du fait que ces commentaires sont un dialogue parfois tendu entre des personnages, une tentative de théâtre informatif, d’où sa dramaturgie déployée en actes successifs.

Chaque élément de cette série contient des informations.  On peut les picorer au passage ou bien choisir de revenir en arrière pour tout lire in extenso…

Au moment de présenter ce troisième acte, rappelons que ce dialogue est un débat sur un sujet important mais en même temps technique, aride et ingrat dès lors qu’on l’aborde sérieusement: l’enseignement du calcul et plus précisément les premiers apprentissages numériques en grande section de maternelle et en CP.

La mise en scène de ce dialogue, qui auparavant s’était noué spontanément dans la partie commentaires de ce blog est une expérimentation, reflétant la volonté de saluer la qualité des échanges et ne pas reculer devant la difficulté journalistique à traiter d’un tel sujet.

N’exagérons rien cependant: si l’auteur de ce blog, qui n’a vraiment rien d’un matheux, peut comprendre, tout le monde peut comprendre. Et les images tirées des comics sont là pour détendre l’atmosphère. Alors, place aux personnages et à leurs arguments.

Luc Cédelle

Acte 3

Où l’on se promène de Piaget en Pisa, sans oublier le silence assourdissant ayant accueilli une étude de la DEPP de 2008

Atoman2

Acte 3. Scène 1. Rémi Brissiaud à Catherine Huby, via Guy Morel

Via Guy Morel, ce commentaire s’adresse à Madame Huby.

[Rappel du blogueur: Rémi Brissiaud est chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels.Catherine Huby, maîtresse d’école dans la Drôme, est membre du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes). Guy Morel, ancien professeur de lettres, est co-secrétaire du GRIP. Présentations plus complète dans l’Acte1.]

Bonjour,

Au début de votre article (sur votre blog), vous écrivez un paragraphe qui, il me semble, se veut un résumé de ce que j’aurais écrit ici (blog de Luc Cédelle) :

« Si l’enfant de sept ans à huit ans peut, de lui-même, comprendre que l’achat de trois bonbons à 50 centimes pièce lui feront dépenser 150 centimes, il (lui serait) quasiment impossible de réaliser que l’achat de 50 bonbons à 3 centimes lui coûterait aussi 150 centimes. »

Pensez-vous réellement qu’il s’agit là d’un résumé de ce que j’ai dit ? J’ai dit que, dans un contexte qui n’est pas inducteur de l’usage d’une opération (contexte de problèmes mélangés, par exemple), le taux d’échec à une forme simplifiée du premier problème (3 fois 10 !) est étonnamment élevé (0,53) à l’entrée au CE1. Pour moi, cela signifie le contraire du fait que les enfants pourraient comprendre « par eux-mêmes » ce type de situations. J’en déduis même que durant l’année de CP, il faut davantage travailler ces situations où l’usage de l’addition répétée suffit pour obtenir la solution.

J’ai également dit qu’au début du CE1, il convient de continuer ce travail parce que je vois mal comment un enfant qui ne comprend pas l’addition répétée pourrait comprendre la multiplication. Vous dites que certains de vos élèves de CE1 sont faibles en résolution de problèmes. Etes-vous sûre que cela ne les aurait pas aidés de travailler plus longuement l’addition répétée avant de leur enseigner la multiplication ?

J’ai enfin dit que, lorsqu’un enseignant de CE1 juge que ses élèves comprennent la situation d’addition répétée, il peut enseigner la multiplication et proposer des problèmes du 2e type (avant d’enseigner la technique opératoire en colonnes). Je n’ai donc jamais dit que ce serait quasiment impossible : je ne le pense pas puisque je le fais.

Les situations que j’utilise pour enseigner le signe « x » et la commutativité sont proches de celle que vous décrivez (en fait, j’essaie que les élèves en restent moins à un constat empirique, mais ce serait trop long à décrire ici). Une différence importante entre nous est que je n’enseigne pas la multiplication en colonnes dès ce moment : auparavant, les enfants doivent résoudre des problèmes variés du type 50 fois 3, 10 fois 7, 14 fois 2, etc. en écrivant la multiplication en ligne. En effet, comme ils ont été entraînés à résoudre mentalement les problèmes 3 fois 50, 7 fois 10, 2 fois 14, etc., ils trouvent mentalement la solution à ces nouveaux problèmes (c’est le même calcul !). De manière générale, quand la solution peut être trouvée mentalement, on voit mal pourquoi il faudrait inciter les enfants à poser l’opération.

Ce que vous décrivez, rédaction de la solution à gauche de la feuille de papier, opération posée à droite, est typique de la pédagogie traditionnelle de la résolution de problèmes avant 1970 (comme vous le savez, sous ma plume cela n’équivaut à aucune condamnation a priori). [Note du blogueur: « avant 1970» signifie avant la réforme dite des maths modernes.]

Il a cependant été reproché à cette pédagogie de développer chez les élèves l’idée que le succès dépendrait seulement du choix de la ou des « bonnes opérations » et de conduire un trop grand nombre d’élèves à choisir la « bonne opération » sur des indices superficiels (mots inducteurs, opération qui est la vedette du moment dans la classe, etc.) Le pire est que souvent, ils tombent effectivement sur la bonne opération et, donc, trouvent la bonne réponse ! Quand c’est le cas, les enseignants se réjouissent alors qu’ils devraient s’en abstenir parce que la réussite de ces élèves n’est qu’apparente. Vous parlez d’un élève dont le « pilote automatique » est « mal programmé ». Malheureusement, il y a vraisemblablement d’autres élèves dont le « pilote automatique » semble « bien programmé » alors que dans un contexte moins balisé, ce « pilote automatique » est susceptible de subir des défaillances tout aussi graves. Ces élèves donnent l’illusion de comprendre alors que ce n’est pas le cas et, sur le long terme, ils échouent le plus souvent.

J’espère pour vous, et pour vos élèves surtout, que ce n’est pas le cas dans votre classe. En fait, d’après ce que vous décrivez, il est impossible de trancher. Comme vous le dites, tout est bien balisé dans votre classe (« j’ai cette année des élèves faibles en résolution de problème et je préfère leur donner confiance en eux plutôt que les noyer »), mais vous n’avez guère le choix : si vous voulez savoir où ils en sont, il faut les mettre dans une situation qui n’induit plus le choix de telle ou telle opération.

