A propos de l’évaluation TIMSS et du débat sur le niveau en calcul

Capture The solutionEn février-mars 2014, je m’étais lancé (et j’avais tenu jusqu’au bout…) dans une très aventureuse série de billets de blog mettant en scène le débat sur le niveau des élèves de primaire en mathématiques, à partir de précédents échanges sur mon blog. Ce débat, comme tous les débats liés à l’éducation, ressurgit à l’occasion de la publication de l’enquête TIMSS. Pour celles et ceux que cela intéresse, voici le récapitulatif que j’en faisais… ainsi, ce qui est plus important, les liens sur les différents billets de la série. L.C.

[février-mars 2014] [Récapitulatif du blogueur.  Ces échanges, partiels, momentanés, confinés à un espace médiatiquement modeste, représentent une heureuse exception. Il est extraordinairement difficile, dans l’éducation nationale, de débattre du moindre point d’organisation ou de méthodologie scolaire en dehors des dialogues de sourds où chaque argument n’est pas jugé en lui-même mais par rapport à sa provenance: ami, ennemi, ami de mes ennemis, ennemi de mes amis…? N’en concluons pas pour autant, selon un cliché convenu et pas toujours innocent, qu’il faut jeter « l’idéologie» à la rivière pour se livrer à une science prétendue impartiale. « L’idéologie», comme la « pensée unique», sont des expressions qui servent à désigner les idées des autres. Et «la» science, surtout dans un domaine aussi complexe que l’éducation, est tout ce qu’on veut sauf unanime et neutre. Mais sur des sujets délimités, dans le cadre de valeurs partagées, au sein d’une même institution et d’une communauté professionnelle s’inscrivant dans sa logique, la confrontation d’arguments rationnels est une nécessité. A travers cette série d’échanges, on voit néanmoins émerger ou réapparaître une réalité aussi embarrassante pour les protagonistes eux-mêmes, qui aimeraient emporter les convictions, que pour les politiques toujours à l’affût, ce qui est bien compréhensible, de la «décision claire et efficace»: le consensus souhaité, rassurant, soulageant, se dérobe sans cesse. Qu’il s’agisse de la lecture – un débat en train de revenir au premier plan – ou comme ici du calcul, la recherche de la bonne façon de faire, rationnellement étayée et loyalement évaluée, reste un chantier à peine ébauché. Et il est fort possible qu’un pluralisme des approches et des pratiques soit la seule solution. Encore faudrait-il que toutes les écoles de pensée en présence acceptent de jouer le jeu de la confrontation méthodique au lieu de se reposer sur la communication, le lobbying et l’argument d’autorité. Ce n’est pas encore le cas. C’est aussi le rôle des médias, grands ou petits, de les y inciter… L.C.]

 The end

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (6/6)

Capture murder

Nous voici au sixième et dernier acte de ce débat théâtralisé consacré aux premières approches du calcul, en maternelle et au CP. Débat bien réel, puisque dans cette série, les commentaires précédemment laissés sur ce blog par des lecteurs (au point d’en faire un véritable fil de discussion) remontent au premier plan pour fournir la matière des billets.

Débat d’experts? Débat abscons? Oui et non. Oui, car ces échanges, sur des sujets qui terrorisent les littéraires, ne sont «parlants» que pour des professionnels motivés. Non, car ils n’exigent tout de même pas d’avoir fait Polytechnique, portent sur les débuts de la scolarité et s’imposent au moment où les programmes sont remis en chantier.

Une fois le rideau tombé, une nouvelle étape de mise en scène serait encore nécessaire d’un point de vue de technique journalistique: reprendre l’ensemble de ces échanges encore bruts et en travailler un «digest» facilement accessible. J’espère avoir le temps de le réaliser.

Cet acte commence par un texte de Rémi Brissiaud auquel celui-ci accorde une valeur importante dans le débat sur les futurs nouveaux programmes. C’est un thème sur lequel il est «monté au créneau» ces dernières semaines, notamment par des contributions au Café pédagogique, où il ferraille avec les tenants de l’«evidence based education», la tendance à succès du moment qui prétend simplifier les décisions de politique éducative.

Ici, évidemment, ce chercheur a des contradicteurs… qu’il contredit à son tour, etc. Le «dernier mot» sera donc le résultat d’une coupure arbitraire. D’autant que certains ont déjà repris le débat en commentant à nouveau chacun des actes de cette série, qu’il est toujours possible, en cliquant ici, de prendre à partir du début.

Le rideau bouge. Place aux arguments.

Luc Cédelle

 

Acte 6

Où l’on accourt pour se quereller aimablement sur l’usage cardinal et l’usage ordinal des nombres

Captain Marvel3

Acte 6. Scène 1. Rémi Brissiaud à tous

À Michel Delord et à bien d’autres, j’espère…

[Rappel du blogueur : Michel Delord ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, a été à l’origine de la création du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes), dont il n’est plus membre. Rémi Brissiaud est chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels. Depuis le début de ce fil de discussion, Michel Delord et Rémi Brissiaud en sont les contributeurs les plus opiniâtres.]

J’avais survolé votre texte il y a quelques mois et il m’avait laissé dubitatif parce que vous y mélangiez des propos concernant l’articulation entre les notions de nombre cardinal et de nombre ordinal avec d’autres qui concernaient vos rapports avec le GRIP. J’aimerais que cet écrit n’apparaisse partisan dans aucune polémique et je m’intéresserai seulement à cette question qui concerne les apprentissages numériques à l’école : quel usage des mots «nombre », « cardinal » et « ordinal » faut-il recommander aux chercheurs et aux enseignants ?

Il est d’autant plus important de répondre à cette question que, comme nous allons le voir, cela éclaire les enjeux d’un débat qui se joue actuellement dans la commission de rédaction des futurs programmes pour l’école maternelle : faut-il redonner aux enseignants de Grande Section la liberté de n’aborder que les 10 premiers nombres à l’école maternelle ?

Le nombre est nombre, indistinctement cardinal et ordinal
Vous dites que le nombre à l’école primaire est à la fois cardinal et ordinal. Il me semble qu’il faut être plus précis : il est indistinctement cardinal et ordinal. En effet, cette nuance a des conséquences importantes. Pour les lecteurs non mathématiciens, il faut signaler qu’il s’agit là d’une vérité mathématique : à l’école les nombres sont finis ; or, c’est seulement lorsqu’on s’intéresse à des ensembles infinis qu’on arrive à dénicher des ordinaux qui ne sont pas des cardinaux. Lorsqu’on reste dans les ensembles finis, donc, le nombre est nombre, indistinctement cardinal et ordinal. Parler de « nombre cardinal » ou de « nombre ordinal » n’apporte aucune information de plus que lorsqu’on parle de « nombre » et, donc, l’emploi de ce mot « nombre », sans aucun qualificatif, est préférable parce que dans une démarche de théorisation, il vaut mieux s’abstenir d’utiliser des mots qui ne servent à rien.

En revanche, les nombres ont deux grands usages : la mesure des grandeurs (les collections seront considérées ici comme des grandeurs) et la représentation des rangs. Souvent, on parle d’usage cardinal du nombre lorsqu’il sert à mesurer des grandeurs et d’usage ordinal lorsqu’il sert à repérer un rang. On comprend bien ce que signifient ces deux expressions : usage cardinal et usage ordinal des nombres. Dans cet emploi, les mots « cardinal » et « ordinal » permettent de référer à deux entités bien distinctes : les contextes correspondants, et on ne peut guère s’en passer.

D’un point de vue pédagogique ou didactique, les grandeurs (usage cardinal) et les rangs (usage ordinal) doivent-ils être mis sur le même plan ? La réponse est assurément non, pour une raison bien simple : alors qu’il n’y a pas de mesure des grandeurs efficace sans nombres, le repérage des rangs peut se faire dans la plupart des contextes à l’aide de simples numéros, c’est-à-dire avec des entités qui ont bien moins de propriétés que les nombres. Et c’est là que s’introduit un troisième concept, indispensable, et qui doit être distingué des deux autres : celui de numérotation.

La numérotation suffit la plupart du temps pour repérer les rangs
Souvent, on comprend mieux les choses quand on change de système de notation parce que cela permet de prendre conscience de ce qui dépend des symboles employés et ce qui est intrinsèque aux concepts. Les symboles utilisés pour numéroter les éléments d’une liste peuvent être divers et ils dépendent évidemment de la taille de l’ensemble correspondant : système utilisé dans les hôtels (chambres 101, 102…, 201, 202…), lettres de l’alphabet munies de l’ordre alphabétique, etc. Les lettres conviennent particulièrement bien pour les ensembles de petite taille, elles sont d’ailleurs d’un usage courant. On les trouve par exemple dans les théâtres, quand, dans chaque rangée, les fauteuils sont numérotés : A, B, C…

Un numéro n’est pas un nombre parce qu’il est clair qu’un numéro ne véhicule pas nécessairement l’idée de la pluralité correspondant à l’ensemble des numéros jusqu’à lui : lorsqu’on a la chambre d’hôtel « 407 », par exemple, on ne sait pas combien il y a de chambres jusqu’à la nôtre mais cela ne gêne en rien. Même dans les contextes où tous les numéros sont alignés dans l’ordre, comme celui d’un théâtre dont les sièges sont numérotés avec des lettres, les numéros n’ont pas les propriétés des nombres : sachant que « j’ai le siège R », par exemple, je n’ai nullement besoin de penser à la pluralité correspondante pour retrouver mon siège. Nous sommes d’ailleurs complètement incapables de répondre de manière précise à la question : « C’est combien R ? ». Pour répondre, il faudrait définir R à l’aide d’un rang plus petit qui sert de repère, le rang correspondant à 10, par exemple. Or, nous ne disposons pas d’un tel repère. Peu importe d’ailleurs, parce que cela ne nous empêche nullement de retrouver notre siège. Les numéros n’ont pas les propriétés des nombres mais ils remplissent plutôt bien leur rôle.

La numérotation ne conduit pas au nombre
Il faut l’affirmer : il est impossible de passer des numéros aux nombres sans transiter par un contexte cardinal parce que l’intelligence des nombres résulte de la maîtrise des relations construites à partir des actions d’ajout et de retrait dans un contexte cardinal. Pour en prendre conscience, il suffit d’imaginer que dans la situation des sièges de théâtre, on décide de remplacer les lettres par les écritures chiffrées habituelles. Quelles conséquences cela a-t-il ? En remplaçant la lettre R par l’écriture chiffrée 18, on ne fait pas que remplacer un système de numérotation quelconque par un autre, parce que le système des écritures chiffrés est un système numérique, c’est-à-dire un système de numérotation « extra-ordinaire » qui est bien plus informatif qu’un système de numérotation « ordinaire » : quand on est passé devant le siège 6, par exemple, on était au tiers du chemin vers le 18 ; quand on est passé devant le siège 9, on était à mi-chemin ; quand on est passé devant le siège 10, on était à 8 rangs de celui visé ; quand on est passé devant le siège 15, on en était à 3 rangs, etc. On aurait été incapable d’accéder à de telles connaissances avec les numéros que sont les lettres F (6), I (9), J(10) et O (15) respectivement. En remplaçant un système de numérotation quelconque par un autre qui, lui, est numérique, on récupère toutes les connaissances numériques que ce dernier véhicule.

Or, on n’a jamais vu quiconque acquérir l’intelligence des nombres, c’est-à-dire la connaissance de telles relations, en apprenant à maîtriser, au sein d’un système de numérotation, les relations entre chaque élément et son successeur, le successeur de son successeur, etc. Il y a de bonnes raisons pour cela : la commutativité, par exemple, signifie dans un contexte ordinal que le xème élément après le yème est aussi le yème après le xème. Il existe de nombreux contextes cardinaux dans lesquels la commutativité est presque évidente : lorsqu’on réunit une équipe de garçons et une équipe de filles, a-t-on ajouté les filles aux garçons ou les garçons aux filles ? Appliquée aux rangs, la commutativité n’est jamais évidente. Il faut se l’approprier dans un contexte cardinal avant d’être convaincu que, dans un contexte ordinal, ça marche encore. Ainsi, le nombre est nombre avant d’être utilisé dans un contexte ordinal et il se construit nécessairement dans un contexte cardinal.

La numérotation permet de réussir sans mobiliser les « vrais nombres »
De tout temps aux États-Unis et depuis 1986 en France, une file des écritures chiffrées est affichée dans pratiquement toutes les classes de GS, de CP et de CE1. Elle est souvent au-dessus du tableau. Or, on dispose de nombreuses preuves du fait que cette file fonctionne comme une file numérotée dans la tête des enfants : lorsqu’on demande à un enfant de montrer 18, par exemple, il montre la case 18, c’est-à-dire le numéro. Il ne pense pas aux pluralités que constitueraient 18 pommes, 18 chaises, 18 pigeons…, ni même, souvent, à la pluralité que constituent les 18 premières cases.

Et dans presque toutes les méthodes de CP, cette file numérotée est utilisée afin que les élèves apprennent à donner le résultat d’une addition quelconque : 18 + 3 = …, par exemple. Pour prendre conscience de ce que les élèves apprennent et de ce qu’ils n’apprennent pas avec les leçons correspondantes, il est intéressant de poursuivre notre simulation en imaginant que le matériel utilisé est une file numérotée avec les lettres de l’alphabet, et qu’il s’agit de calculer R + C = …, c’est-à-dire l’écriture qui correspond à 18 + 3 = … dans notre simulation. En effet, cette situation d’usage d’une file numérotée avec des lettres est celle d’un élève qui, face aux écritures chiffrées, ne connaît aucune des relations numériques évoquées précédemment (18, c’est 2 fois 9, c’est 10 plus 8, c’est 15 + 3, etc.). Les élèves qu’on qualifie souvent de « fragiles » sont, devant la file des écritures chiffrées, comme nous sommes devant la suite des sièges d’un théâtre.

Décrivons ainsi cette leçon sur l’addition, sachant, évidemment, que dans la réalité de la classe, les numéros sont donnés sous forme chiffrée. Pour compléter R + C =…, l’enseignant demande aux élèves de mettre le doigt sur la case R (ce sera la case de départ) et il continue ainsi : « Avec le doigt, on part de la case R et on va se déplacer de C cases vers la droite. Il faut dire A au-dessus de la case suivante (la case S), dire B au-dessus de la suivante (la case T) et enfin C au-dessus de la suivante (la case U) ». Les élèves ont alors le doigt sur la case U, celle d’arrivée. L’enseignant dit aux élèves que c’est le résultat cherché et il leur demande de compléter l’égalité avec ce qui est écrit dans cette case : R + C = U. Plusieurs exemples sont traités et ça y est, les élèves savent ce qu’il faut faire pour compléter une « addition ».

Le mot « addition » vient d’être mis entre guillemets parce que, malheureusement, même si cette égalité ressemble à une addition, il est probable que l’idée d’ajout aura été totalement absente de la tête de nombreux élèves. Par ailleurs, dans la réalité de la classe, cette leçon aura conduit les élèves à écrire : 18 + 3 = 21 (21 correspond à U, évidemment) mais, de même que l’évocation des « vrais nombres » correspondants à R et U, n’est d’aucune façon nécessaire pour compléter R + C =…, l’évocation des « vrais nombres » correspondants à 18 et 21, est superflue pour compléter de cette manière : 18 + 3 = …

Suite à une telle leçon, les élèves deviennent capables de donner les bonnes réponses en utilisant la « recette » qu’on leur a montrée (repérer la case de départ, etc.), recette qui porte sur des numéros, alors que dans leur tête, ils ne mettent pas en relation des pluralités (des « vrais nombres »), ils ne calculent pas. Le plus grave est que, comme ils donnent les bonnes réponses, personne ne s’inquiète du fait qu’ils ne maîtrisent pas les relations numériques nécessaires (18, c’est 2 fois 9, c’est 10 plus 8, c’est 15 + 3, etc.) Personne : ni l’enseignant, ni les parents, ni les enfants eux-mêmes évidemment.