Ne vous rassurez pas en constatant que même l’élève au « pilote automatique mal programmé » est capable d’inventer un problème de multiplication dans le contexte de la séquence que vous décrivez : j’ai passé des dizaines d’heures à demander à des élèves d’inventer des problèmes dans des contextes ouverts et je peux vous assurer qu’environ 20% des élèves de CE2 qui se comportent tout à fait normalement dans les situations entraînées, dérapent de manière très inquiétante dès qu’on en sort. On est loin des 75% d’élèves que décrivait Stella Baruck, mais quand même : on ne peut pas s’en satisfaire.

[Note du blogueur:  Dans l’Àge du capitaine (poche Seuil, 1998), Stella Baruk propose un problème impossible à des élèves de CE2 en situation de classe : 75% d’entre eux tombent dans le piège en donnant une réponse stupide.]

Procédez à une évaluation contenant des problèmes mélangés d’addition, de soustraction, de multiplication, de division avec tantôt un nombre à 1 chiffre et un nombre à 2 chiffres (y compris pour l’addition et la soustraction), tantôt deux nombres à 2 chiffres. Même si la multiplication par un nombre à 2 chiffres n’est pas au programme du CE1, il est possible de proposer un problème comme celui-ci : « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 13 paquets de 10 gâteaux ? » (vos élèves doivent savoir que 13 dizaines, c’est 130, sinon je vois mal ce qu’ils ont pu comprendre des retenues dans les opérations posées). Et, concernant la division : « On dispose de 70 fleurs et l’on fait des bouquets de 10 fleurs. Combien de bouquets peut-on faire ? ».

Si vous avez 13 CE1, par exemple et s’il y en a 2-3 qui échouent assez largement, rassurez-vous : il n’y a pas de microclimat au-dessus de votre école. Je pense même qu’il serait préférable que vous respectiez mieux l’inquiétude vos collègues d’antan qui s’y prenaient comme vous le faites aujourd’hui, qui n’en ont pas été pleinement satisfaits et qui ont essayé de s’y prendre différemment : votre satisfaction est grande, leur inquiétude était respectable.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 28 février 2014 à 08:29 |

 

Acte 3. Scène 2. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, spécialiste de l’épistémologie et de l’histoire des mathématiques. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

à Monsieur Brissiaud

Je ne reviens pas sur la commutativité. Peut-être vous exprimez-vous mal, mais on ne voit pas dans ce que vous dites où se situe la commutativité que vous présentez comme un principe. Si vous distinguez multiplicande et multiplicateur, il n’y a plus commutativité et vous oubliez de dire d’où vient la commutativité, même si vous renvoyez à un exemple. C’est la critique que je vous ai faite.

Quant à Piaget, son travail sur la pédagogie est la partie la moins intéressante de ce qu’il a fait. Si cela a eu du succès, c’est bien parce qu’il semblait donner les règles du bon enseignement. Et après !

Son analogie entre phylogenèse et ontogenèse ne tient pas. [Rappel du blogueur: La phylogenèse est l’histoire de l’évolution d’une espèce. L’ontogenèse est le développement d’un individu de la conception à l’âge adulte.] Même si les difficultés rencontrées au cours de l’histoire peuvent nous éclairer sur les difficultés rencontrées par les élèves, elles sont d’un ordre différent dans la mesure où les contextes sont différents. Il y a chez Piaget une volonté de naturalisation de la pédagogie qui le conduit à oublier le rôle du maître, comme si l’apprentissage était un phénomène naturel. C’est cette naturalité supposée de l’apprentissage qui le conduit à établir une théorie naturelle des stades.

Piaget semble avoir oublié que la science s’est construite pour répondre aux problèmes que les hommes ont rencontrés et qu’elle a pour objet de rendre le monde intelligible.

Et comme tous les adeptes du structuralisme, il veut éviter tout empirisme, ce qui conduit à ne pas comprendre l’acte de connaître. En fait, il commet l’erreur de confondre l’acte de connaître et la cognition, concept inventé pour représenter les phénomènes, psychologiques ou neuronaux qui accompagnent l’acte de connaître. L’élève est ainsi réduit à un ensemble de processus cognitifs et on reconstruit la science en fonction de ces processus. Evidemment tout cela est rapide et doit être approfondi. En tous cas, je ne reconnais pas la science que j’ai pratiquée et enseignée dans les mathématiques telles que Piaget les présente.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 26 février 2014 à 15:09 |

 

Acte 3. Scène 3. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

Bonjour,

A la fin des années 80, j’ai essayé dans divers écrits de diffuser les travaux d’une chercheuse post-piagétienne comme Jacqueline Bideaud (et ceux d’autres chercheurs d’ailleurs : Jacques Lautrey, des anglo-saxons…), travaux qui rejoignaient ce que vous dites concernant l’approche structuraliste de Piaget, l’impossibilité de définir des stades comme il le faisait, etc.

Il n’en reste pas moins que l’apport essentiel de Piaget a été de mettre la compréhension des concepts arithmétiques élémentaires du côté de la prise de conscience des propriétés des actions (cf., par exemple, la notion d’ «invariant opératoire») et j’avoue que la distinction entre généralisation empirique et généralisation constructive (ou encore entre abstraction simple et abstraction réfléchissante) me semble éclairante, y compris pour distinguer des comportements d’élèves (les nombres sont un domaine où le constat empirique ne conduit pas au sentiment de compréhension soudain – « bon sang, mais c’est bien sûr! »-  comme lors de la mise en relation de plusieurs façons de faire).

C’est tout, mais c’est beaucoup parce que cela tranche avec un verbalisme très fréquent chez les anglo-saxons (la compréhension serait là dès que le verbe est conforme) et avec le nativisme qui nous explique que tout est déjà là depuis le départ et qu’il suffirait ensuite que l’expérience fasse son effet.

Bien cordialement.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 28 février 2014 à 08:47 |

 

Acte 3. Scène 4. Michel Delord à Rémi Brissiaud

[Rappel du blogueur : Michel Delord ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, a été à l’origine de la création du GRIP, dont il n’est plus membre. Présentation plus complète dans l’Acte 1.  L.C. ]

« Un petit post-scriptum à Michel Delord, enfin : il y a des périodes pendant lesquelles je ne regarde pas les blogs tel que celui-ci. En cas d’écrit nécessitant une réponse, n’hésitez pas soit à m’envoyer un mail, soit à le faire transiter par Luc Cédelle.» (Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 21 février 2014 »)

En voici l’occasion. Le texte que je vais citer – et qui m’a demandé un certain temps de rédaction – a retardé mon avancée sur votre analyse -au moins – du rôle de la file numérique et des nombres concrets.

Ce texte est donc centré sur PISA. C’est une mise à jour/ réécriture / du texte précédent avec des ajouts importants visant à contrer la manœuvre du PISA-Choc qui s’est précisée depuis décembre et qui a apparemment pour but, dans le cadre d’une refondation qui a plutôt l’air d’une démolition des derniers restes des murs porteurs, de préparer un terrain le plus défavorable possible pour la rédaction de « bons programmes ».

Le texte en question a logiquement pour titre « Vaccination anti PISA-Choc » et commence par:

« L’OCDE nous a fait cadeau de PISA en 2003. Elle nous avait déjà fait cadeau, 40 ans avant, des mathématiques modernes. PISA semble tellement important que certains voudraient créer un PISA-Choc. La médecine n’est-elle pas dangereuse ? »

Présentation sur :

http://blogs.mediapart.fr/blog/micheldelord/270214/vaccination-anti-pisa-choc-0

où l’on peut trouver un des chefs d’œuvre de 1965 du toujours vivant Tom Lehrer.

Le texte complet est à: http://micheldelord.info/pisa-choc.pdf

Le plan de la dernière partie est :

La manip du PISA-Choc

a) Programmite? b) La baisse de niveau selon la DEPP c) Et si R. Brissiaud sous-estimait la baisse de niveau en calcul?

Et si le texte n’est donc pas centré sur les positions de Rémi Brissiaud, il en est cependant sérieusement question. Bonne lecture.

Michel Delord

Rédigé par : Michel Delord | le 28 février 2014 à 07:33 |

 

Acte 3. Scène 5. Rémi Brissiaud à Michel Delord, …

Bonjour,

Comme souvent, votre texte est foisonnant, recelant des pépites (l’extrait concernant les soi-disant «capacités d’abstraction supérieures» des enfants socialement et culturellement aisés, entre autres). On a envie d’adhérer à votre propos général, certaines idées méritant d’autant plus qu’on s’y arrête que l’analyse avancée prend à contre-pied les conceptions naïves (cf. l’analyse des problèmes traditionnels d’arithmétique élémentaire). Et puis, comme souvent également, je ne peux pas vous suivre dans certaines simplifications qui sont loin d’être marginales dans le propos général.

Un résumé de votre propos

Le propos central de votre texte me semble être ce que vous appelez la « manipulation PISA ». J’essaie de résumer : les performances en calcul des écoliers français de CM2 se sont effondrées entre 1987 et 1999, période suivie d’une phase pendant laquelle la baisse se poursuit mais de manière peu marquée et, en tout cas, non-significative. J’ai eu plusieurs échanges de courrier avec l’auteur de l’étude correspondante, Thierry Rocher (DEPP, 2008) et il me semble que ce sont des faits qu’on peut considérer comme sûrs. Personne ne les a d’ailleurs contestés publiquement.

PISA concerne des élèves de 3e (CM2 + 4)et 2nde (+5) et, donc, si la baisse qui vient d’être décrite affecte le niveau des élèves d’âge PISA, la baisse des performances de ceux-ci a dû se produire entre 1987 + 4 et 1999 + 5, c’est-à-dire entre 1991 et 2004. Or la première étude PISA, celle qui sert de référence, date de 2003 : à cette date, l’essentiel de la baisse a déjà été impacté et, depuis, nous sommes dans la phase suivante : la baisse continue mais de manière non-significative. Les résultats de PISA sont tout à fait cohérents avec cela.

Ce que vous appelez «la manip PISA» est le fait d’attirer l’attention sur PISA, donc sur une baisse minime, non significative, pour mieux masquer les résultats particulièrement inquiétants de l’étude de la DEPP (2008). Par ailleurs, PISA met en évidence un accroissement des inégalités liées à l’origine sociale alors que l’étude de la DEPP montre que la baisse s’effectue dans les mêmes proportions dans les divers milieux sociaux-culturels. Les médias nationaux parlent largement du premier phénomène, jamais du second. Vous y voyez une instrumentalisation de l’argument démocratique de la lutte contre les inégalités. Il s’agirait, en éludant la baisse générale de niveau, de ne surtout pas aborder la question des contenus enseignés.

Et qui seraient les auteurs de la manip PISA ? Le ministère, les médias nationaux, les syndicats, les pédagogues qui, il y a peu de temps encore, condamnaient les déclinistes…

Vous avez raison : c’est incroyable qu’exceptés mes différents écrits sur le sujet, il n’y ait eu aucune tentative d’explication des résultats de la DEPP (2008). Le silence est assourdissant. Cependant…

Introduire de la complexité dans le rôle des personnes et des institutions

En fait, le rôle des différentes personnes et institutions est plus complexe que vous le pensez et l’écrivez. Certes, il y a un « plan com » du ministère (ils en ont tous un !) et il leur est plus facile de s’accommoder des résultats de l’étude PISA que de ceux de l’étude de la DEPP (2008). Mais le ministère d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. La preuve : il a autorisé la publication en octobre dernier d’une nouvelle étude de la DEPP alors qu’une interprétation hâtive des résultats de cette étude laisse penser à une hausse récente du niveau à l’entrée au CP, ce qui ne rentrait pas du tout dans son « plan com ».

A de nombreuses reprises sur un site comme le Café Pédagogique, à l’Université d’Automne du Snuipp, dans plusieurs regroupements régionaux de ce même syndicat (bientôt à Lyon), j’ai eu la possibilité de présenter les résultats de la DEPP (2008), de les analyser et d’en présenter l’interprétation que je rappellerai plus loin. Concernant ce syndicat, cela relève d’un certain courage politique : ce n’est pas évident d’inviter un conférencier qui vient expliquer à ses syndiqués que leur pratique professionnelle récente n’a pas eu l’effet qu’ils espéraient. L’accueil est favorable parce que l’analyse est, je crois, étayée (cf. mon dernier petit ouvrage), parce que j’adopte une perspective historique, parce que je dessine une alternative en proposant de renouer avec la culture pédagogique qui était celle de notre école avant 1970, tout en tenant compte de ce que les recherches récentes nous ont appris. Je propose une « issue par le haut » en quelque sorte.