La suite est connue : les élèves donnent les bonnes réponses mais ils ne progressent pas comme ils devraient ; comme ils ne mettent pas en relation des pluralités, ils ne mémorisent pas les relations correspondantes, ils ne mémorisent pas les résultats d’additions élémentaires et restent prisonniers de la numérotation. Ce sont, comme disait Henri Canac, des « élèves mal débutés » qui ne mémorisent pas les résultats d’additions élémentaires. La plupart du temps, cependant, c’est l’étiquette d’ « élèves peu doués », voire « dyscalculiques » qui, vers le CE2, leur est apposée.

La numérotation « empêche de penser, de calculer »
Les pédagogues qui se sont le mieux exprimés concernant la numérotation sont certainement les époux Fareng, en 1966 (ils étaient conseillers pédagogiques d’une des grandes inspectrices générales des écoles maternelles, Madame Herbinière-Lebert). Ils écrivaient :
« … cette façon empirique fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer ».

Cette citation est remarquable parce que dans le même temps qu’elle souligne les progrès à court terme que permet la numérotation, elle en note les limites concernant les progrès à long terme. Je pense avoir montré dans mon dernier petit ouvrage que tous les faits empiriques concordent : qu’on fasse appel aux résultats d’enquêtes en sociologie de l’éducation, à l’histoire des discours et des pratiques scolaires, à la psychologie des apprentissages numériques, à la psychologie clinique, à la psychologie interculturelle, dans tous les cas, les résultats disponibles concordent avec la thèse d’un effet délétère à long terme de l’enseignement de la numérotation.

Après 1986, date des premières instructions officielles concernant l’école maternelle qui recommandent d’apprendre la suite des noms de nombres comme une suite de numéros, l’usage de la numérotation s’est rapidement généralisé à l’école maternelle. Les progrès à court terme que la numérotation permet, expliquent ce phénomène : il est difficile aux enseignants de résister à ce qui apparaît comme des succès pédagogiques à portée de main.

Il faut aujourd’hui permettre aux enseignants de différencier l’enseignement de la numérotation de l’enseignement des nombres. Il est facile d’enseigner la numérotation jusqu’à 30 et même au-delà à l’école maternelle. Il est difficile d’enseigner les nombres jusqu’à 10 à l’école maternelle. Un enjeu crucial de l’élaboration des prochains programmes sera d’obtenir qu’ils spécifient explicitement que les enseignants ont dorénavant la liberté de n’aborder que les 10 premiers nombres à l’école maternelle, lorsqu’ils font le choix d’enseigner les nombres et pas seulement les numéros. Il faut dire explicitement aux enseignants qu’ils ont la possibilité de renouer avec la culture pédagogique qui, vers 1950, était celle de l’« Éducation nouvelle » avec des personnalités comme Gaston Mialaret, Henri Canac, etc.

PS1 : On trouve dans mon dernier ouvrage une sorte d’autocritique : en 1989, je mettais en garde contre l’emploi d’une file numérotée mais j’essayais également d’en aménager l’usage pour le sauver (repère 10, curseur qui sépare les cases plutôt que les entourer…). Aujourd’hui je considère que les procédés précédents sont vains.

PS2 : En mathématiques, numéroter un ensemble, c’est le munir d’une structure de « bon ordre ». En fait, le même contenu que celui abordé dans ce texte, se trouve, en plus matheux (je parle de morphisme !) mais avec certaines formulations moins précises (on s’améliore !) dans un compte-rendu de mon intervention au séminaire national de didactique des mathématiques de mars 2013 (bientôt sur le site de l’ARDM).

PS3 : Le concept de « numérotation » n’émerge pas dans la littérature scientifique internationale parce que le mot « numéro » n’a pas d’équivalent en anglais (number signifie à la fois nombre et numéro). Il faut profiter de la chance que nous offre la précision de notre langue.

Rédigé par : Brissiaud Rémi | le 17 mars 2014 à 12:36 |

 

Acte 6. Scène 2. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, spécialiste de l’épistémologie et de l’histoire des mathématiques. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

Monsieur Brissiaud,

Sous prétexte de mettre de l’ordre, vous mélangez beaucoup de choses. En distinguant avec raison le nombre et le numéro, vous oubliez que pour dénombrer on compte, que dans la comptine qui accompagne le comptage, les nombres ne sont pas des numéros, mais des nombres. Je parle de compter des objets en utilisant la comptine, non de réciter la comptine pour elle-même.
D’accord avec vous pour dire que réciter la comptine indépendamment du comptage n’est pas compter, mais vous oublier le rôle de la comptine dans l’acte de compter.
Je comprends qu’on veuille mettre de l’ordre dans ces connaissances, mais la mise en ordre n’est pas une simple formalité, c’est un approfondissement des connaissances. Ce qui vous dérange c’est l’aspect empirique du comptage dans lequel se mêlent diverses opérations. Mais peut-on éviter ces aspects empiriques.
Quant à la distinction cardinal/ordinal, elle commence bien avant l’étude de l’infini et de la théorie des ensembles, mais c’est peut-être d’abord une distinction langagière qui relève de la grammaire.
Par contre, quand on compte, les deux notions s’entremêlent, mais peut-on faire autrement. Avant de parler de l’ensemble des nombres, notion née à la fin du XIXème siècle, on parlait de la suite des nombres, ce qui mélange cardinal et ordinal. Est-ce grave ?
Ce qui vous reste de la réforme des mathématiques modernes, c’est de penser que pour apprendre et pour comprendre, il faut connaître les fondements de ce qu’on apprend ; non seulement une erreur pédagogique, mais une erreur épistémologique. L’activité scientifique nous apprend qu’on fonde après coup, pour mettre de l’ordre dans ses connaissances. Si on commence par fonder, on risque, comme le rappelle Bachelard, de ne jamais bâtir. Et même si cela se passe différemment dans l’enseignement, on a le même problème. Il faut prendre en compte le fait que l’apprentissage ne peut se passer des ruptures nécessaires. On peut attendre que la connaissance des nombres évolue au cours de l’apprentissage.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 17 mars 2014 à 17:04 |

 

Acte 6. Scène 3. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

Monsieur Bkouche,

Quand vous dites : « Quant à la distinction cardinal/ordinal, elle commence bien avant l’étude de l’infini et de la théorie des ensembles, mais c’est peut-être d’abord une distinction langagière qui relève de la grammaire. », vous avez raison et votre propos est très proche du mien : la distinction n’est pas mathématique, elle renvoie à deux types de situations différentes (mesure des grandeurs et représentation des rangs) mais aussi à deux façons de s’exprimer : les quatre lapins vs. le quatrième lapin ou le lapin numéro 4 (en contexte ordinal, on s’exprime d’une façon ou de l’autre).

Quand vous dites : « Ce qui vous dérange c’est l’aspect empirique du comptage dans lequel se mêlent diverses opérations. », j’avoue que je ne comprends pas. Je recommande de ne pas enseigner le comptage comme un numérotage : « le un, le deux, le trois, le quatre », mais de l’enseigner comme un dénombrement : « un ; et encore un, deux ; et encore un, trois ; et encore un quatre ». Expliquez-moi en quoi une façon de s’y prendre serait plus ou moins « empirique » que l’autre. Franchement, je ne vois pas ce que vous voulez dire.

Quand je compare les deux façons d’enseigner précédente, la seconde est, pour moi, plus explicite que la première. Êtes-vous en train de suggérer qu’il faudrait s’y prendre de la première façon, afin de créer un obstacle à la compréhension des élèves pour qu’ultérieurement ils puissent mieux surmonter cet obstacle ? Êtes-vous sûr que c’est ce que Gaston Bachelard a essayé de nous dire ?

Bien cordialement,

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 18 mars 2014 à 15:09 |

 

Acte 6. Scène 4. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

Monsieur Brissiaud,

Je ne comprends pas votre distinction entre le comptage-numérotation et le comptage dénombrement. Pour dénombrer une collection d’objets on compte, c’est-à-dire qu’on dit la suite des nombres, la comptine. Je ne vois pas comment faire autrement. Je ne propose donc ni la première façon, ni la seconde façon, une distinction qui n’a pas lieu d’être mais que l’on peut expliciter une fois que les élèves savent compter.

Bien cordialement
Rudolf

Rédigé par : rudolf bkouche | le 18 mars 2014 à 21:52 |

 

Acte 6. Scène 5. Rémi Brissaud à Rudolf Bkouche

A M. Bkouche,

Sauf que les mots réfèrent ! Quand vous prononcez un mot devant un jeune enfant en utilisant un pointage du doigt, la signification qu’il va attribuer au mot, dépend de ce que vous pointez.

Imaginez des jetons, 5 par exemple, que vous allez compter en les déplaçant du bord de la table vers son centre. Il n’y a qu’une façon de commencer : vous dites « un » en déplaçant un jeton. Pour continuer, il y a deux possibilités de coordination entre le pointage du doigt et la prononciation du mot « deux » :

– Soit vous dites « deux » dès le moment où vous posez le doigt sur le jeton, c’est-à-dire avant qu’il soit déplacé, et l’enfant comprendra que vous allez déplacer un jeton qui s’appelle « le deux ».

– Soit vous ne dites « deux » qu’après que le jeton ait été déplacé, c’est-à-dire après que la collection de deux jetons ait été formée. Et l’enfant comprendra que lorsqu’on ajoute un jeton à un autre jeton, on forme une collection de deux jetons.

Les deux mêmes possibilités existent avec les jetons suivants, évidemment. La première façon de faire correspond à ce que j’appelle l’enseignement d’un comptage-numérotage, la seconde est une tentative d’enseignement du comptage-dénombrement.

Et l’enseignement du comptage-dénombrement peut être plus explicite (i.e. « portée par le langage ») : il suffit de dire : « Un », « Et encore un, deux », « Et encore un, trois », « Et encore un, quatre », « Et encore un, cinq ». Je vous laisse imaginer ce que fait le doigt au moment où chacun des noms de nombres précédents sont prononcés.

Comme je dis aux enseignants de maternelle dans les situations de formation que j’anime : c’est un métier compliqué que vous faites.

Rédigé par : Remi Brissiaud | le 20 mars 2014 à 11:50 |

 

Acte 6. Scène 6. Catherine Huby à Rémi Brissiaud

[Note du blogueur: Catherine Huby est membre du GRIP et auteur de manuels d’apprentissage de la lecture édités par cette association. Pour la situer, elle est l’auteur du texte « Mon métier à moi, c’est maîtresse d’école », publié en billet sur ce blog . L.C.]

Je pense que M. Brissiaud veut dire qu’il ne s’agit pas de comptage au sens où nous l’entendons.
Ces enfants qui ont appris trop tôt à chantonner « undeuxtroisquatcinq… » comme naguère d’autres psalmodiaient « jevoussalumaripleinedegrace » n’ont jamais pu faire la « bascule » entre cette première chanson apprise avec peine (mon petit-fils, tout juste trois ans, en est à « un deux trois sept huit sept huit sept huit »).
Comme de plus à cette chansonnette, moins drôle que le « Un deux trois, j’irai dans les bois… » de notre enfance, on leur a ajouté la reconnaissance de signes aussi abscons pour eux que les caractères des mantras que lisent les moines tibétains pour nous, cette chanson a encore moins de sens (imaginez mon petit bonhomme qui tape sur la file numérique et dit certes un, deux, trois en montrant1, 2, 3 mais dit sept, huit, sept, huit, sept, huit en montrant 5, 6, 7, 8, 9, 10).
Enfin, comme la décomposition de ces nombres, ce que fait spontanément le tout-petit que je viens d’évoquer en dépliant ses doigts : « Moi, je veux un, et un, et un, et encore un. Je veux tout ça ! », nos élèves de six ans (et même parfois sept) en sont encore à chantonner leur « jevoussalumari » d’un nouveau genre pour savoir dire combien mon petit-fils d’à peine trois ans veut de cailloux pour lancer dans le ruisseau.

Rédigé par : Catherine Huby | le 20 mars 2014 à 08:03 |

Capture The solution

[Récapitulatif du blogueur.  Ces échanges, partiels, momentanés, confinés à un espace médiatiquement modeste, représentent une heureuse exception. Il est extraordinairement difficile, dans l’éducation nationale, de débattre du moindre point d’organisation ou de méthodologie scolaire en dehors des dialogues de sourds où chaque argument n’est pas jugé en lui-même mais par rapport à sa provenance: ami, ennemi, ami de mes ennemis, ennemi de mes amis…? N’en concluons pas pour autant, selon un cliché convenu et pas toujours innocent, qu’il faut jeter « l’idéologie» à la rivière pour se livrer à une science prétendue impartiale. « L’idéologie», comme la « pensée unique», sont des expressions qui servent à désigner les idées des autres. Et «la» science, surtout dans un domaine aussi complexe que l’éducation, est tout ce qu’on veut sauf unanime et neutre. Mais sur des sujets délimités, dans le cadre de valeurs partagées, au sein d’une même institution et d’une communauté professionnelle s’inscrivant dans sa logique, la confrontation d’arguments rationnels est une nécessité. A travers cette série d’échanges, on voit néanmoins émerger ou réapparaître une réalité aussi embarrassante pour les protagonistes eux-mêmes, qui aimeraient emporter les convictions, que pour les politiques toujours à l’affût, ce qui est bien compréhensible, de la «décision claire et efficace»: le consensus souhaité, rassurant, soulageant, se dérobe sans cesse. Qu’il s’agisse de la lecture – un débat en train de revenir au premier plan – ou comme ici du calcul, la recherche de la bonne façon de faire, rationnellement étayée et loyalement évaluée, reste un chantier à peine ébauché. Et il est fort possible qu’un pluralisme des approches et des pratiques soit la seule solution. Encore faudrait-il que toutes les écoles de pensée en présence acceptent de jouer le jeu de la confrontation méthodique au lieu de se reposer sur la communication, le lobbying et l’argument d’autorité. Ce n’est pas encore le cas. C’est aussi le rôle des médias, grands ou petits, de les y inciter… L.C.]

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (5/6)

not our faultCinquième acte, sur six, de cette aventureuse série de théâtre informatif, bâtie sur le principe du blog inversé, où les commentaires remontent au premier plan pour fournir la matière d’un billet.

Depuis l’acte 4, nous avons aussi sur ce blog traité d’une effarante actualité: celle que constitue encore la journée de retrait de l’école organisée par les « anti-genre ». Entre le théâtre d’avant-garde pour public averti et le spectacle en Eurovision, ce blog a donc de nouveau fait le grand écart. Présentons cela comme un indice de polyvalence réactive.

Depuis l’acte 4, aussi et surtout, la face de l’Education nationale a changé, puisqu’un nouveau ministre, le neuvième en dix-sept ans (soit une durée moyenne approximative de deux ans) vient d’arriver. Souhaitons-lui la bienvenue et ne perdons pas de vue que les principes élémentaires du calcul, dont l’apprentissage est le sujet de ce débat, sont, eux, restés stables.

Les participants, au fil de leur discussion depuis l’acte 1 (auquel il est possible de revenir en cliquant ici), ont abordé, en réussissant à ne pas trop s’écharper, une succession d’épineuses mais incontournables questions, dès lors qu’une refonte des programmes scolaires est mise en chantier.

Ils ont débattu et continuent de le faire sur la différence (ou l’absence de différence) entre l’addition réitérée et la multiplication. Sur l’idée que l’arbre Pisa pourrait cacher la forêt et même un loup dans la forêt. Sur la pratique actuelle du comptage en maternelle à laquelle Rémi Brissiaud prête des effets délétères.

Sur… Impossible d’être exhaustif. D’ailleurs, le compte rendu, ici mis en scène, de ces échanges n’est pas terminé. On peut choisir de les lire comme cela se présente ou dans le bon ordre, partiellement ou en entier.

Dans tous les cas, on apprendra quelque chose et dans tous les cas aussi, ce ne sera pas forcément facile à suivre. Mais la difficulté est stimulante, et les personnages sont toujours là, toujours aussi magnifiquement passionnés. Et pas du tout inventés.

Luc Cédelle

 

 Acte 5

Où réapparaît le fantôme des «maths modernes», dont les conséquences à long terme sont diversement appréciées

Walking dead

Acte 5. Scène 1. Michel Delord à tous

[Rappel du blogueur : Michel Delord ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, a été à l’origine de la création du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes), dont il n’est plus membre. Présentation plus complète dans l’Acte 1.  L.C. ]

[Note du blogueur: le commentaire original a été, ci-dessous, légèrement remanié afin de mieux le situer dans la continuité des échanges précédents]

Le fait que le primaire soit en général, et en particulier maintenant, le niveau le plus important en divers sens ne donne aucun droit particulier aux enseignants de ce niveau si ce n’est une interdiction de se tromper beaucoup plus essentielle qu’aux autres niveaux car si un élève a réussi son primaire – je ne parle pas de l’actuel – il sera beaucoup moins sensible aux erreurs de ses enseignants du secondaire. Et cette interdiction de se tromper est beaucoup plus difficile à réaliser car elle porte sur « les fondements de toutes les matières ».

Lorsque j’ai écrit, en critiquant une non-réponse du GRIP à l’un des mes textes :
[« Et l’on ne peut invoquer comme raison de cette non-réponse une difficulté théorique du texte puisque (…)   il ne parle que de nombre ordinal, nombre cardinal, comptage et calcul, adjectif numéral, adjectif cardinal et ceci à un niveau qui ne dépasse pas, en gros, le niveau d’entrée à l’EN en 1960. »], j’ai un peu minimisé l’objet de mon propos en le présentant seulement comme une réprobation devant cette non-réponse.

En effet, un de mes soucis essentiels lorsque j’écris sur les mathématiques (et aussi sur les autres matières, comme la lecture/ écriture, mais j’emploie l’argument des maths car il est plus parlant), est, si je peux m’exprimer ainsi, d’être neuro-Cédelle compatible, ceci certes afin que mon journaliste préféré devienne plus mathématique-compatible mais surtout parce que j’ai une tendance innée et /ou acquise (même si je ne me présente jamais comme praticien, j’ai 35 ans de métier dans les pattes) à essayer faire que le plus grand nombre comprenne sans baisser le niveau.

Et vous reconnaîtrez avec moi que le Cédelle-challenge est un beau challenge.
Et je souhaiterais que tout le monde fasse la même chose pour toutes les matières et pour tous les niveaux, que chacun ne présente donc pas son point de vue comme particulier donc a priori incompréhensible par certains mais pense ses interventions – ça fait délicatement vieillot – comme un point de vue d’honnête homme.

MD, encyclopédiste tendance Père Peinard

Le texte supra est un hommage à Luc Cédelle car il reconnaît ce que ne reconnaissent pas d’autres journalistes, c-a-d qu’ils ont quelques problèmes avec les mathématiques même élémentaires.

Rédigé par : Michel Delord | le 08 mars 2014 à 13:17

 

Acte 5. Scène 2. Michel Delord à tous

Introduction aux « Brèves de compteur »

Le début de ce débat avec Rémi Brissiaud me montre une chose – qui n’est pas une grande découverte scientifique -, c’est qu’il y a très peu de « faits objectifs » et que la description que l’on en fait est plus que très souvent dépendante de la problématique que l’on a.

Et les descriptions des faits sont d’autant plus différentes que les problématiques sont elles-mêmes différentes. Tout ça pour dire qu’il me semble impossible de faire dans un délai très bref une réponse sensée et mesurée à certaines affirmations/positions de Rémi Brissiaud car – même si nous pouvons débattre car nous avons au moins deux points d’accord : nous faisons un diagnostic qui dit que la « baisse de niveau est ancienne » et met au centre la question des contenus enseignés – , nous avons effectivement des différences globales de problématiques.

J’en prends comme exemple la position de Rémi Brissiaud sur les réformes de 1970 : il faut bien dire que même s’il ne reprend pas toutes les positions des maths modernes – par exemple il ne refuse pas de définir la multiplication comme addition répétée et ceci était une position centrale des maths modernes, il se présente comme « héritier des réformes de 1970″[1].  Et, quel que soit ce qu’il met sous cette appréciation, même en admettant que j’ai peut-être pris cette déclaration trop à la lettre, sa position suffit pour affirmer que nous avons des conceptions fondamentalement différentes puisque je considère pour ma part – c’est à développer certes – la réforme des maths modernes en primaire non seulement comme l’élément déterminant de la dégradation de l’enseignement des mathématiques dans tout le cursus mais aussi comme une des causes majeures de la dégradation de l’enseignement dans toutes les matières et à tous niveaux.

Nous avons donc des différences fondamentales d’appréciation et je ne pourrai pas répondre dans un délai très bref et de manière satisfaisante à la globalité et aux grands axes de ses positions et notamment à ses commentaires sur mon texte «vaccinatoire» sur PISA.

Et je comprends par là-même que Rémi Brissiaud lui-même n’ait pas répondu, de son coté, à mon argument présenté dans mon texte sur PISA[2] qui explique que le niveau en calcul ne pouvait que baisser avec la réforme des maths modernes. Or ma position est sur ce point antagonique avec la sienne puisqu’il affirme de nombreuses fois que le niveau des élèves en calcul n’a pas baissé de 1970 à 1986. Et cette question n’est pas secondaire : il est bien évident que selon la réponse donnée, on va arriver à des conclusions différentes sur l’analyse des anciens et nouveaux programmes et sur les mesures que l’on souhaite pour contrecarrer cette baisse de niveau.

Et comme je l’ai dit plusieurs fois : si l’on considère que la baisse ne vient que « du passage de la droite au pouvoir » – ce qui n’est pas la position de Rémi Brissiaud – , on ne comprend pas pourquoi il faudrait une mesure aussi radicale qu’une « refondation ».

Je reviens à ce qui est évoqué au début : il y a donc très peu de faits aisément discutables et sur lesquels on peut répondre – relativement – facilement. Je vais donc concentrer dans l’immédiat mes réponses sur des sujets qui peuvent être traités brièvement en attendant d’avoir publié- ils sont en partie rédigés – des textes plus fondamentaux qui permettent d’intégrer ce que j’affirme dans une problématique qui permet de mieux le comprendre et surtout d’éviter les malentendus.

J’ai numéroté ces interventions sous le nom générique de « Brèves de compteur ». La brevedecompteur-01 sera consacrée à la comptine numérique et la 02 à l’addition répétée.

Ce processus de discussion peut paraitre un peu long mais si l’on considère comme Rémi Brissiaud que « ça déconne fondamentalement » depuis 28 ans, et comme moi depuis 44 ans, ça n’est pas très grave de prendre son temps pour ne pas dire de trop grosses bêtises.

Michel Delord

[1] Par exemple dans le Chapitre  » Débattre en héritiers de la réforme de 1970″ du texte « Calcul et résolution de problèmes : le débat avance  » du 29/06/2006
http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/pages/contribs_brissiaud3.aspx

[2] « Et si Rémi Brissiaud sous-estimait qualitativement la baisse de niveau en calcul? »
in Vaccination contre le PISA-choc : http://micheldelord.info/pisa-choc.pdf

Rédigé par : Michel Delord | le 15 mars 2014 à 17:41 |

 

Acte 5. Scène 3. Rémi Brissaud à Catherine Huby

[Rappel du blogueur: Rémi Brissiaud est chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels. Catherine Huby, maîtresse d’école dans la Drôme, est membre du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes).]

À Catherine Huby,

Je commencerai en confirmant le propos de Luc Cédelle : de mon point de vue, cette conversation ne prend pas du tout un ton déplaisant et me semble même très utile afin de mieux comprendre nos positions respectives qui, comme vous le notez, ne sont pas sans recoupements.

En fait, on se comprend mieux quand les mots utilisés renvoient à des notions communes. Or, il y a un mot dont l’usage est source de malentendus : c’est le mot « calcul ». Il est vraisemblablement à l’origine du malentendu que vous évoquez dans votre commentaire, celui avec vos collègues de GS [grande section] et différents formateurs. Pour essayer de préciser la signification du mot « calcul », je me référerai à une étude ancienne dans laquelle Descoeudres (1921) a étudié la capacité des enfants à montrer autant de doigts qu’il y a d’objets dans une collection donnée. Elle fait une description détaillée du comportement d’un enfant à la suite de cette épreuve :

« Un jour, j’avais commencé la série des tests de calcul avec un petit garçon intelligent, de quatre ans quatre mois ; le lendemain, il vint chez moi pour les terminer ; entre-temps, pour éviter la fatigue, il jouait avec des plots. Spontanément, il se mit à employer le procédé des doigts pour dénombrer ses plots ; comme langage, il ne possédait que les noms des deux premiers nombres.
G. a trois plots devant lui et raconte, en montrant trois doigts : “Ça c’est plus que deux, c’est comme ça” ;… »

À son âge, l’enfant G. ne connaît pas encore le mot trois (cette étude est ancienne et on peut penser que ce petit garçon « intelligent » n’avait eu que peu d’occasions de dialoguer avec autrui à propos de nombres), mais il importe de remarquer qu’il met spontanément en œuvre une stratégie de décomposition où le nombre trois est décrit sous la forme : deux et un. En effet, ayant 3 objets sous les yeux, G. dit : « Ça, c’est plus que deux ». Il reconnaît donc deux dans la totalité des plots : il reconnaît 2 dans 3. L’enfant exprime ensuite le nombre total : il dit « c’est comme ça » en montrant trois doigts. Ce faisant, il a levé un doigt de plus que s’il en avait montré deux, il a donc exprimé trois à l’aide de la décomposition : deux et encore un.

Ainsi la progression de G. est celle qu’Henri Canac [Note du blogueur: pédagogue des années 1940 à 1970, que l’on peut découvrir notamment ici] recommandait : « construire (définir, poser) le nouveau nombre par adjonction de l’unité au nombre précédent ». J’essaie de diffuser l’idée que ce type de comportement relève déjà du calcul. La stratégie utilisée par G. est très différente d’une stratégie de comptage-numérotage, quand l’enfant pense : « le un, le deux, le trois ». Et cet exemple montre qu’il est possible qu’un enfant entre d’emblée dans le calcul. Mon article le plus cité dans la littérature scientifique internationale est une monographie d’un enfant qui progresse ainsi, construisant les nombres grâce à des collections-témoins de doigts et en mettant en œuvre des stratégies de décomposition-recomposition (calcul). Dès son premier comptage, cet enfant savait que chacun des mots qu’il prononçait exprimait le résultat de l’ajout d’une nouvelle unité : 1, 2 (conçu comme1 + 1), 3 (conçu comme 2 + 1), 4 (conçu comme 3 + 1), etc. D’emblée, son comptage a été un comptage-dénombrement et non un comptage-numérotage (le un, le deux, le trois, le quatre…).

Or, depuis 1986, le ministère demande aux PE [professeurs des écoles] de maternelle d’enseigner le comptage-numérotage, en insistant sur la correspondance terme à terme 1 mot — 1 objet (une psychologue états-unienne, Rochel Gelman, parlait vers 1980, du «principe de correspondance»). Il faudrait que l’injonction d’enseigner le comptage ainsi, cesse avec les nouveaux programmes, mais c’est loin d’être gagné.

Quelle est l’origine du différend avec vos collègues et les formateurs que vous évoquez ? On peut supposer que le mot « calcul » les effraie. Ils ne savent pas qu’un comptage-dénombrement est un comptage dont les enfants maîtrisent le calcul sous-jacent (l’itération + 1), ils ne savent pas qu’il est possible de dire qu’un enfant comme G. calcule alors qu’il ne connaît pas encore le mot « trois ». Pour eux, une pédagogie du calcul à l’école maternelle renvoie nécessairement à ce qui se passait dans les GS [grandes sections de maternelle] avant 1970.

Vers 1977, j’ai interviewé des maîtresses de GS qui avaient enseigné avant 1970 en milieu urbain. Le plus souvent, elles commençaient par évoquer le nombre de leurs élèves : souvent plus de 35. Avec autant d’élèves, la discipline était leur première préoccupation : il fallait que chaque élève soit derrière son pupitre pour qu’il n’y en ait pas partout. De même, le silence était de mise et, donc, la pédagogie constamment collective. Dans les faits, leur programmation consistait à répartir le programme du premier trimestre du CP (les 10 premiers nombres, environ) sur l’ensemble de l’année de G.S. Et ils utilisaient la même pédagogie qu’au CP.

Souvent, les enseignants se plaignaient de la phase finale de l’activité, celle où les enfants devaient recopier « au propre », sur leurs cahiers, ce qu’il convenait que les parents voient (le cahier était le « petit théâtre » du travail scolaire). Pour les enfants les plus fragiles, souvent les plus jeunes, les manipulations collectives viraient au pur rituel et la copie sur le cahier, la même pour tous, les faisait souffrir, parfois au sens propre. Je suis persuadé que cette forme d’élémentarisation de la GS de maternelle, différente de celle qu’on connaît aujourd’hui, a grandement participé au rejet de ce modèle et à son remplacement, en 1970, par un autre censé être plus moderne.

Vous savez que de mon point de vue, il n’est évidemment pas question de prôner un retour à une telle pédagogie. Et cela pour des raisons relevant de l’efficience de l’apprentissage, mais pas seulement. En effet, je défends l’idée d’une certaine rupture entre les méthodes de travail de la GS et celle du CP parce que la première classe relève de la maternelle alors que la seconde correspond à l’entrée à la « grande école ». Même si la maternelle n’est pas une « petite école », il s’agit là d’un passage qui a une valeur initiatique et qui doit correspondre à des changements dans les divers aspects de l’activité scolaire (la situation n’est pas exactement la même en cas de classe unique).

La position générale précédente n’est tenable que parce qu’il est possible de favoriser le calcul depuis la PS [petite section] jusqu’à la GS sans adopter la pédagogie du CP (cf., en autres, les « albums à calculer » que nous avons mis au point avec André Ouzoulias). Cela fait 25 ans que nous avons commencé à défendre cette idée et à élaborer des outils permettant de la mettre en œuvre. Peut-être que pour la première fois, les futurs programmes accepteront que les enseignants envisagent la possibilité d’une telle entrée dans le calcul dans le domaine des 10 premiers nombres plutôt que d’apprendre à lire et écrire les nombres jusqu’à 30 à l’aide d’une file numérotée (dans la réponse à Michel Delord qui suit, je montre qu’il y a une sorte d’incompatibilité entre les deux points de vue).