(…) [Note du blogueur: mes excuses à Rémi Brissiaud, mais j’ai dû ici ôter trois paragraphes de son commentaire initial. La mise en abyme que constitue, dans cette série, l’utilisation de commentaires laissés sur ce blog comme matière à de nouveaux billets induit un glissement dans le statut des textes utilisés. S’il est repris dans un billet, un commentaire engage alors à un degré supplémentaire la responsabilité éditoriale de l’auteur du blog. Or, même si le ton et le propos de Rémi Brissiaud sont d’une totale correction, il ne m’appartient pas de commenter des articles du Monde.L.C.]

Instrumentalisation de l’argument de la démocratisation ?

Concernant l’articulation entre démocratisation de l’enseignement et niveau général de la population scolaire, il me semble délicat d’argumenter en disant que quelqu’un qui prône la démocratisation, instrumentalise cet argument. Il faut évidemment se garder de tout procès d’intention et ce n’est pas simple. Il aurait été plus efficace et pertinent de souligner le phénomène suivant.

En 1987, comme de tout temps, l’enseignement du calcul était loin d’être démocratique. Ainsi les enfants des milieux populaires se concentraient-ils dans la partie gauche de la courbe de Gauss rendant compte des performances générales. On peut imaginer que les enfants des milieux populaires sont représentés par des points noirs, les autres par des points blancs. L’aire en dessous de la courbe de Gauss est alors gris foncé à gauche avec un dégradé vers le gris clair lorsqu’on se déplace vers la droite. Les enfants de milieux populaires qui réussissent à atteindre un niveau donné sont à droite d’une verticale donnée. En cas de baisse générale du niveau, la courbe se déplace vers la gauche de cette verticale. Les enfants de milieux populaires qui réussissent à atteindre le même niveau donné sont moins nombreux en nombre absolu, mais aussi en pourcentage (l’aire en dessous est globalement plus blanche). Dans une population qui est inégalitaire au départ, il n’y a pas de contradiction entre baisse générale du niveau de façon homogène et aggravation des inégalités.

Et concernant mes prises de position ?

Comme vous le savez, je fais tout ce que je peux depuis très longtemps pour qu’il y ait un authentique débat concernant les programmes, dans un esprit pluraliste de liberté pédagogique. Et cela encore plus depuis que j’ai pris connaissance des résultats de l’étude de la DEPP de décembre 2008 (comme vous le soulignez, je ne faisais pas partie des gens qui, auparavant, étaient qualifiés de « déclinistes »). Cela fait 4 ans, donc, que je défends encore plus vivement, l’idée qu’il conviendrait de favoriser l’émergence de pratiques pédagogiques alternatives à celles qui sont recommandées comme « bonnes pratiques » depuis 1986 (début de ce qu’on peut appeler la « contre-réforme » des maths modernes).

[Note du blogueur: « contre-réforme » doit être pris ici dans son sens littéral. L’abandon de la réforme des maths modernes a conduit en 1986 au rétablissement de la «numérotation» (ou «comptage-numérotage»). Rémi Brissiaud, qui par ailleurs ne défend pas, loin de là,  tous les aspects de la réforme de 1970, attribue des effets délétères à cette «numérotation». Ce terme désigne dans ce contexte le fait de faire compter les enfants en leur faisant croire que chaque mot prononcé est le numéro de l’objet : le un, le deux, le trois, le quatre… plutôt que de dire : un ; et encore un, deux ; et encore un, trois… La numérotation est une pratique qui, dit-il, était légitimement déconseillée par les pédagogues d’avant 1970. L.C.]

On pourrait espérer que cette idée avance plus vite. Un des grands mathématiciens français, ayant lu mon dernier petit ouvrage m’a dit cet été : « C’est très convainquant, je crois que tu as raison, mais tu vas avoir du mal parce qu’en France, reconnaître qu’on s’est peut-être trompé… ». C’est un frein. Un autre est que le ministère a pris une douche froide avec la question des rythmes scolaires et qu’il est devenu prudent à l’extrême. Bref, c’est loin d’être gagné.

Vous ne m’aidez guère en me collant l’étiquette d’ « héritier des réformes de 70 ». Pourquoi faites-vous cela ? Serait-ce parce que je vous ai écrit :

« Il est vrai que je me revendique un héritier d’un certain esprit qui a présidé à la réforme de 1970 : celui qui consiste à débattre des options didactiques en s’appuyant sur l’avis raisonné des praticiens, sur des arguments de nature épistémologique et sur les résultats de la psychologie scientifique. »

Je me revendique seulement comme héritier « d’un certain esprit », celui consistant notamment à s’appuyer sur les résultats des recherches en psychologie scientifique. C’est à cette époque, en effet, que certains ont commencé à le faire (la psychologie de l’époque était celle de Piaget) et il me semble que cela ne cessera plus. Celui qui est irrité par une prise de pouvoir des chercheurs en psychologie, celui qui la juge indue, n’a pas le choix : il doit, comme je l’ai fait, comme André Ouzoulias l’a fait, se plonger dans les recherches, quitte à devenir un chercheur qui insiste plus sur les zones d’ombre que sur les certitudes issues de cette science.

Mais les travaux de psychologie scientifique n’ont jamais été ma seule référence. Dès 1989, je m’appuyais sur les textes des pédagogues d’avant 1970 pour rédiger des articles intitulés : « Compter à l’école maternelle ? Oui, mais… » ; « Le comptage en tant que pratique verbale : un rôle ambivalent dans le progrès des enfants », etc. Vous pourriez me coller l’étiquette d’héritier des pédagogues d’avant la réforme de 1970. Elle me va aussi bien que celle que vous avez retenue.

En fait, je vous rappelle ce que je crois depuis la fin des années 80 : la réforme de 1970 a été source de progrès concernant certaines problématiques, mais elle a eu un défaut très important, celui de condamner, au nom du modernisme, tout ce qui avait précédé. Ce faisant, elle a conduit à l’oubli de ce qui l’avait précédé et, lors de la contre-réforme de 1986, l’école française s’est inspirée de la culture pédagogique nord américaine, via les travaux d’une psychologue états-unienne, Rochel Gelman, alors qu’elle aurait dû revisiter sa propre culture.