Bien cordialement,

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 16 mars 2014 à 12:12 |

Acte 5. Scène 4. Michel Delord à tous

Brève de compteur N° 1 – Sur la comptine numérique

Je résume la thèse de Rémi Brissiaud – c’est un résumé avec tous les défauts d’un résumé mais je suis prêt à en discuter si RB considère que je trahis sa pensée de manière fondamentale ou même secondaire- :
(a) Il n’y a pas de baisse de niveau en calcul entre 1970 et 1986
(b) Il y a une cause *unique* de la baisse de niveau en calcul des élèves constatée par la DEPP entre 1987 et 1999
(c) Cette cause unique correspond au « basculement de 1986» qui correspond lui-même à la publication des Instructions Officielles de 1986, et comme preuve Rémi Brissiaud en cite le passage suivant : «Progressivement, l’enfant découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine numérique ».

Tous ces points sont à mon avis discutables et la remise en cause d’un de ces points fragilise tous les autres : ce n’est pas un défaut, c’est la caractéristique d’une véritable problématique vertébrée qui vaut 1000 fois mieux qu’une position « politique » dont l’imprécision calculée a pour fonction essentielle d’en empêcher toute critique.
Ce que je voudrais simplement montrer, c’est que placer en 1986 un basculement que l’on décrit comme directement lié à la circulaire sur les maternelles de 1986 citée sous la forme suivante : «Progressivement, l’enfant découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine numérique » est une erreur.

Suite : http://micheldelord.info/bloglc-bdc02.pdf

Bonne lecture
MD

Rédigé par : Michel Delord | le 17 mars 2014 à 01:18 |

Acte 5. Scène 5. Rémi Brissaud à Michel Delord

Michel Delord, je commenterai votre « brève de compteur » en partant du résumé en 3 points que vous faites de ma thèse mais je les examinerai dans le désordre.

Tout d’abord, ce résumé trahit ma pensée concernant le second point : je n’ai pas dit (sauf erreur d’expression de ma part) qu’il y aurait une cause unique à l’effondrement des performances entre 1987 et 1999, j’ai seulement dit que lorsqu’on analysait les différents facteurs susceptibles d’expliquer cette baisse, un seul émerge. Et pourtant, j’en ai examiné bien d’autres : le nombre d’heures de sommeil des enfants, le milieu social d’origine, le temps de formation initiale et continue, etc. Libre à vous d’en faire émerger un autre qui expliquerait la baisse pendant cette période, moi, je n’en ai pas trouvé d’autre de convaincant. Personne jusqu’à présent n’a écrit pour en présenter un autre qui le serait.

Concernant votre troisième point, vous dites que je confondrais la récitation de la comptine numérique avec l’apprentissage du comptage d’objets. Ouvrez le petit livre « Apprendre à calculer à l’école » et lisez le pavé grisé en haut de la page 17. Son titre, en gras, est : «L’apprentissage de la comptine n’est pas source de difficulté quand il reste purement verbal, c’est le comptage d’objets qui est susceptible de l’être».

Vous dites que dans Ermel 77, avant le basculement de 1986, donc, il était déjà recommandé d’enseigner la comptine orale en début d’année de CP : pas de problème, il n’y a pas d’incohérence avec ce qui vient d’être dit. Par ailleurs, j’étais déjà formateur à l’époque et je peux vous assurez que très peu d’instituteurs utilisaient Ermel parce qu’environ 8 instituteurs sur 10 utilisaient soit le Eiler (Maths et Calcul), soit son clone, le Thévenet, et que, dans ces méthodes, la leçon sur les nombres 1, 2 et 3 était située début novembre avant que chaque nombre et ses décompositions fasse l’objet d’une leçon : c’est l’ancienne progression qui prévalait.

Vous dites qu’il serait incohérent que la circulaire de 1986 soit à l’origine de ce que j’ai appelé un basculement parce qu’elle recommandait seulement l’apprentissage de la comptine verbale. Non, il n’y a pas d’incohérence parce qu’à l’époque, dans les centres de formation, on formait les normaliens avec les documents de travail de l’INRP, ceux qui allaient donner Ermel GS en 1990 et je peux vous assurer que c’était bien le comptage d’objets qui était décrit dans ces documents, ainsi que l’usage de la file numérotée. Très vite, dès « Objectif Calcul 1985 », en fait, c’est ce qu’on a trouvé dans les fichiers utilisés par les maîtres.
Acceptez que quelqu’un dont c’était le métier depuis 1977, qui allait plusieurs fois dans les classes chaque semaine, connaisse mieux le contexte historique correspondant à cette période que vous.

Il n’y a que concernant le premier point que ma position est éventuellement plus faible. Y a-t-il eu une baisse de niveau entre 1970 et 1986 ? Je vous rappelle l’argument que j’emploie pour répondre négativement : en 1987, l’addition 19786 + 215 +3291 avait un taux de réussite de 94%. Si les élèves faisaient mieux en 1970, c’était nécessairement de très peu : il y avait 96% de réussite, peut-être, c’est-à-dire une différence vraisemblablement non significative. De même, la multiplication 247 x 36 avait 84% de réussite. Là encore, ça me semble très élevé et il est difficilement imaginable qu’on faisait beaucoup mieux auparavant.
Je vous l’accorde : alors qu’on a une preuve directe de l’effondrement entre 1987 et 1999, on n’a que des preuves indirectes du fait que des compétences de base telles que l’addition et la multiplication en colonnes sont restées relativement stables. Mais enfin, l’important serait qu’on retrouve les performances de 1987 : on en est si éloignés…

Et concernant l’affirmation selon laquelle « la remise en cause d’un de ces (trois) points fragilise tous les autres », il est difficile de raisonner comme vous le faites. En effet, je le répète : qu’on fasse appel aux résultats d’enquêtes en sociologie de l’éducation, à l’histoire des discours et des pratiques scolaires, à la psychologie des apprentissages numériques, à la psychologie clinique, à la psychologie interculturelle, dans tous les cas, les résultats disponibles concordent avec la thèse d’un effet délétère à long terme de l’enseignement de la numérotation. Mettez-vous à discuter cet ensemble de résultats et, là, vous aurez une chance de fragiliser la démonstration. Dans l’état, je ne pense pas que ce soit le cas.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 18 mars 2014 à 09:08 |

Acte 5. Scène 6. Michel Delord à tous

Brève de compteur N° 2 – La multiplication : une addition répétée ?
Première partie : La multiplication avant et après 1970

Depuis les années 1850 jusqu’en 1970, on a défini la multiplication à l’école primaire comme addition répétée. On peut montrer facilement que cette définition, et pas seulement à l’école, était beaucoup plus ancienne puisque voici ce qu’en disait au XVIIIème siècle et sans remonter plus haut, l’Encyclopédie :

[ « MULTIPLICATION, s. f. en Arithmétique, c’est une opération par laquelle on prend un nombre autant de sois qu’il est marqué par un autre, afin de trouver un résultat que l’on appelle produit. Si l’on demandoit, par exemple, la somme de 329 liv. prises 58 sois; l’opération par laquelle on a coûtume, en Arithmetique, de déterminer cette somme, est appellée multiplication. Le nombre 329, que l’on propose de multiplier, se nomme multiplicande; & le nombre 58, par lequel on doit multiplier, est appellé multiplicateur; & enfin on a donné le nom de produit an nombre 19082, qui est le résultat de cette opération »
http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.9:2244.encyclopedie0513]

Les maths modernes, pour différentes raisons toutes aussi fausses les unes que les autres et notamment parce que cet enseignement était considéré comme « un obstacle à la compréhension de la commutativité de la multiplication » – d’où l’importance du thème-, refusaient cette définition de la multiplication.

La suite : http://micheldelord.info/bloglc-bdc01.pdf
Bonne lecture
MD

Rédigé par : Michel Delord | le 17 mars 2014 à 08:04 |

 

Rampe4[Récapitulatif du blogueur. Dans cette nouvelle tranche de discussion, Rémi Brissaud précise sa position qui établit une différence entre le «comptage dénombrement», qu’il recommande, et le «comptage numérotage», qu’il déconseille. Michel Delord le contredit et leurs divergences s’affirment, même si chacun d’eux s’accorde par ailleurs à définir la multiplication comme addition réitérée. La thèse de Rémi Brissiaud est celle d’un effondrement des compétences de base entre 1987 et 1999, précédée d’une quasi stabilité entre 1970, date de la réforme des maths modernes et 1986, date de son abandon au profit de nouvelles directives. Sans se poser en inconditionnel de la réforme de 1970, ni s’attarder sur ses autres aspects, il  dénonce un basculement, à partir de 1986, vers le comptage par numérotation des objets et l’usage de files numérotées. Autant d’approches qu’il juge inspirées de l’enseignement aux Etats-Unis et qui selon lui font obstacle à la véritable perception des nombres et des «calculs sous-jacents» qu’ils recèlent, en les réduisant à une succession de noms permettant d’effectuer un numérotage. Invoquant jusqu’à la définition de la multiplication par l’Encyclopédie, mais aussi renvoyant aux nombreux textes accessibles sur son site, Michel Delord, lui, attribue la baisse de niveau à la réforme de 1970, qui a récusé cette ancienne définition et dont les conséquences sont selon lui sensibles jusqu’à aujourd’hui. Il va jusqu’à considérer que c’est là «une des causes majeures de la dégradation de l’enseignement dans toutes les matières et à tous niveaux». Reprise après l’entracte… Pop corn? Eskimo? L.C.]

A suivre..

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Enseignement du calcul: éléments pour un débat (4/6)

not alone

Quatrième acte, sur six, de cette petite série de théâtre informatif, bâtie sur le principe du blog inversé, où les commentaires remontent au premier plan pour fournir la matière d’un billet. D’accord, je concède un aspect théâtre d’avant-garde pour public éclairé et patient…

C’est aride, mais l’information est là! Ne serait-ce que grâce à la qualité du matériau initial. Le débat porte sur les premières étapes de l’apprentissage du calcul. Depuis l’acte 1, le lecteur/spectateur a déjà eu l’occasion d’apprendre certaines choses sur les termes de ce débat et ses enjeux au moment où est mise en chantier l’élaboration de nouveaux programmes.

Ce qui est abordé ici a des conséquences avec de «vrais» élèves. Nous allons cette fois plonger dans le parcours professionnel d’une maîtresse d’école passée en quelques décennies d’exercice de l’obéissance naïve, appliquant les nouveautés avec enthousiasme, à une sorte de dissidence tolérée. Transition lente qui permet de bien réaliser quelle est la vraie durée et donc la portée des décisions prises en matière scolaire.

Nous verrons comment certains collègues, experts ou chercheurs réagissent à son récit, et comment elle réagit en retour. Bref, les protagonistes continuent de discuter ferme et – c’est un des intérêts de ce dialogue – dans un cadre informel qui déborde les frontières habituelles de l’officialité comme celle des « chapelles» de l’éducation.

Luc Cédelle

 

Acte 4

Où l’on voyage depuis l’étrange époque du «no number» jusqu’aux satisfactions et aux  incertitudes de l’expérimentation

Rap the Jap

Acte 4. Scène 1. Catherine Huby à Rémi Brissiaud, …

[Rappel du blogueur: Rémi Brissiaud est chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels. Catherine Huby, maîtresse d’école dans la Drôme, est membre du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes).]

Bonjour,

Interpellée par M. Brissiaud via Guy Morel, plutôt que de répondre par une dispute pédagogique in abstracto, j’ai préféré rédiger ce qui suit.

Cordialement,

C. Huby

En novembre 1975, titulaire d’un bac D et ayant échoué de peu à l’oral du concours d’entrée à l’École Normale de Valence, dans la Drôme, j’ai été recrutée sur la liste complémentaire et envoyée dans des classes, après deux semaines de stage, pour y effectuer des remplacements.

Parallèlement à cette fonction de remplaçante, j’ai étudié pendant deux années, au rythme d’un mercredi de formation par mois, sous la houlette d’un IDEN (Inspecteur Départemental de l’Éducation Nationale) ou une IDEM (Inspectrice Départementale des Écoles Maternelles) et de son Conseiller Pédagogique. Ces journées commençaient souvent par une leçon-modèle assurée par un IMF (Instituteur Maître Formateur; à l’époque, cela devait s’appeler Maître d’Application), dans sa propre classe, avec ses propres élèves.

À l’issue de ces deux années, j’ai passé d’abord l’épreuve écrite du Certificat d’Aptitudes Pédagogiques, puis l’épreuve pratique, dans la classe de CM2 du directeur dans laquelle j’enseignais, à mi-temps, depuis la rentrée. Pendant l’autre mi-temps, j’avais les Petite Section de la directrice. Le directeur s’étant gardé l’enseignement des mathématiques, je ne peux pas vous dire ce que j’aurais reçu comme conseils de mon Conseiller Pédagogique qui est venu à de très nombreuses reprises pour m’épauler et me faire rentrer dans le cadre, cette année-là.

J’ai donc débuté à l’époque héroïque des mathématiques modernes. Je dois vous avouer qu’à part pendant la leçon-modèle d’un mercredi matin, dans la classe de Monsieur M., où nous avons vu des élèves de CM2 jongler avec les Mathcubes, je n’ai guère vu de classes qui appliquaient au pied de la lettre cette réforme.

En maternelle, c’était l’époque du no-number. Les élèves triaient, classaient, se repéraient dans un espace qu’ils organisaient de plus en plus précisément… Ils apprenaient à symboliser, à désigner, à se déplacer dans un labyrinthe, à coder un parcours, à continuer un algorithme répétitif et même récursif, en cours de GS, etc. Les blocs logiques de l’OCDL [Note du blogueur: maison d’édition scolaire] régnaient en maître et les enfants jouaient à les ranger par formes, couleurs, tailles et épaisseurs arrivant, en fin de GS, à combiner les quatre propriétés au cours d’un même jeu.

Au CP, nous avions le Touyarot [Note du blogueur: manuel]. Je dois encore en avoir un qui traîne quelque part. Quelques petites fiches sur les ensembles en début d’année, le temps de vérifier que nos élèves avaient compris l’utilité de la création d’une symbolique commune et qu’ils savaient déterminer puis respecter des critères de tri. Encore quelques-unes sur les différentes bases avant d’aborder la dizaine et l’alibi maths modernes était évacué. Les enfants continuaient par ailleurs à découvrir les nombres un à un, puis dizaine après dizaine lorsque nous avions dépassé 19, et à en faire le tour, comme dans l’article de Canac [Note du blogueur: Henri Canac, pédagogue des années 1940-1970, membre de la commission Langevin-Wallon, sous-directeur de l’ENS de Saint-Cloud] que j’ai redécouvert grâce à Rémi Brissiaud. Mais ils exploraient seulement le domaine additif, puisque la soustraction, la multiplication et la division avaient été évacuées du programme au cours des années précédentes.

Ce qui était le plus amusant, a posteriori, tant en maternelle qu’au CP, c’était le no-number obligatoire et les contorsions auxquelles cela nous contraignait. Nous ne devions arriver au nombre qu’après une longue période d’exercices de tris et de classement. Lorsque le critère de tri était la quantité, c’était après avoir procédé à une correspondance terme à terme par fléchage (bijection, c’est ça ?), les enfants devaient déterminer quelles étaient les collections égales ou organiser la relation d’ordre. Comme le Touyarot utilisait de toutes petites collections, les enfants disaient : « C’est elle ! Il y en a cinq dans cet ensemble et trois dans celui-là ! C’est « la cinq » qui gagne ! » et nous devions leur répondre que nous allions vérifier et qu’ils devaient tracer les petites flèches avant de placer leur symbole > ou <…

Dans les classes supérieures, c’était un peu la même chose, sauf dans les classes des Maîtres d’Application. Après un petit mois sacrifié aux ensembles et aux bases, les élèves reprenaient le chemin des trois opérations jusqu’en fin de CE2, puis des quatre à partir du CM1. Et lorsque nous arrivions pour un remplacement dans une classe de CM2, le programme suivi par l’instituteur ou l’institutrice ressemblait étonnamment à celui que nous avions suivi nous-mêmes huit à neuf ans plus tôt.

Nous les jeunes, nous déplorions bien fort cet état de fait et, si nous le pouvions, poussés par nos Conseillers Pédagogiques, nous sortions vite, vite nos blocs logiques et nos Mathcubes pour que, au moins pendant la durée de notre remplacement, les élèves aient droit à un bon enseignement des mathématiques !

Dès que j’ai eu une classe à moi, j’ai appliqué strictement le programme et la méthode, au moins pour les plus jeunes, ceux du CP. C’était une classe unique de village de 22 élèves. Je n’arrive pas à me rappeler ce que j’avais fait pour les plus grands. Il me semble qu’il y avait dans la classe des livres de mathématiques et que, n’ayant pas de machine à alcool, j’avais dû les garder et faire avancer les élèves page après page dans ces manuels qui devaient cependant obéir aux programmes de 1972, puisque ceux de français, dont je me souviens, y étaient conformes…

Deux ans plus tard, encore en classe unique, mais avec 5 élèves cette fois, je n’étais pas peu fière de pouvoir suivre enfin Ermel, le premier du nom ! [Note du blogueur: manuel produit par l’Equipe de recherches mathématiques a l’école élémentaire, pilotée par l’Institut national de recherche pédagogique] Ma jeune élève de CE1 comptait les additions, soustraction et multiplications à retenues en base quatre et cinq aussi bien qu’en base dix ! Qu’elle n’ait fait ni problèmes, ni géométrie de toute l’année n’effleurait pas la jeune femme de 21 ans que j’étais alors. Je suivais la méthode et le programme. Mes camarades de promotion et moi-même étions des pionniers et nous allions créer des mathématiciens là où nous, nous avions été déformés par un contexte trop balisé et une étude trop concrète de l’arithmétique. Mon sentiment d’imposture, encore lui, venait de mon hésitation à sauter le pas avec le grand, au CM1, en grande difficulté. Il avait commencé avec les vieilles méthodes et j’ai continué à lui baliser le terrain et à lui rendre concrets les exercices de calcul qu’il devait comprendre pour pouvoir envisager de suivre en 6ème dans un avenir assez proche.

Ce n’est qu’en 1987, dans une autre classe unique, que j’ai pu utiliser Ermel avec tous mes élèves, y compris avec mes quatre élèves de CM, dont mon fils. Ils en ont bouffé des arbres de tri, qui auraient dû les amener aux calculs de puissances, des segments partagés puis repartagés, en dix puis encore en dix puis encore en dix, qui auraient dû les conduire aux nombres décimaux… Et puis l’année avançait, et puis je lisais le programme (de 1986) et je voyais tout ce qui restait à faire et qu’ils n’avaient pas fait. Mais aussi, je l’entendais bien dire que ce Chevènement en demandait trop et que les élèves ne pouvaient pas ingurgiter tout cela ! Alors… J’étais toujours dans le camp du bien, du côté des I(D)EN puisque j’utilisais Ermel.

Cependant, l’année suivante, le remords me prit. Comme je savais au fond de moi que je n’étais qu’un vil imposteur, je décidai de prendre un manuel de mathématiques pour les élèves de CE et de CM. Entre temps, les bases avaient disparu et c’étaient les numérations égyptienne et maya qui les avaient remplacées. J’avais déjà Maths et Calcul (Eiller) au CE, je continuerais la collection jusqu’au CM2, ne gardant Ermel que pour les CP. Quand j’avais des maternelles, je ressortais les blocs logiques, les Mathœufs et les exercices de spatialisation, de topologie et d’organisation du temps.

En fin de CM2, nos élèves entraient en 6ème en sachant compter les quatre opérations dans l’ensemble des nombres décimaux, réduire des fractions au même dénominateur pour les ajouter et les soustraire, résoudre des problèmes à plusieurs étapes, portant sur la proportionnalité, les pourcentages, les moyennes, les aires, les volumes…

Cela nous mène en 1995, il me semble… Deuxième Ermel. Ah, les nombres reviennent en maternelle et au premier trimestre du CP ! La file numérique investit les tableaux. Je suis le nouveau programme et la nouvelle méthode… Nos petits ont droit au meilleur ! Les CP restent à l’addition. Les CE1 ne font plus que simplement découvrir les techniques opératoires de la soustraction et de la multiplication. La résolution de problèmes est à nouveau clairement indiquée dans le programme.

Parallèlement à cela, les programmes de Cycle 3 [CE2, CM1, CM2] dégraissent méchamment. La division par un décimal et les calculs sur les volumes et les durées disparaissent, la proportionnalité se réduit à des cas simples.

J’adopte un temps Objectif Calcul pour revenir rapidement à Ermel, très apprécié dans notre Académie. Ma collègue de Cycle 3 utilise Diagonale. Lorsqu’elle s’en va et est remplacée par de jeunes PE [Professeurs des écoles], tout juste sorties de l’IUFM, les élèves découvrent les joies d’Ermel, jusqu’au CM2. Ils comptent les trombones, découpent des bouts de rectangles pour trouver, en huit séances, quels sont les meilleurs outils pour tracer un angle droit, que sais-je encore… Ma jeune collègue me trouve ringarde parce que, en 2000, après un échec cuisant avec deux fillettes de CP qui, pendant toute l’année, n’ont pas réussi à entrer dans les mathématiques, je décide d’adopter le Brissiaud qui me semble plus carré, plus progressif, plus construit qu’Ermel. Je lis attentivement la préface, achète le livre du maître et suit le programme et la méthode avec application.

Ma jeune collègue s’en va. Une autre arrive. Elle adopte elle aussi J’apprends les maths [manuel de R. Brissiaud]. D’abord au CE2, puis jusqu’au CM2. Nous en sommes contentes. À part un élève de temps en temps, tout le monde avance, vite et bien.

Au CP et au CE1, la collection change après 2002. Zut ! Il manque des notions ! Déjà que je finissais le fichier de CP début mai et celui de CE1 début juin, qu’est-ce que ça va donner ? Les techniques opératoires sont toutes retardées… Mais pourquoi ? Les élèves y arrivaient bien, pourtant. Aaaaah ! En CE2, ils ont aussi supprimé beaucoup de choses : plus d’ateliers de résolution de problèmes abordant intuitivement les décimaux (euros et centimes, mètres et centimètres) et les fractions (pizzas à partager) dont mes élèves se régalaient… La technique de la soustraction a presque disparu du fichier CE1 remplacée par ces files de boîtes où Lola, mon élève lourdement dyslexique, se perd. Au CE2, la technique par cassage a remplacé celle par ajout d’une dizaine aux deux termes. Avec ma collègue, nous décidons de photocopier les pages de l’ancien fichier et de garder la technique traditionnelle. Je dispense Lola des files de boîtes, qui la perdent au lieu de l’aider, et remplace les pages de calcul réfléchi sur les valises, les boîtes et les billes par des pages de calcul réfléchi sur les nombres écrits en chiffres.

En 2005, après avoir lu sur internet les textes de Michel Delord et Rudolf Bkouche [Rappel du blogueur: Rudolf Bkouche, mathématicien, est membre du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes); Michel Delord est un ancien membre du GRIP.], je me dis qu’après tout, plutôt que de passer le troisième trimestre de CE1 à faire des révisions et à renforcer les compétences de mes élèves en techniques opératoires et en résolution de problèmes, j’aurais tout aussi vite fait d’adapter un de ces anciens manuels d’arithmétique et de voir ce que ça donne au bout d’une année de classe. Après tout, mon père et moi, les réputés non-matheux de la famille, avons survécu à ce régime et, si nous ne sommes ni l’un ni l’autre des mathématiciens hors-pairs, nous nous débrouillons finalement pas si mal et nous avons réussi dans notre vie à dominer et utiliser les nombres largement aussi bien (et même plutôt mieux, peut-être) que mes enfants nés en 1978 et 1981) !

Je gardais pour le moment mon Brissiaud au CP parce que là, je ne voyais vraiment pas comment faire autrement que ce qui était dit dans la préface de mon fichier ou dans le livre du maître, dont je ne me servais pas mais dont j’avais lu attentivement les pages d’argumentation. J’étais d’accord avec la méthode de M. Brissiaud, je ne vois pas pourquoi je l’aurais changée, même si je trouvais que mes élèves auraient pu aller bien plus loin dans la conceptualisation…

Je m’y mets donc et, en 2007, mes élèves nés en 2000 utilisent dans ma classe, la première version de ce qui va devenir deux ans plus tard le Compter Calculer au CE1 [Manuel édité par le GRIP]. Et, contrairement à ce qu’on m’avait raconté depuis trente et une années de classe… ça fonctionne ! Même avec les élèves en difficulté. Ce sont finalement les meilleurs qui souffrent un peu au début, coincés qu’ils sont par ce qu’ils ont appris en maternelle et dont ils n’arrivent pas à se dégager : le numérotage et sa copine la file numérique. Mais c’est surtout au CP que ce phénomène se produit et que je dois combattre durement contre les élèves qui confondent 13, 23 et 31. Le matériel de Picbille [lié au manuel de R. Brissiaud] m’y aide bien, le boulier de Gladys aussi. Au CE1, il ne reste souvent que quelques séquelles en numération [1], vite réglées par les exercices du Compter Calculer portant sur la monnaie et le système métrique.

Je présente donc mon travail à Michel Delord et aux autres membres du GRIP, dont Jean-Pierre Demailly, professeur de mathématiques à l’institut Fourier (Grenoble-I), membre de l’Académie des sciences [Note du blogueur: Jean-Pierre Demailly est président du GRIP]. Ils sont enthousiastes. Mes collègues professeurs des écoles tempèrent un peu leurs ardeurs. Le manuel est trop fourni, il va trop loin (nombres jusqu’aux centaines de mille, multiplications à deux chiffres au multiplicateur, bénéfices, pertes, salaires…). Nos élèves n’ont plus que 24 heures de classe par semaine, ils ne peuvent fournir le travail que fournissaient des élèves ayant eu 30 heures de classe depuis la maternelle ! Et puis, il faut penser à ceux qui n’ont pas fait grand-chose d’autre que de la lecture de nombres et des additions au CP… Pour ceux-là, même si le manuel reprend tout presque à zéro (les nombres de 1 à 9) et installe pas à pas les notions, cela risque fort d’être trop ardu.

À nous tous, nous élaguons, nous réorganisons, nous remanions. Certains d’entre eux commencent à utiliser la version de travail dans leurs classes… Cela fonctionne aussi chez eux. Alors, plus d’hésitation, nous éditons !

En même temps, avec un peu d’angoisse, mais parce que, décidément, choisir entre faire cinq à quinze minutes de mathématiques à l’écrit par jour au CP ou finir le fichier entre la mi-mars et la mi-avril, ça n’est pas satisfaisant, j’abandonne le Brissiaud. Je garde cependant la résolution d’y revenir si Compter Calculer au CP ne me donne pas satisfaction. J’ai même eu dans l’idée un moment d’écrire au père du célèbre Picbille pour lui demander pourquoi il a réduit ainsi ses ambitions jusqu’à repousser l’étude de la technique opératoire de l’addition à l’avant-avant-dernière leçon de son fichier de CP. Et puis je n’ose pas parce que c’est un grand monsieur qui fait des colloques et moi, une PE de base qui fait les choses comme elle les sent, à l’intuitif, et selon ce qu’elle voit, au jour le jour, année après année, dans sa classe du fin fond de la campagne.

Finalement, le Compter Calculer au CP [manuel du GRIP] a si bien convenu à mes élèves que j’ai décidé de formaliser le matériel que j’utilisais en GS depuis des années en lui donnant un petit frère que mon amie Sophie Wiktor a illustré avec talent. J’ai introduit les nombres et le calcul, façon H. Canac, au programme que faisaient mes petits élèves des années 80 (repérage dans l’espace, repérage dans le temps, tris et comparaisons de formes et de grandeurs, symbolisation). Mes GS s’en régalent depuis trois ans maintenant après s’être régalés, un peu moins, avec mes horribles gribouillages des années précédentes.

Alors oui, sans doute que je commets énormément d’erreurs. Mais pas plus que lorsque je suivais au pied de la lettre ce qu’on me disait de faire pour le bien de mes élèves. Sans doute aussi que mon microclimat ne résiste pas aux enfants qui, à quatre ans, ne parlaient pas encore et ont cumulé au-dessus de leurs berceaux toutes les difficultés, mais il n’y réussissait pas non plus lorsque j’utilisais la méthode et le programme conseillés par la mode du moment.

Je n’ai toujours pas 100 % de réussite, cela est vrai. Et, comme avec les autres méthodes, y compris l’ami Picbille, dans ma classe, certains enfants prennent la solution du raccourci le moins pénible en branchant ce que j’ai appelé le pilote automatique. Cependant les autres me donnent réellement l’impression d’avoir la ferme intention d’apprendre à piloter eux-mêmes leur apprentissage des mathématiques et d’y réussir [2].

D’ailleurs, ma collègue a été peu à peu obligée d’abandonner elle aussi les Brissiaud parce que ses élèves les avalaient trop vite. L’an dernier, sa fournée de CM (8 CM2 et 10 CM1) a utilisé pour la première fois le manuel Compter Calculer au CM1, les plus âgés après un an de À portée de maths CM1, les plus jeunes après un an de Compter Calculer au CE2. Je suis au regret d’être obligée d’à nouveau montrer ma satisfaction, mais nous avons constaté que c’étaient les plus jeunes qui réussissaient le mieux les problèmes mélangés d’addition, de soustraction, de multiplication, de division, à plusieurs étapes. Et pourtant, les grands étaient d’un bon niveau puisqu’aux évaluations nationales réputées très difficiles, ils ont tous dépassé les 66 % de réussite en mathématiques et que cette année, en 6ème, ils ont eu au premier trimestre des moyennes de maths s’étalant entre 13/20 pour la plus faible et plus de 18/20 pour les cinq meilleurs.

Enfin je viens d’apprendre tout récemment, par un bruit de couloir, le reproche que notre population de parents d’élèves nous fait… Figurez-vous que nous emmenons nos élèves trop loin et que, par notre faute, ils n’apprennent pas au collège la valeur de l’effort puisque, pendant leur année de 6ème, ils peuvent briller sans rien apprendre !

 

[1] « Treize, est-ce une dizaine et trois unités ou trois dizaines et une unité ? A moins que ce soit une unité et trois unités ou encore une dizaine et trois dizaines ?… » À pleurer !

[2] Hier, ceux-là (CE1) ont tous résolu le problème « Combien de billets de 100 € pour payer 4 800 € ? ». Les uns (1/3 environ) par le calcul en ligne « 4 800 : 100 = 48 », les autres par additions réitérées après avoir précisé que 1000 €, c’étaient 10 billets de 100 €. Et lors du contrôle de fin de période, ils ont bien entendu réussi les problèmes mélangés d’addition, de soustraction, de multiplication et de division qu’ils devaient y résoudre.