Comme vous n’êtes vraisemblablement pas convaincu du fait que la réforme de 1970 a été source de progrès concernant certaines problématiques, je reproduis ici le commentaire d’une professeure des écoles sur le blog de Catherine Huby (il a été mis en ligne il y a peu de jours) :

début de la citation [« Perso, ne mettant pas d’unités dans les calculs (qui ainsi passent à l’état d’abstraction mathématique), je le leur fais lire comme une phrase, de gauche à droite : 3X50 se lit chez moi « trois fois cinquante ». Et tant pis si c’est faux. Cela ne change rien à leur compréhension et à leur méthode.

(Je parle d’ailleurs, explicitement, toute l’année, de « phrase mathématique », ce qui est bien pratique pour la soustraction.)

Comme on a constaté plusieurs fois, puis admis, que 6×4 donnait le même résultat que 4×6, on utilise l’ordre que l’on veut pour la résoudre, d’abord en passant par l’addition itérée, puis par la résolution grâce aux tables.

Si j’ai 50 malabars à 3 centimes, une fois posée 50X3, on ne raisonne plus que sur des nombres. Et du coup, on va au plus simple : 50+50+50 sera plus rapide que 3+3+3+3+….+3.

En posant le calcul sans unités, mes élèves sont amenés à oublier les malabars et les centimes, et à résoudre un problème uniquement de technique opératoire.

Le résultat trouvé, on revient à la question posée, afin de rédiger une phrase de réponse qui corresponde au problème particulier : là, on mettra l’unité.

L’obstacle soulevé par M. Brissiaud est alors contourné par le passage temporaire à un raisonnement sur des nombres et non plus sur des quantités particulières. Et du coup, l’entraînement décontextualisé, visant à acquérir des automatismes, prend tout son sens.»] fin de la citation

Avant 1970, jamais une institutrice n’aurait pu s’exprimer de cette manière, jamais elle n’aurait osé omettre l’unité dans ses « phrases mathématiques », persuadée que ses élèves n’y comprendraient plus rien. Oui, sincèrement, je pense que la réforme de 1970 a ouvert des possibles concernant la recherche des meilleures voies vers l’abstraction mathématique.

J’aimerais terminer en répétant encore une fois que vous avez raison : l’absence de débat concernant les causes de l’effondrement des performances en calcul entre 1987 et 1999 est le signe que notre système éducatif dysfonctionne gravement. À mon sens, les causes en sont plus complexes que celles que vous avancez, mais cette partie de votre diagnostic n’en reste pas moins fondée.

Bien cordialement.

PS : j’attends avec intérêt votre texte concernant mon analyse de l’effondrement des performances en calcul.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 01 mars 2014 à 19:15 |

Rampe4[Récapitulatif du blogueur. À ce stade, plusieurs constats émergent. L’idée d’une « pédagogie oubliée » (essentiellement pour les petites classes du primaire) dont l’âge d’or se situerait dans les années 1950-1960 semble, au-delà de leurs désaccords, partagée par les deux « camps » en présence. Conscient de l’existence des modes en éducation et de possibles « branches oubliées » dans tous les domaines professionnels, j’avais déjà repéré avec intérêt cette idée dans les thèses défendues par certains « antipédagos » lorsqu’ils consentaient à laisser leur mitraillette polémique au vestiaire. Je l’avais retrouvée aussi en filigrane dans mes nombreux échanges avec Véronique Decker, enseignante Freinet à Bobigny et pourtant grande pourfendeuse des « réacs » en éducation et ailleurs. Une autre idée, tout aussi dérangeante, restera à creuser en marge de ce débat : celle que Pisa, qui depuis 2003 n’a jamais signalé d’effondrement des résultats français mais une lente érosion masquerait un réel « effondrement », survenu auparavant, des performances en calcul. A ce sujet, je n’affirme rien : j’observe, et c’est déjà beaucoup, que des gens sérieux et gravitant dans des cercles jusqu’à présent opposés dans le débat éducatif, soutiennent cette thèse et avancent à son appui certains éléments objectifs. Le troisième constat est celui du manque persistant de lieux ou de supports où des débats sur des sujets aussi importants puissent être menés et se développer « en grand ». Petit esquif, ce blog ne peut remplacer aucun paquebot. Il n’en continue pas moins sa route. A l’instant, toutes voiles dehors, vers le prochain acte de cette pièce de théâtre informatif que les snobs, les acharnés, les esthètes, les persévérants et les marins au long cours ne manqueraient pour rien au monde. L.C.]

A suivre..

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15 commentaires sur “Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (3/6)

  1. Je voudrais revenir sur quelques points de l’intervention de Julien Giacomoni, qui répond à Rémi Brissiaud, sur les lois internes/externes et la commutativité.
    Tout d’abord il vaut mieux ne pas parler de commutativité à l’école primaire ; que le maître y pense, certes, mais évitez le mot.

    Souvenir du programme Lichnerowicz de 1970 : Une loi de composition compose deux éléments, éventuellement de natures différentes, issus d’ensembles différents, pour en obtenir un troisième qui peut lui aussi être de nature encore différente.
    La loi est interne si les deux éléments opérés ensemble et le résultat obtenu sont de même nature, appartiennent au même ensemble.
    Exemples :
    2 + 3 = 5 ; 2 x 3 = 6
    2, 3, 5 et 6 sont tous des nombres entiers naturels, l’addition et la multiplication écrites ici illustrent des lois de composition interne dans N.

    2 sesterces + 3 sesterces = 5 sesterces
    quoiqu’il y ait une unité, c’est partout la même, donc on peut admettre ici aussi que la loi est interne.
    Mais 3 sesterces + 3 sesterces remplacé par 2 x 3 sesterces qui font 6 sesterces sorties de mon porte-monnaie, là ce n’est plus une loi interne, le nombre pur entier naturel 2 n’étant pas de la même nature que les sesterces.
    Et si j’achète 2 objets coûtant chacun 3 sesterces, je n’aurai sûrement pas obtenu la même chose que si j’ai acheté 3 objets à 2 sesterces, même si dans les deux cas le prix total est le même.
    A ces deux titres, nature mathématique et considération concrète de consommatrice, cette opération est externe, et il est évident que concrètement les deux facteurs ne commutent pas : je n’ai pas acheté la même chose dans les deux cas.