Rédigé par : Catherine Huby | le 01 mars 2014 à 18:42 |

 

Acte 4. Scène 2. Rémi Brissiaud à Catherine Huby

Bonjour Madame Huby,

Aux États-Unis, il est extrêmement fréquent que les auteurs de méthodes mettent en avant des témoignages d’utilisateurs ainsi que des évaluations menées en interne. Si je souhaitais le faire, je pourrais vous faire parvenir des lettres de parents demandant s’il existe des ouvrages permettant de poursuivre au collège le travail que leur enfant a commencé avec les nôtres (j’associe tous les enseignants qui ont travaillé avec moi), je pourrais évoquer que dans les classes expérimentales, en fin de CM1, 75% des élèves réussissaient la tâche suivante :

Lequel de ces deux nombres est le plus proche de 7 : est-ce 6,9 ou 7,08 ?

Vous avez bien lu : 75% de réussite au CM1 alors que d’autres évaluations rapportent seulement 29% de réussite en 5e de collège. Je pourrais agiter la fibre démocratique en vous disant que le même taux de réussite s’observait dans des classes de mon « 9-5 », des classes situées à Sarcelles, par exemple.

Je ne le ferai pas ou, plus exactement, je ne le ferai pas plus que je ne viens de le faire. La raison : on n’a pas suffisamment de certitude que de telles réussites se retrouveront chez d’autres utilisateurs. De telles données ne sont pas récoltées dans des conditions qui permettent de les interpréter de manière univoque. Il y a, de plus, l’effet expérimentation. Et concernant la pérennité de bons résultats éventuels, il y a l’effet inverse, l’obsolescence des leçons : une même séquence, menée par le même maître plusieurs années de suite voit son efficacité se dégrader. Il y a surtout la compréhension par l’utilisateur des raisons pour lesquelles il s’y prend ainsi. Sans une telle compréhension, les dysfonctionnements sont nombreux.

Pour tendre vers la meilleure reproductibilité possible, je préfère mettre en avant les raisons des choix correspondants à telle ou telle progression que nous avons élaborée. Concernant les décimaux-fractions, par exemple : pourquoi nous préférons introduire d’abord les fractions décimales en les notant avec des barres de fractions, et adopter la notation avec la virgule dans un deuxième temps seulement, pourquoi nous choisissons de n’utiliser cette notation avec la virgule que lorsque les élèves ont une bonne maîtrise du maniement des unités, des dixièmes et des centièmes sous forme fractionnaire, pourquoi nous choisissons d’introduire les notations fractionnaires alors qu’elles ont un sens de division (c’est une nouvelle division où l’on partage le reste), etc.

Oui, je crois qu’il faut d’abord mettre les raisons en avant. C’est ce qui frappe dans le parcours professionnel que vous décrivez : longtemps, vous semblez accepter de vous couler dans un moule sans savoir pourquoi il a telle forme plutôt que telle autre. Et lorsqu’on s’intéresse à la rationalité de vos choix successifs, on tombe sur un surprenant :

“J’étais toujours dans le camp du bien, du côté des I(D)EN puisque j’utilisais Ermel”

Et il a fallu que vous alliez dans le camp du mal, d’abord avec mes ouvrages puis avec les vôtres, pour qu’enfin on ait le sentiment que vous cherchez à mettre des raisons sur vos choix.

Tout ça n’est guère glorieux pour l’institution, évidemment, mais cela devrait également vous mettre en garde : ne vous considérez pas comme arrivée dans le « vrai » camp du bien, argumentez patiemment sur les raisons qui vous conduisent à penser qu’il vaut mieux faire comme ça plutôt que comme ça, faites-le autrement qu’en convoquant la foi en des résultats qui ne seront pas nécessairement au rendez-vous chez les utilisateurs de votre méthode. Et évitez de dire que vous n’êtes qu’ « une PE de base qui fait les choses comme elle les sent, à l’intuitif, et selon ce qu’elle voit, au jour le jour, année après année. » Vous savez que ce n’est pas le cas. Certains de vos lecteurs risquent de vous suivre dans cette apologie du PE qui ne fonctionnerait qu’à l’instinct. Je pense que ce n’est pas ce que vous souhaitez.

Bien cordialement,

Rédigé par : Remi Brissiaud | le 05 mars 2014 à 08:30 |

 

Acte 4. Scène 3. Pascal Dupré à Rémi Brissiaud

[Note du blogueur: Pascal Dupré est un enseignant du primaire membre du GRIP et participant à l’expérimentation SLECC (Savoir lire, écrire, compter, calculer). Il fait partie de ces enseignants auxquels j’avais rendu visite en 2006 pour une enquête du Monde de l’Education sur cette expérimentation. L.C.]

« Certains de vos lecteurs risquent de vous suivre dans cette apologie du PE qui ne fonctionnerait qu’à l’instinct. Je pense que ce n’est pas ce que vous souhaitez. » Bien sûr monsieur Brissiaud, ce n’est pas ce que souhaite Catherine Huby. N’essayez pas de nous resservir la vieille opposition « praticiens vs théoriciens », Catherine a évoqué ses rencontres et ses discussions avec Delord, Bkouche et Demailly. Si elle met en avant son expérience professionnelle, son « instinct », son « bon sens », c’est que les instituteurs de notre génération ont vu ces vertus bafouées, d’inspections en conférences pédagogiques, tombant de Charmeux en Charnay.

[Note du blogueur: Eveline Charmeux, née en 1932, a été chercheur à l’INRP et professeur à l’IUFM de Toulouse. Concernant l’apprentissage de la lecture, elle défend avec Foucambert le principe, aujourd’hui extrêmement minoritaire, selon lequel «c’est par le message qu’on accède au code». Roland Charnay est un didacticien des mathématiques ayant participé à l’élaboration des programmes du primaire de 2002. LC.]

Oui, nous appartenons à une génération qui a douté et qui s’est remise en question sous les coups des sciences de l’éducation. Mais quand nous avons rencontré les travaux des mathématiciens cités précédemment (et bien d’autres, puisque vous appréciez les références : Laurent Lafforgue, Klaus Hoechsmann, Ralph Raimi, Ron Aharoni … ) nous avons acquis des certitudes confortant nos expériences professionnelles et le sentiment d’avoir été trompés et peut être même trahis. Luc Cédelle va sans doute brandir sa pancarte « trahison des clercs » = « théorie du complot », mais le titre de son billet [Puisque «l’école n’enseigne plus», à quoi bon la conserver?] n’est-il qu’une pirouette journalistique ou aborde-t-il une vraie question à laquelle il faudra bien répondre un jour ?

Pascal Dupré

PS : pour ce qui est de la critique du titre de nos ouvrages « Compter Calculer », je trouve que vous avez une vision bien réductrice du comptage.

Rédigé par : Pascal Dupré | le 06 mars 2014 à 09:25 |

 

Acte 4. Scène 4. Luc Cédelle à Pascal Dupré

Non, cher Pascal Dupré. Je ne « brandis » pas ma « pancarte ». Je ne « crie » pas à la « trahison » et, tant qu’on y est, je peux même me passer des guillemets qui suggèrent une intonation sarcastique. Bref, j’observe avec intérêt. Et patience. J’observe des politesses, de vraies discussions responsables, sérieuses, étayées… et çà et là, quelques tentations nostalgiques du bon vieux temps de la castagne. LC

Rédigé par : education | le 06 mars 2014 à 12:02 |

 

Acte 4. Scène 5. Rudolf Bkouche à tous

Si l’école d’aujourd’hui se proposait d’instruire, elle ne proposerait pas des programmes de mathématiques indigents et parfois faux. L’histoire des programmes de mathématiques, depuis Chevènement pour être précis, me conduit à poser la question : pourquoi cette incohérence ? Je parle de la discipline que j’ai enseignée mais je pense que c’est aussi vrai ailleurs.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 06 mars 2014 à 13:35 |

Take a look

Acte 4. Scène 6. Catherine Huby à Rémi Brissiaud

Bonjour Monsieur Brissiaud,

Je suis comme vous persuadée de la nécessité de mettre en avant les raisons de nos choix méthodologiques si l’on veut s’assurer de la plus grande reproductibilité possible.
N’étant malheureusement pas qualifiée pour expliquer avec les termes qui conviennent le fondement mathématique des choix que nous avons faits en mettant au point la collection Compter-Calculer, je me suis permis de vous renvoyer vers les mathématiciens qui les ont exposés ici ou là : Jean-Pierre Demailly, Rudolf Bkouche, Isabelle Voltaire, Michel Delord…

Bien sûr que, du haut de mes dix-huit ans, lorsque mes formateurs m’assuraient main sur le cœur que grâce à ces méthodes nouvelles j’allais créer l’homme nouveau, je les croyais. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, disait Rimbaud, et je n’avais qu’une année de plus…

Depuis, j’ai vieilli et, comme le dit une intervenante, qui n’est pas PE, sur mon blog, [début de citation]« ce n’est qu’aux abords de la cinquantaine qu’on commence à bien se libérer de ces influences. Et encore [ai-je] eu la chance d’exercer dans de toutes petites écoles, suivant les élèves plusieurs années de suite, ce qui [m’a] laissée plus libre, moins influencée et plus à même de [me] forger une opinion libre et un outil de travail à [mon] goût.

A cet âge, on passe pour de vieux imbéciles encroûtés et il est bien difficile de convaincre les jeunes de l’efficience de notre mode de fonctionnement. Ils n’y croient pas car tout, jusqu’aux cours qui leur ont été dispensés usaient de l’habileté démoniaque du publireportage qui est affublé de tous les oripeaux de la science pure vraie et libre, progressiste, dissimulant avec une habileté de plus en plus efficiente la part de publicité pure. On n’y voit que du feu, quand on a vingt, trente ou quarante ans et qu’on a le désir de bouger, d’aller de l’avant, de progresser. On pense faire mieux en se tenant au courant des nouveautés, en les adoptant et en s’y mettant à fond. » [fin de citation]

Je vous remercie de me mettre en garde contre une crise éventuelle de « grosse tête » assortie de « chevilles enflées ». Ne vous inquiétez pas, j’ai toujours un élève par ci par là qui s’en charge. Lorsque je vois défiler les tracteurs en rangs serrés dans ses yeux ébahis après que j’ai mené une séance de découverte qui me semblait pourtant parfaitement réussie, je me rends bien compte toute seule de mon insuffisance !

Je suis sincèrement désolée du tour que prend notre conversation et j’ai bien peur d’avoir été un peu trop directe. J’aurais tant voulu que nous dialoguions sans animosité.

Ces dernières années, j’ai en effet diffusé le plus largement possible autour de moi dans ma profession vos arguments contre la file numérique et le numérotage. Ils correspondaient si bien à ce que mes collègues PE utilisant les manuels SLECC [Savoir lire, écrire, compter, calculer; il s’agit de l’expérimentation menée par le GRIP dans quelques dizaines de classes] et moi-même avions constaté dans nos classes !

Encore l’an dernier, en émettant à voix haute mes doutes et vos certitudes sur cette fichue « file numérique », je me suis fait mal voir de toute une salle de professeurs des écoles de Grande Section et de Cours Préparatoire ainsi que de la CPC (conseillère pédagogique de circonscription) et de la PEMF (professeur des écoles maître formatrice) qui animaient la demi-journée de réflexion.

Et j’ai aggravé mon cas en parlant du travail de calcul sur les petits nombres, votre article paru dans Fenêtres sur Cours [magazine du Snuipp-FSU, syndicat du primaire] à l’appui !

De leur avis, j’étais folle et ce n’était pas au programme de la Grande Section contrairement au dénombrement qui, quoi que je dise et quoi que disent la plupart des instits de CP présents, était fort utile et indispensable à la construction du nombre par l’enfant !

C’est aussi pour cela que cette année, lorsque vous avez parlé d’Henri Canac sur le site des Cahiers Pédagogiques, je me suis empressée de chercher l’article dont vous parliez et de le diffuser, en plusieurs extraits afin de permettre à des collègues pressés d’avoir le temps de se l’approprier.

[Note du blogueur. En fait l’article qu’évoque Catherine Huby a été publié en novembre 2012 par le Café pédagogique, et non par les Cahiers. Sur le site du Café, c’est un article long, introduisant bien au débat qui se poursuit actuellement, notamment ici, et que ceux qui ne sont pas rebutés par le sujet ni par un effort supplémentaire auront profit à lire. Les Cahiers pédagogiques ont par ailleurs publié en juin 2012 un article de Rémi Brissiaud intitulé L’enseignement du comptage en débat. LC.]

Je reste persuadée, malgré vos dénégations polies dont je vous remercie, d’être une PE de base. Peut-être à l’ancienne mode, celle des Écoles Normales, des IDEN et de leurs Conseillers Pédagogiques qui venaient pour aider, apprendre et réconforter, et non pour évaluer et pondre des rapports, mais une PE de base quand même, qui cherche constamment ce qui pourra être le meilleur et le plus efficient pour ses élèves, et tout particulièrement pour les moins favorisés d’entre eux.

Cordialement,
Catherine Huby

Rédigé par : Catherine Huby | le 06 mars 2014 à 10:05 |

Acte 4. Scène 7. Luc Cédelle à Catherine Huby

Non, chère Catherine Huby, vous n’avez pas à être désolée du ton que prend votre conversation avec Rémi Brissiaud qui, comme tout le monde ici peut le constater, s’exprime sans « animosité » à votre égard. Un échange d’arguments ne relève pas du manque de considération, même si vous pouvez ponctuellement vous irriter de telle ou telle interpellation ou remarque. LC

Rédigé par : education | le 06 mars 2014 à 12:08 |

 

Acte 4. Scène 8. Michel Delord à tous

Bonjour,

Toujours un petit peu en retard par rapport à mes plans de publication, j’essaie de les adapter aux discussions en cours.
Donc récemment* – précisément le 06 mars 2014 à 10:05 – Catherine Huby a écrit :
« Ces dernières années, j’ai en effet diffusé le plus largement possible autour de moi dans ma profession vos arguments contre la file numérique et le numérotage. Ils correspondaient si bien à ce que mes collègues PE utilisant les manuels SLECC et moi-même avions constaté dans nos classes ! »
Elle diffuse donc bien et largement « les arguments de Rémi Brissiaud contre la file numérique et le numérotage ».

Je trouve personnellement que les arguments de Rémi Brissiaud qui ne sont certes pas sans valeur sont plus que partiellement inadéquats et même dangereux si on les répète sans voir leurs conséquences. C’est ce que j’avais expliqué dans un texte qui a maintenant plus de quatre mois puisqu’il est paru sur ce blog le 25 octobre 2013. Il mettait en cause la position de Rémi Brissiaud et ce qui me semblait être un soutien sans critique de la part de Catherine Huby. Et effectivement ce soutien s’est bien révélé être un soutien sans critique puisque ce n’est pas seulement Catherine Huby mais le GRIP qui n’a fait aucune critique explicite des positions de Rémi Brissiaud.