    On pourrait penser qu’un brave rectangle quadrillé de 2 carreaux sur 3 va offrir le bon exemple d’une multiplication commutative (voir le blog de Catherine Huby avec les jetons ou les aimants rangés en lignes et colonnes).
    En principe, pensez-vous, ici 2 x 3 jetons = 3 x 2 jetons = 6 jetons en tout selon que vous regardez votre rectangle pavé de jetons dans une direction ou l’autre. L’opération paraît honnêtement commutative.
    Eh bien, pour les élèves, ce n’est pas certain.
    Deux souvenirs : une étude de Janine Rogalski sur le décompte des sucres dans une boîte, elle nous avait dit que naïvement elle pensait que les élèves allaient faire des multiplications du nombre de sucres en longueur et en largeur, et se persuader qu’on trouvait le même résultat … pas du tout : comme ils comptaient en spirale, c’était inaccessible.
    Autre souvenir dans une classe de Sixième sur l’aire du rectangle, je pensais moi aussi naïvement que la commutativité de la multiplication (de la longueur par la largeur pour trouver l’aire) allait de soi ; mais pas du tout pour certains, jusqu’au moment où une élève énervée brandit son cahier à bout de bras, le tourne et dit « mon cahier comme ci ou comme ça, c’est bien le même cahier, non ? » ; l’observation des regards des autres élèves m’a fait comprendre que certains n’en étaient pas là.
    J’ai pensé alors à des problèmes de maturité de perception qui ont été étudiés par Liliane Lurçat, (très peu diffusés) elle en situe la résolution à un âge bien plus précoce que les 11 ans des élèves de sixième ; j’ai pensé aussi à la possibilité d’un astigmatisme non décelé qui trouble la perception des grandeurs relatives selon l’orientation, et par conséquent interdit la conceptualisation de la stabilité et de la rigidité des corps solides.
    Rudolf Bkouche insiste sur l’importance de cette notion, avec raison, non seulement pour les fondements de la géométrie, mais aussi pour les propriétés des opérations, on le voit ici.

    1. Votre argument avec les sesterces est faux. Le fait qu’acheter 2 objets à 3 euros ne donne pas le même gain (en terme de fonction d’utilité économétrique) qu’acheter 3 objets à 2 euros, n’a rien à voir avec la multiplication et sa commutativité.

      Si vous faites une petite analyse dimensionnelle, vous verrez que multiplier une grandeur sans dimension par un prix donnera un prix, pas un nombre d’objets. La commutativité est dans le fait que le prix est le même dans les deux cas : le nombre final d’objets achetés est indépendant du sens de la multiplication et de sa commutativité.

      Si vous avez fait cette erreur, c’est que vous avez mélangé ce qui relève des généralités (la commutativité) avec des spécificités du problème (l’analyse dimensionnelle en l’occurrence).

      On a un peu la même chose concernant votre exemple avec le rectangle : les élèves n’y arrivent pas parce qu’ils ont du mal à voir que la surface d’un rectangle est invariante par rotation, ce que la phrase de votre élève (qui avait compris) montre bien.

      Pourtant, ils n’auraient pas eu ce genre de problème si on leur avait demandé de comparer 3*5 avec 5*3 (ou tout autre multiplication dans le genre pour des élèves qui connaissent les tables), ou 54*3 et 3*54 (pour les élèves qui ont appris la multiplication en colonne).

      C’est le problème d’un apprentissage qui demande à l’élève d’abstraire des généralités à partir de problèmes concrets : les confusions entre ce qui tient des généralités (ici les propriétés des opérations utilisées) et des données concrètes de la situation (le nombre d’objets acheté au final/l’aire du rectangle). On se retrouve soit avec des généralisations abusive, soit avec une non-abstraction des propriétés fondamentales (ici, la commutativité).

      Et c’est sans compter que les situations concrètes ont souvent une charge cognitive (c’est un terme technique : ne pas le prendre au pied de la lettre) pas négligeable.

      Les recherches sur le transfert d’apprentissage ont clairement montré qu’il valait mieux introduire une première phase d’apprentissage purement abstraite, suivie par des exemples ou l’application dans des situations concrètes les plus variés possibles.

      Dans ces conditions, il est parfaitement possible d’apprendre la commutativité une fois l’algorithme en colonne appris, voire une fois les tables apprises. Il suffit juste de donner quelques exemples purement numériques, sans recours à des situations concrètes qui impliquent des unités (comme l’aire d’un rectangle).

      1. A Mewtow,

        Le terme de commutativité s’applique à une loi interne. Un nombre abstrait (un scalaire dans le contexte vectoriel) agissant sur une grandeur agit de manière externe sauf si la grandeur considérée est celle des nombres abstraits eux-mêmes.

        Les nombres abstraits constituent eux même une grandeur. Leur maîtrise se fait progressivement et en liaison avec des grandeurs plus variées dans ce que nous proposons.

        Il faut cesser d’opposer l’apprentissage des grandeurs avec celui des nombres dits abstraits.

        Trouvez-vous réellement que l’usage des grandeurs ce soit plus « concret »? Ce n’est pas parce que l’on utilise la terminologie utile nombres abstraits/nombres concrets qu’il faut se laisser abuser par cette terminologie et créer une fausse opposition.

        Un texte à ce propos:

        Cliquer pour accéder à rb-abstrait_vs_concret.pdf

        L’approche que nous voulons réhabiliter repose sur un lien étroit avec l’intuition (et sur le développement de cette intuition) voilà un des points essentiels et c’est ce qui guide nos choix.

        Revenons à cette fameuse « commutativité », dans le cas des nombres abstraits agissant sur un type de grandeur différent appelons-la pseudo-commutativité. Voilà un fait qui sera sans doute acquis progressivement au cours du primaire
        sans qu’il n’y ait besoin d’en faire un objectif prioritaire.

        Rappelons que dans les livres du début du XXème dont je parlais on ne se précipite pas (loin de là) pour donner des calculs dans lesquels le multiplicateur est supérieur au multiplicande, voire on s’en passe.

        Ce qui est important, c’est qu’à l’école primaire on apprenne les opérations de l’arithmétique élémentaire, dynamiques. Il n’est pas encore l’heure d’étudier des lois de composition, statiques.

        Bien cordialement,

        Julien Giacomoni

      2. Vous affirmez que l’apprentissage de la commutativité (et de ce que vous appelez la pseudo-commutativité) ne devrait pas être effectué en primaire. Ma réponse à bad wolf donne un contre-exemple, qui montre clairement qu’apprendre la commutativité permet de faciliter l’apprentissage de stratégies de calcul efficaces, ainsi que l’apprentissage des tables de multiplication.