Et de plus mon texte n’a eu aucune réponse ni de la part de C. Huby ni du GRIP. Et l’on ne peut invoquer comme raison de cette non-réponse une difficulté théorique puisque, à part la note 9 dont le contenu n’est pas nécessaire pour la compréhension du texte, il ne parle que de nombre ordinal, nombre cardinal, comptage et calcul, adjectif numéral, adjectif cardinal et ceci à un niveau qui ne dépasse pas, en gros, le niveau d’entrée à l’Ecole normale en 1960.
Il semble donc impossible pour le moment et après quatre mois d’en discuter avec le GRIP.
Mais il sera peut-être possible de le faire avec Rémi Brissiaud. Et ce d’autant plus que ce texte d’octobre dernier n’est que la première partie d’un texte beaucoup plus complet qui a plus que doublé de volume et qui devrait paraitre incessamment sous peu.

Michel Delord

Rédigé par : Michel Delord | le 07 mars 2014 à 08:51 |

Acte 4. Scène 9. Julien Giacomoni à Michel Delord

[Julien Giacomoni, professeur agrégé de mathématiques, est co-secrétaire du GRIP]

Salut Michel,

Comme toujours tu écris un texte qui apporte publiquement un éclairage théorique crucial, sur les contenus et sur leur enseignement.

Tu dis: « Allons tout de suite à la question théoriquement centrale… ». J’ai bien peur qu’en l’occurrence la dérive dont témoigne Catherine (et ce qu’elle dénonce) est une réalité dans laquelle les pratiques sont déconnectées de tout aspect théorique mathématique.

Je pense que nous sommes tous d’accord sur le fait que la question de fond est plus profonde et absolument pas récente.

Bien cordialement,

Julien Giacomoni

Rédigé par : Julien Giacomoni | le 07 mars 2014 à 16:27 |

 

Acte 4. Scène 10. Rudolf Bkouche à tous

Pour préciser, je dirai que je ne comprends pas cette distinction entre numérotation et dénombrement. Pour dénombrer on compte. Mais le comptage consiste à compter des objets et on met en relation l’ensemble des objets avec la comptine. Effectivement, on mélange ici cardinaux et ordinaux, mais peut-on faire autrement. Cette distinction ne peut venir qu’après.
C’est bien parce que l’on compte qu’on acquiert la notion de nombre.
On sait que cela ne suffit pas et qu’il faut aller plus loin. D’abord on calcule et plus tard on peut lire Frege, Peano et Dedekind.
Il y a encore ici chez Brissiaud une peur de l’empirisme comme si on pouvait acquérir d’un seul coup une connaissance complète des nombres, mais c’est quoi une connaissance complète des nombres.
On sait qu’il y a deux modes de construction axiomatique des nombres, celle de Peano et celle de Dedekind qui s’appuie sur la notion d’ensemble. Alors on aimerait raconter cela aux petits-enfants, ce qui aurait un effet immédiat : les petits enfants ne sauront pas compter.
La distinction posée par Brissiaud, aussi intéressante soit-elle, ne présente aucun intérêt dans l’apprentissage du comptage. Ici encore, comme souvent les théoriciens de l’apprentissage confondent l’apprentissage du comptage et l’analyse de la notion de nombre. On peut alors poser, par provocation,la question de savoir si ce sont les nombres qui définissent le comptage ou si c’est le comptage qui définit les nombres ; c’est le problème de la poule et de l’œuf.

Rédigé par : rbkoucje@wanadoo.fr | le 07 mars 2014 à 14:29 |

Rampe4[Récapitulatif du blogueur. Sur la fin de cet épisode, le dialogue tourne au froid. Mais d’une part cette fin est artificielle et d’autre part débattre ne signifie pas écraser les contradictions mais les mettre en lumière. Nous y reviendrons donc. A propos de mise en lumière, il faut remarquer que le chercheur Rémi Brissiaud avait déjà, ces derniers mois, notamment à plusieurs reprises sur le Café pédagogique, développé ses positions sur le comptage, son analyse sur la baisse des performances en calcul et plus récemment sa perception critique des interprétations médiatiquement dominantes de Pisa. Plus récemment, il avait fait de même dans l’émission de Louise Tourret sur France Culture, Rue des écoles. S’agissant d’une personnalité connue dans le milieu, on pouvait penser que cela allait forcément défrayer la chronique, à la façon dont certains magazines nous ont habitués à traiter des questions scolaires, du genre « Enseignement du calcul : le dossier qui accuse » ou « Ce que Pisa ne nous dit pas »… Et en fait, non. Comme s’il était bon de marteler sans fin le refrain simplifié et outrancier de la débâcle, et mauvais de s’interroger sur de possibles causes de dégradation, dès lors qu’elles ne sont pas réductibles à des slogans. Ou alors, plus innocemment, est-ce un effet du blocage des littéraires, majoritaires dans les médias, face à des questions qui les terrorisent (je fais partie des terrorisés)? C’est une hypothèse. Quoiqu’il en soit, cela prouve qu’il faut insister. Une dernière chose: je ne sais pas qui, de Brissiaud, ou Delord, ou d’autres qui comptent et ne prennent pas part au présent échange, a raison dans cette affaire. En revanche, il m’apparaît que les avis ici exprimés sont tout à fait dignes de considération, qu’ils respectent dans l’ensemble une certaine éthique du débat, et que des discours beaucoup moins élaborés sont fréquemment portés au pinacle. L.C.]

A suivre..

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (3/6)

ComicActe3

De même que certains enseignants pratiquent aujourd’hui la classe inversée, cette petite série est une sorte de blog inversé: ce sont les commentaires qui fournissent la matière du billet. C’est aussi, du fait que ces commentaires sont un dialogue parfois tendu entre des personnages, une tentative de théâtre informatif, d’où sa dramaturgie déployée en actes successifs.

Chaque élément de cette série contient des informations.  On peut les picorer au passage ou bien choisir de revenir en arrière pour tout lire in extenso…

Au moment de présenter ce troisième acte, rappelons que ce dialogue est un débat sur un sujet important mais en même temps technique, aride et ingrat dès lors qu’on l’aborde sérieusement: l’enseignement du calcul et plus précisément les premiers apprentissages numériques en grande section de maternelle et en CP.

La mise en scène de ce dialogue, qui auparavant s’était noué spontanément dans la partie commentaires de ce blog est une expérimentation, reflétant la volonté de saluer la qualité des échanges et ne pas reculer devant la difficulté journalistique à traiter d’un tel sujet.

N’exagérons rien cependant: si l’auteur de ce blog, qui n’a vraiment rien d’un matheux, peut comprendre, tout le monde peut comprendre. Et les images tirées des comics sont là pour détendre l’atmosphère. Alors, place aux personnages et à leurs arguments.

Luc Cédelle

Acte 3

Où l’on se promène de Piaget en Pisa, sans oublier le silence assourdissant ayant accueilli une étude de la DEPP de 2008

Atoman2

Acte 3. Scène 1. Rémi Brissiaud à Catherine Huby, via Guy Morel

Via Guy Morel, ce commentaire s’adresse à Madame Huby.

[Rappel du blogueur: Rémi Brissiaud est chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels.Catherine Huby, maîtresse d’école dans la Drôme, est membre du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes). Guy Morel, ancien professeur de lettres, est co-secrétaire du GRIP. Présentations plus complète dans l’Acte1.]

Bonjour,

Au début de votre article (sur votre blog), vous écrivez un paragraphe qui, il me semble, se veut un résumé de ce que j’aurais écrit ici (blog de Luc Cédelle) :

« Si l’enfant de sept ans à huit ans peut, de lui-même, comprendre que l’achat de trois bonbons à 50 centimes pièce lui feront dépenser 150 centimes, il (lui serait) quasiment impossible de réaliser que l’achat de 50 bonbons à 3 centimes lui coûterait aussi 150 centimes. »

Pensez-vous réellement qu’il s’agit là d’un résumé de ce que j’ai dit ? J’ai dit que, dans un contexte qui n’est pas inducteur de l’usage d’une opération (contexte de problèmes mélangés, par exemple), le taux d’échec à une forme simplifiée du premier problème (3 fois 10 !) est étonnamment élevé (0,53) à l’entrée au CE1. Pour moi, cela signifie le contraire du fait que les enfants pourraient comprendre « par eux-mêmes » ce type de situations. J’en déduis même que durant l’année de CP, il faut davantage travailler ces situations où l’usage de l’addition répétée suffit pour obtenir la solution.

J’ai également dit qu’au début du CE1, il convient de continuer ce travail parce que je vois mal comment un enfant qui ne comprend pas l’addition répétée pourrait comprendre la multiplication. Vous dites que certains de vos élèves de CE1 sont faibles en résolution de problèmes. Etes-vous sûre que cela ne les aurait pas aidés de travailler plus longuement l’addition répétée avant de leur enseigner la multiplication ?

J’ai enfin dit que, lorsqu’un enseignant de CE1 juge que ses élèves comprennent la situation d’addition répétée, il peut enseigner la multiplication et proposer des problèmes du 2e type (avant d’enseigner la technique opératoire en colonnes). Je n’ai donc jamais dit que ce serait quasiment impossible : je ne le pense pas puisque je le fais.

Les situations que j’utilise pour enseigner le signe « x » et la commutativité sont proches de celle que vous décrivez (en fait, j’essaie que les élèves en restent moins à un constat empirique, mais ce serait trop long à décrire ici). Une différence importante entre nous est que je n’enseigne pas la multiplication en colonnes dès ce moment : auparavant, les enfants doivent résoudre des problèmes variés du type 50 fois 3, 10 fois 7, 14 fois 2, etc. en écrivant la multiplication en ligne. En effet, comme ils ont été entraînés à résoudre mentalement les problèmes 3 fois 50, 7 fois 10, 2 fois 14, etc., ils trouvent mentalement la solution à ces nouveaux problèmes (c’est le même calcul !). De manière générale, quand la solution peut être trouvée mentalement, on voit mal pourquoi il faudrait inciter les enfants à poser l’opération.

Ce que vous décrivez, rédaction de la solution à gauche de la feuille de papier, opération posée à droite, est typique de la pédagogie traditionnelle de la résolution de problèmes avant 1970 (comme vous le savez, sous ma plume cela n’équivaut à aucune condamnation a priori). [Note du blogueur: « avant 1970» signifie avant la réforme dite des maths modernes.]

Il a cependant été reproché à cette pédagogie de développer chez les élèves l’idée que le succès dépendrait seulement du choix de la ou des « bonnes opérations » et de conduire un trop grand nombre d’élèves à choisir la « bonne opération » sur des indices superficiels (mots inducteurs, opération qui est la vedette du moment dans la classe, etc.) Le pire est que souvent, ils tombent effectivement sur la bonne opération et, donc, trouvent la bonne réponse ! Quand c’est le cas, les enseignants se réjouissent alors qu’ils devraient s’en abstenir parce que la réussite de ces élèves n’est qu’apparente. Vous parlez d’un élève dont le « pilote automatique » est « mal programmé ». Malheureusement, il y a vraisemblablement d’autres élèves dont le « pilote automatique » semble « bien programmé » alors que dans un contexte moins balisé, ce « pilote automatique » est susceptible de subir des défaillances tout aussi graves. Ces élèves donnent l’illusion de comprendre alors que ce n’est pas le cas et, sur le long terme, ils échouent le plus souvent.

J’espère pour vous, et pour vos élèves surtout, que ce n’est pas le cas dans votre classe. En fait, d’après ce que vous décrivez, il est impossible de trancher. Comme vous le dites, tout est bien balisé dans votre classe (« j’ai cette année des élèves faibles en résolution de problème et je préfère leur donner confiance en eux plutôt que les noyer »), mais vous n’avez guère le choix : si vous voulez savoir où ils en sont, il faut les mettre dans une situation qui n’induit plus le choix de telle ou telle opération.

Ne vous rassurez pas en constatant que même l’élève au « pilote automatique mal programmé » est capable d’inventer un problème de multiplication dans le contexte de la séquence que vous décrivez : j’ai passé des dizaines d’heures à demander à des élèves d’inventer des problèmes dans des contextes ouverts et je peux vous assurer qu’environ 20% des élèves de CE2 qui se comportent tout à fait normalement dans les situations entraînées, dérapent de manière très inquiétante dès qu’on en sort. On est loin des 75% d’élèves que décrivait Stella Baruck, mais quand même : on ne peut pas s’en satisfaire.

[Note du blogueur:  Dans l’Àge du capitaine (poche Seuil, 1998), Stella Baruk propose un problème impossible à des élèves de CE2 en situation de classe : 75% d’entre eux tombent dans le piège en donnant une réponse stupide.]

Procédez à une évaluation contenant des problèmes mélangés d’addition, de soustraction, de multiplication, de division avec tantôt un nombre à 1 chiffre et un nombre à 2 chiffres (y compris pour l’addition et la soustraction), tantôt deux nombres à 2 chiffres. Même si la multiplication par un nombre à 2 chiffres n’est pas au programme du CE1, il est possible de proposer un problème comme celui-ci : « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 13 paquets de 10 gâteaux ? » (vos élèves doivent savoir que 13 dizaines, c’est 130, sinon je vois mal ce qu’ils ont pu comprendre des retenues dans les opérations posées). Et, concernant la division : « On dispose de 70 fleurs et l’on fait des bouquets de 10 fleurs. Combien de bouquets peut-on faire ? ».

Si vous avez 13 CE1, par exemple et s’il y en a 2-3 qui échouent assez largement, rassurez-vous : il n’y a pas de microclimat au-dessus de votre école. Je pense même qu’il serait préférable que vous respectiez mieux l’inquiétude vos collègues d’antan qui s’y prenaient comme vous le faites aujourd’hui, qui n’en ont pas été pleinement satisfaits et qui ont essayé de s’y prendre différemment : votre satisfaction est grande, leur inquiétude était respectable.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 28 février 2014 à 08:29 |

 

Acte 3. Scène 2. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, spécialiste de l’épistémologie et de l’histoire des mathématiques. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

à Monsieur Brissiaud

Je ne reviens pas sur la commutativité. Peut-être vous exprimez-vous mal, mais on ne voit pas dans ce que vous dites où se situe la commutativité que vous présentez comme un principe. Si vous distinguez multiplicande et multiplicateur, il n’y a plus commutativité et vous oubliez de dire d’où vient la commutativité, même si vous renvoyez à un exemple. C’est la critique que je vous ai faite.

Quant à Piaget, son travail sur la pédagogie est la partie la moins intéressante de ce qu’il a fait. Si cela a eu du succès, c’est bien parce qu’il semblait donner les règles du bon enseignement. Et après !

Son analogie entre phylogenèse et ontogenèse ne tient pas. [Rappel du blogueur: La phylogenèse est l’histoire de l’évolution d’une espèce. L’ontogenèse est le développement d’un individu de la conception à l’âge adulte.] Même si les difficultés rencontrées au cours de l’histoire peuvent nous éclairer sur les difficultés rencontrées par les élèves, elles sont d’un ordre différent dans la mesure où les contextes sont différents. Il y a chez Piaget une volonté de naturalisation de la pédagogie qui le conduit à oublier le rôle du maître, comme si l’apprentissage était un phénomène naturel. C’est cette naturalité supposée de l’apprentissage qui le conduit à établir une théorie naturelle des stades.

Piaget semble avoir oublié que la science s’est construite pour répondre aux problèmes que les hommes ont rencontrés et qu’elle a pour objet de rendre le monde intelligible.