        Ensuite, une opération entre une « grandeur concrète » et un « nombre abstrait » n’agit pas de manière externe :vous confondez l’ensemble auquel appartient la grandeur, et son typage (typage est à prendre dans le sens qui lui est donné par la théorie mathématique des types).

        Les grandeurs sont des entiers ou des réels comme les autres. En conséquence, attribuer une unité à un nombre ne change absolument pas l’ensemble auquel il appartient et ne change en rien le statut des opérations appliquées sur la grandeur : il y a toujours commutativité.

        L’unité va simplement imposer un type à la grandeur. C’est ce typage qui impose des restrictions sur l’usage des opérations sur la dite grandeur, restrictions qui influencent fortement le choix des opérateurs appliqués en situation de résolution de problème (et notamment lors de l’usage de méthodes faibles).

        Ainsi, faire la différence entre nombres entiers, réels, etc ; et leur utilisation dans des situations dans lesquelles ces nombres sont typés, est primordiale. C’est pour cela que je recommande de séparer apprentissage du calcul et apprentissage de la résolution de problèmes mathématiques : l’apprentissage de la résolution de problème fait intervenir des subtilités sémantiques totalement décorrélées des propriétés calculatoires.

        Vous remarquerez d’ailleurs que je ne fais pas la différence entre nombres abstraits et concrets, mais entre problèmes qui utilisent des grandeurs que je qualifie de concrètes et grandeurs soit-disant abstraites.

        Quand à votre approche basée sur l’intuition et son développement, je doute fort que cela soit une bonne idée. On a une grande quantité de travaux sur le changement conceptuel, qui montre que les connaissances intuitives des élèves sont souvent un obstacle pour de nombreux apprentissages. Vous n’imaginez pas le nombre de travaux qui portent sur les connaissances naïves et sur les conceptions des élèves. Ayant eu connaissances de certaines de ces travaux (et les ayant appliqués dans certains de mes cours), je peux vous avouer qu’il y a de quoi fortement relativiser votre approche.

      3. Il y a beaucoup de confusions et d’incohérences dans votre message.

        Un scalaire et un vecteur est-ce la même chose?

        A propos des grandeurs je vous conseille:
        The Mathematics of Physical Quantities: Part II: Quantity Structures and Dimensional Analysis par Hassler Whitney.

        Séparer l’apprentissage du calcul et la résolution de problèmes, c’est comme apprendre à nager sur un tabouret.

        Balayer la méthode intuitive de Ferdinand Buisson d’un revers de main ne manque pas d’audace. Remarquez, c’est exactement ce qui s’est produit avec les mathématiques modernes, avec le succès que l’on sait.

        Bien cordialement.

      4. Rudolf Bkouche vous aurait posé la question:
        « Un segment de droite, une longueur et un nombre, est-ce la même
        chose ? »

        Je poursuis. Dans votre discours vous confondez une grandeur et sa
        mesure. Si on traduit vous nous dites qu’il suffit pour travailler sur
        une droite vectorielle de travailler sur le corps des scalaires et
        ensuite de multiplier par un vecteur unité (pour parler avec un
        vocabulaire vectoriel).

        L’idée des mathématiques modernes était de supprimer l’usage des
        grandeurs. Voilà que vous les utilisez mais totalement à la marge.

        Ce que nous expliquons, c’est le gain (en termes d’intuition mais aussi
        en termes théoriques) qu’il y a à travailler avec des grandeurs et pas
        uniquement avec leurs mesures.

        Et encore nous n’avons pas discuté d’aires ou de volumes, ni de
        produits tensoriels.

        Lors de l’arrivée des mathématiques modernes les instituteurs
        n’auraient pas pu répliquer comme nous le faisons aujourd’hui, et
        Whitney est arrivé un peu tard avec son article (1968). Ceci dit il y
        avait eu une pétition en 1962 avec de grands noms qui aurait pu mettre
        « la puce à l’oreille ».
        http://michel.delord.free.fr/kline62.html

        Bien cordialement.

      5. Réponse à Julien Giaconomi :

        L’article « The Mathematics of Physical Quantities: Part II: Quantity Structures and Dimensional Analysis par Hassler Whitney. », que vous m’avez conseillé de lire, n’est qu’une formalisation mathématique des règles de gestion des unités (l’analyse dimensionnelle), règles qui sont la base de mon argumentaire.

        Ce qui est intéressant, c’est que cet article introduit une algèbre des grandeurs, différente de l’algèbre sur les entiers. Cela semble clairement confirmer ma position : manipuler des grandeurs demande de :

        – savoir calculer avec ce que vous appelez des nombres abstraits ;
        – et savoir utiliser l’algèbre des grandeurs.

        De mon point de vue, ces deux compétences sont différentes et devraient être apprises séparément.

        De plus, dans cette algèbre, la multiplication est une loi interne, ce qui confirme ce que je disais dans mon précédent message : il y a bien commutativité avec les grandeurs, et non pseudo-commutativité comme vous l’avez affirmé.

        Ensuite, il est évident qu’une mesure n’est pas la grandeur, et qu’un scalaire n’est pas un réel. Mais je ne vois pas en quoi cela nous concerne dans cette présente discussion, et je serais bien en mal de voir la moindre conséquence pratique dans le cadre de l’apprentissage de la résolution de problème en primaire.

        Il faut bien remarquer que les problèmes posés aux élèves en primaire ne demandent pas de manipuler directement la grandeur elle-même, mais demandent de déduire la mesure du résultat, à savoir sa valeur et son unité. La résolution de ces exercices nécessite juste une connaissances les règles de calcul sur les nombres, ainsi que la connaissance des règles de calcul et de conversion des unités : pas besoin de savoir manipuler ce que vous appelez des grandeurs, ce qui est généralement hors de portée des élèves de cet age.

        La manipulation des grandeurs elles-mêmes ne vient qu’avec le calcul algébrique, et plus tard dans la scolarité avec le calcul vectoriel et tensoriel.

      6. Cher Mewtow,

        Je ne vous connais pas et nous sommes déjà vieux amis. La magie du net.

        Définition 4B de l’article de Whitney, on y parle de ce qu’il nomme un rayon, plus loin un bi-rayon. R opère à ce stade de manière externe (sauf cas déjà mentionné).

        Cela suffit pour un début de CP à mon goût. Comme vous le soulignez avec
        malice il est question d’école.

        La notion de grandeur est bien antérieure au calcul algébrique. Et le
        calcul algébrique est né de la considération des grandeurs.

        Lorsqu’on écrit en CP (par exemple pour répondre à la question « Pierre
        et Paul ont mangé 3 cerises chacun, combien en ont-il mangé en tout? »):

        2 * 3 cerises on comprend: 3 cerises + 3 cerises et on écrit =6 cerises.

        Voilà. Sur le plan des idées on pense à la grandeur 3 cerises, on
        utilise la multiplication en comprenant très bien ce que l’on écrit, on
        utilise le nombre 2 comme multiplicateur et on fait un petit pas en
        direction de 2*3=6.

        Vous semblez confondre l’ordre logique et l’enseignement élémentaire. De la même manière que faire des mathématiques ne se réduit pas à débiter un discours mathématique, enseigner les mathématiques ne se réduit pas à cela.

        Nous ne sommes pas en train de programmer un logiciel.

        Vous voulez d’emblée de la distinction à propos de notions qui demandent
        à être distinguées et clarifiées peu à peu. Bien entendu il y a un fond
        théorique précis sous-jacent et la difficulté est bien de faire passer
        les idées essentielles de la théorie (même seulement en germes), de ne pas s’opposer à l’intuition mais de la guider et la développer en accord avec la théorie, tout ceci ne se fera pas à l’aide d’un simple discours logique et
        formel.

        Là où nous parlons de synergie des différents apprentissages vous semblez ne voir que des oppositions.

        Bien cordialement.

        PS: Il y a même un moment où guidé par son intuition on parvient à sortir du cadre de la théorie et à devenir créateur. Avez-vous lu la citation de Hadamard dans le texte de la pétition? « The object of mathematical rigor
        is to sanction and legitimize the conquests of intuition, and there never was any other object for it. »
        Il faut lire aussi ce qui est dit autour de cette citation. Je rappelle qu’un mathématicien comme André Weil a signé.

        http://michel.delord.free.fr/kline62.html

    2. Question naïve : pourquoi affirmer : « Tout d’abord il vaut mieux ne pas parler de commutativité à l’école primaire ; que le maître y pense, certes, mais évitez le mot. » ?

      Nommer les notions aide à les comprendre et à les assimiler. Il me semble que cela constituera une aide pour les élèves en réussite même si cela ne résoudra certainement pas les problèmes de ceux qui sont en difficulté.

      1. La question est de parler de commutativité au moment pertinent.

        Sinon en ce qui concerne votre phrase:
        « Nommer les notions aide à les comprendre et à les assimiler. », je ne peux qu’être d’accord et en particulier à propos de la multiplication.

        Bien cordialement.

      2. « La question est de parler de commutativité au moment pertinent. »

        Oui, bien entendu, ce qui laisse la difficulté entière. Je me demande donc pourquoi la contributrice Isabelle Voltaire renvoyait la commutativité hors de l’école primaire – choix sur lequel je n’ai pas de lumière particulière, mais qui m’a saisi, en partie par la manière lapidaire dont il était présenté.

  2. Cher Rémi Brissiaud

    A l’acte 5 scène 5 , vous commentez aimablement mon texte « Vaccination contre le PISA -Choc » et dans ce commentaire vous me reprochez plusieurs fois de « simplifier ».
    Ce à quoi je réponds que , effectivement « je simplifie » mais que je pense avoir de bonnes raisons conjoncturelles ou non , de le faire.
    Elles sont exposées dans la « Brève de compteur N° 3 » intitulée « Nécessité absolue des simplifications »

    Cliquer pour accéder à bloglc-bdc03.pdf

    Michel Delord

  3. à Mewtow
    Je ne comprends pas cette phrase
    « La manipulation des grandeurs elles-mêmes ne vient qu’avec le calcul algébrique, et plus tard dans la scolarité avec le calcul vectoriel et tensoriel. »

    La notion de grandeur est fondamentale et, même si cela n’est pas facile, il faut la distinguer de la notion de mesure, sinon c’est la confusion. Et cette distinction doit apparaître dès l’école élémentaire.
    La notion de grandeur est bien antérieure au calcul algébrique, et le calcul algébrique est autant un calcul sur les nombres que sur les grandeurs (cf. Viète). Si, dans l’enseignement, on ne pense pas grandeurs, le calcul algébrique devient vite une simple manipulation de lettres et perd tout intérêt. C’est parce qu’on a travaillé sur des lettres représentant des grandeurs ou des nombres que l’on prend conscience de l’autonomie du calcul littéral.
    Sans oublier que c’est la notion de grandeur qui permet de comprendre le lien entre la physique et les mathématiques.

    1. Vous dites que « La notion de grandeur est fondamentale et, même si cela n’est pas facile, il faut la distinguer de la notion de mesure, sinon c’est la confusion ». Je suis parfaitement d’accord, et je ne vois pas en quoi cela va à l’encontre de ce que je dis. Je suis parfaitement d’accord pour enseigner dès le primaire la distinction entre grandeurs et mesures de grandeurs.

      Mon propos est qu’en plus de cette distinction, il y a une autre distinction à prendre en compte : il faut distinguer « nombres » et « résultats de mesures ». Ces mesures de grandeurs sont légèrement différentes des nombres abstraits du point de vue de la résolution de problèmes (l’exemple de l’aire du rectangle dans ma réponse à Michel Delord montre qu’une utilisation naïve des connaissances sur la multiplication peut poser des problèmes à certaines élèves) : j’en conclus qu’il faudrait apprendre à calculer sur des nombres avant d’appliquer ces connaissances en calcul sur des grandeurs.

      D’ailleurs, vous remarquerez que la version des programmes d’Eduscol sépare les « Éléments de connaissances et de compétences pour les Nombres et le calcul », des « Éléments de connaissances et de compétences pour les Grandeurs et la mesure ». Ça ne doit pas être un hasard…

      1. Il faut apprendre à calculer avec les nombres et avec les grandeurs en même temps, d’autant que le calcul sur les grandeurs porte souvent sur des mesures de grandeurs. Les deux sont complémentaires et cette complémentarité doit apparaître dans l’enseignement élémentaire.
        Mais ce que je critiquais, c’était votre renvoi des grandeurs au calcul algébrique. Je ne comprends pas ce que cela signifie.

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