Et comme tous les adeptes du structuralisme, il veut éviter tout empirisme, ce qui conduit à ne pas comprendre l’acte de connaître. En fait, il commet l’erreur de confondre l’acte de connaître et la cognition, concept inventé pour représenter les phénomènes, psychologiques ou neuronaux qui accompagnent l’acte de connaître. L’élève est ainsi réduit à un ensemble de processus cognitifs et on reconstruit la science en fonction de ces processus. Evidemment tout cela est rapide et doit être approfondi. En tous cas, je ne reconnais pas la science que j’ai pratiquée et enseignée dans les mathématiques telles que Piaget les présente.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 26 février 2014 à 15:09 |

 

Acte 3. Scène 3. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

Bonjour,

A la fin des années 80, j’ai essayé dans divers écrits de diffuser les travaux d’une chercheuse post-piagétienne comme Jacqueline Bideaud (et ceux d’autres chercheurs d’ailleurs : Jacques Lautrey, des anglo-saxons…), travaux qui rejoignaient ce que vous dites concernant l’approche structuraliste de Piaget, l’impossibilité de définir des stades comme il le faisait, etc.

Il n’en reste pas moins que l’apport essentiel de Piaget a été de mettre la compréhension des concepts arithmétiques élémentaires du côté de la prise de conscience des propriétés des actions (cf., par exemple, la notion d’ «invariant opératoire») et j’avoue que la distinction entre généralisation empirique et généralisation constructive (ou encore entre abstraction simple et abstraction réfléchissante) me semble éclairante, y compris pour distinguer des comportements d’élèves (les nombres sont un domaine où le constat empirique ne conduit pas au sentiment de compréhension soudain – « bon sang, mais c’est bien sûr! »-  comme lors de la mise en relation de plusieurs façons de faire).

C’est tout, mais c’est beaucoup parce que cela tranche avec un verbalisme très fréquent chez les anglo-saxons (la compréhension serait là dès que le verbe est conforme) et avec le nativisme qui nous explique que tout est déjà là depuis le départ et qu’il suffirait ensuite que l’expérience fasse son effet.

Bien cordialement.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 28 février 2014 à 08:47 |

 

Acte 3. Scène 4. Michel Delord à Rémi Brissiaud

[Rappel du blogueur : Michel Delord ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, a été à l’origine de la création du GRIP, dont il n’est plus membre. Présentation plus complète dans l’Acte 1.  L.C. ]

« Un petit post-scriptum à Michel Delord, enfin : il y a des périodes pendant lesquelles je ne regarde pas les blogs tel que celui-ci. En cas d’écrit nécessitant une réponse, n’hésitez pas soit à m’envoyer un mail, soit à le faire transiter par Luc Cédelle.» (Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 21 février 2014 »)

En voici l’occasion. Le texte que je vais citer – et qui m’a demandé un certain temps de rédaction – a retardé mon avancée sur votre analyse -au moins – du rôle de la file numérique et des nombres concrets.

Ce texte est donc centré sur PISA. C’est une mise à jour/ réécriture / du texte précédent avec des ajouts importants visant à contrer la manœuvre du PISA-Choc qui s’est précisée depuis décembre et qui a apparemment pour but, dans le cadre d’une refondation qui a plutôt l’air d’une démolition des derniers restes des murs porteurs, de préparer un terrain le plus défavorable possible pour la rédaction de « bons programmes ».

Le texte en question a logiquement pour titre « Vaccination anti PISA-Choc » et commence par:

« L’OCDE nous a fait cadeau de PISA en 2003. Elle nous avait déjà fait cadeau, 40 ans avant, des mathématiques modernes. PISA semble tellement important que certains voudraient créer un PISA-Choc. La médecine n’est-elle pas dangereuse ? »

Présentation sur :

http://blogs.mediapart.fr/blog/micheldelord/270214/vaccination-anti-pisa-choc-0

où l’on peut trouver un des chefs d’œuvre de 1965 du toujours vivant Tom Lehrer.

Le texte complet est à: http://micheldelord.info/pisa-choc.pdf

Le plan de la dernière partie est :

La manip du PISA-Choc

a) Programmite? b) La baisse de niveau selon la DEPP c) Et si R. Brissiaud sous-estimait la baisse de niveau en calcul?

Et si le texte n’est donc pas centré sur les positions de Rémi Brissiaud, il en est cependant sérieusement question. Bonne lecture.

Michel Delord

Rédigé par : Michel Delord | le 28 février 2014 à 07:33 |

 

Acte 3. Scène 5. Rémi Brissiaud à Michel Delord, …

Bonjour,

Comme souvent, votre texte est foisonnant, recelant des pépites (l’extrait concernant les soi-disant «capacités d’abstraction supérieures» des enfants socialement et culturellement aisés, entre autres). On a envie d’adhérer à votre propos général, certaines idées méritant d’autant plus qu’on s’y arrête que l’analyse avancée prend à contre-pied les conceptions naïves (cf. l’analyse des problèmes traditionnels d’arithmétique élémentaire). Et puis, comme souvent également, je ne peux pas vous suivre dans certaines simplifications qui sont loin d’être marginales dans le propos général.

Un résumé de votre propos

Le propos central de votre texte me semble être ce que vous appelez la « manipulation PISA ». J’essaie de résumer : les performances en calcul des écoliers français de CM2 se sont effondrées entre 1987 et 1999, période suivie d’une phase pendant laquelle la baisse se poursuit mais de manière peu marquée et, en tout cas, non-significative. J’ai eu plusieurs échanges de courrier avec l’auteur de l’étude correspondante, Thierry Rocher (DEPP, 2008) et il me semble que ce sont des faits qu’on peut considérer comme sûrs. Personne ne les a d’ailleurs contestés publiquement.

PISA concerne des élèves de 3e (CM2 + 4)et 2nde (+5) et, donc, si la baisse qui vient d’être décrite affecte le niveau des élèves d’âge PISA, la baisse des performances de ceux-ci a dû se produire entre 1987 + 4 et 1999 + 5, c’est-à-dire entre 1991 et 2004. Or la première étude PISA, celle qui sert de référence, date de 2003 : à cette date, l’essentiel de la baisse a déjà été impacté et, depuis, nous sommes dans la phase suivante : la baisse continue mais de manière non-significative. Les résultats de PISA sont tout à fait cohérents avec cela.

Ce que vous appelez «la manip PISA» est le fait d’attirer l’attention sur PISA, donc sur une baisse minime, non significative, pour mieux masquer les résultats particulièrement inquiétants de l’étude de la DEPP (2008). Par ailleurs, PISA met en évidence un accroissement des inégalités liées à l’origine sociale alors que l’étude de la DEPP montre que la baisse s’effectue dans les mêmes proportions dans les divers milieux sociaux-culturels. Les médias nationaux parlent largement du premier phénomène, jamais du second. Vous y voyez une instrumentalisation de l’argument démocratique de la lutte contre les inégalités. Il s’agirait, en éludant la baisse générale de niveau, de ne surtout pas aborder la question des contenus enseignés.

Et qui seraient les auteurs de la manip PISA ? Le ministère, les médias nationaux, les syndicats, les pédagogues qui, il y a peu de temps encore, condamnaient les déclinistes…

Vous avez raison : c’est incroyable qu’exceptés mes différents écrits sur le sujet, il n’y ait eu aucune tentative d’explication des résultats de la DEPP (2008). Le silence est assourdissant. Cependant…

Introduire de la complexité dans le rôle des personnes et des institutions

En fait, le rôle des différentes personnes et institutions est plus complexe que vous le pensez et l’écrivez. Certes, il y a un « plan com » du ministère (ils en ont tous un !) et il leur est plus facile de s’accommoder des résultats de l’étude PISA que de ceux de l’étude de la DEPP (2008). Mais le ministère d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. La preuve : il a autorisé la publication en octobre dernier d’une nouvelle étude de la DEPP alors qu’une interprétation hâtive des résultats de cette étude laisse penser à une hausse récente du niveau à l’entrée au CP, ce qui ne rentrait pas du tout dans son « plan com ».

A de nombreuses reprises sur un site comme le Café Pédagogique, à l’Université d’Automne du Snuipp, dans plusieurs regroupements régionaux de ce même syndicat (bientôt à Lyon), j’ai eu la possibilité de présenter les résultats de la DEPP (2008), de les analyser et d’en présenter l’interprétation que je rappellerai plus loin. Concernant ce syndicat, cela relève d’un certain courage politique : ce n’est pas évident d’inviter un conférencier qui vient expliquer à ses syndiqués que leur pratique professionnelle récente n’a pas eu l’effet qu’ils espéraient. L’accueil est favorable parce que l’analyse est, je crois, étayée (cf. mon dernier petit ouvrage), parce que j’adopte une perspective historique, parce que je dessine une alternative en proposant de renouer avec la culture pédagogique qui était celle de notre école avant 1970, tout en tenant compte de ce que les recherches récentes nous ont appris. Je propose une « issue par le haut » en quelque sorte.

(…) [Note du blogueur: mes excuses à Rémi Brissiaud, mais j’ai dû ici ôter trois paragraphes de son commentaire initial. La mise en abyme que constitue, dans cette série, l’utilisation de commentaires laissés sur ce blog comme matière à de nouveaux billets induit un glissement dans le statut des textes utilisés. S’il est repris dans un billet, un commentaire engage alors à un degré supplémentaire la responsabilité éditoriale de l’auteur du blog. Or, même si le ton et le propos de Rémi Brissiaud sont d’une totale correction, il ne m’appartient pas de commenter des articles du Monde.L.C.]

Instrumentalisation de l’argument de la démocratisation ?

Concernant l’articulation entre démocratisation de l’enseignement et niveau général de la population scolaire, il me semble délicat d’argumenter en disant que quelqu’un qui prône la démocratisation, instrumentalise cet argument. Il faut évidemment se garder de tout procès d’intention et ce n’est pas simple. Il aurait été plus efficace et pertinent de souligner le phénomène suivant.

En 1987, comme de tout temps, l’enseignement du calcul était loin d’être démocratique. Ainsi les enfants des milieux populaires se concentraient-ils dans la partie gauche de la courbe de Gauss rendant compte des performances générales. On peut imaginer que les enfants des milieux populaires sont représentés par des points noirs, les autres par des points blancs. L’aire en dessous de la courbe de Gauss est alors gris foncé à gauche avec un dégradé vers le gris clair lorsqu’on se déplace vers la droite. Les enfants de milieux populaires qui réussissent à atteindre un niveau donné sont à droite d’une verticale donnée. En cas de baisse générale du niveau, la courbe se déplace vers la gauche de cette verticale. Les enfants de milieux populaires qui réussissent à atteindre le même niveau donné sont moins nombreux en nombre absolu, mais aussi en pourcentage (l’aire en dessous est globalement plus blanche). Dans une population qui est inégalitaire au départ, il n’y a pas de contradiction entre baisse générale du niveau de façon homogène et aggravation des inégalités.

Et concernant mes prises de position ?

Comme vous le savez, je fais tout ce que je peux depuis très longtemps pour qu’il y ait un authentique débat concernant les programmes, dans un esprit pluraliste de liberté pédagogique. Et cela encore plus depuis que j’ai pris connaissance des résultats de l’étude de la DEPP de décembre 2008 (comme vous le soulignez, je ne faisais pas partie des gens qui, auparavant, étaient qualifiés de « déclinistes »). Cela fait 4 ans, donc, que je défends encore plus vivement, l’idée qu’il conviendrait de favoriser l’émergence de pratiques pédagogiques alternatives à celles qui sont recommandées comme « bonnes pratiques » depuis 1986 (début de ce qu’on peut appeler la « contre-réforme » des maths modernes).

[Note du blogueur: « contre-réforme » doit être pris ici dans son sens littéral. L’abandon de la réforme des maths modernes a conduit en 1986 au rétablissement de la «numérotation» (ou «comptage-numérotage»). Rémi Brissiaud, qui par ailleurs ne défend pas, loin de là,  tous les aspects de la réforme de 1970, attribue des effets délétères à cette «numérotation». Ce terme désigne dans ce contexte le fait de faire compter les enfants en leur faisant croire que chaque mot prononcé est le numéro de l’objet : le un, le deux, le trois, le quatre… plutôt que de dire : un ; et encore un, deux ; et encore un, trois… La numérotation est une pratique qui, dit-il, était légitimement déconseillée par les pédagogues d’avant 1970. L.C.]

On pourrait espérer que cette idée avance plus vite. Un des grands mathématiciens français, ayant lu mon dernier petit ouvrage m’a dit cet été : « C’est très convainquant, je crois que tu as raison, mais tu vas avoir du mal parce qu’en France, reconnaître qu’on s’est peut-être trompé… ». C’est un frein. Un autre est que le ministère a pris une douche froide avec la question des rythmes scolaires et qu’il est devenu prudent à l’extrême. Bref, c’est loin d’être gagné.

Vous ne m’aidez guère en me collant l’étiquette d’ « héritier des réformes de 70 ». Pourquoi faites-vous cela ? Serait-ce parce que je vous ai écrit :

« Il est vrai que je me revendique un héritier d’un certain esprit qui a présidé à la réforme de 1970 : celui qui consiste à débattre des options didactiques en s’appuyant sur l’avis raisonné des praticiens, sur des arguments de nature épistémologique et sur les résultats de la psychologie scientifique. »

Je me revendique seulement comme héritier « d’un certain esprit », celui consistant notamment à s’appuyer sur les résultats des recherches en psychologie scientifique. C’est à cette époque, en effet, que certains ont commencé à le faire (la psychologie de l’époque était celle de Piaget) et il me semble que cela ne cessera plus. Celui qui est irrité par une prise de pouvoir des chercheurs en psychologie, celui qui la juge indue, n’a pas le choix : il doit, comme je l’ai fait, comme André Ouzoulias l’a fait, se plonger dans les recherches, quitte à devenir un chercheur qui insiste plus sur les zones d’ombre que sur les certitudes issues de cette science.

Mais les travaux de psychologie scientifique n’ont jamais été ma seule référence. Dès 1989, je m’appuyais sur les textes des pédagogues d’avant 1970 pour rédiger des articles intitulés : « Compter à l’école maternelle ? Oui, mais… » ; « Le comptage en tant que pratique verbale : un rôle ambivalent dans le progrès des enfants », etc. Vous pourriez me coller l’étiquette d’héritier des pédagogues d’avant la réforme de 1970. Elle me va aussi bien que celle que vous avez retenue.

En fait, je vous rappelle ce que je crois depuis la fin des années 80 : la réforme de 1970 a été source de progrès concernant certaines problématiques, mais elle a eu un défaut très important, celui de condamner, au nom du modernisme, tout ce qui avait précédé. Ce faisant, elle a conduit à l’oubli de ce qui l’avait précédé et, lors de la contre-réforme de 1986, l’école française s’est inspirée de la culture pédagogique nord américaine, via les travaux d’une psychologue états-unienne, Rochel Gelman, alors qu’elle aurait dû revisiter sa propre culture.

Comme vous n’êtes vraisemblablement pas convaincu du fait que la réforme de 1970 a été source de progrès concernant certaines problématiques, je reproduis ici le commentaire d’une professeure des écoles sur le blog de Catherine Huby (il a été mis en ligne il y a peu de jours) :

début de la citation [« Perso, ne mettant pas d’unités dans les calculs (qui ainsi passent à l’état d’abstraction mathématique), je le leur fais lire comme une phrase, de gauche à droite : 3X50 se lit chez moi « trois fois cinquante ». Et tant pis si c’est faux. Cela ne change rien à leur compréhension et à leur méthode.

(Je parle d’ailleurs, explicitement, toute l’année, de « phrase mathématique », ce qui est bien pratique pour la soustraction.)

Comme on a constaté plusieurs fois, puis admis, que 6×4 donnait le même résultat que 4×6, on utilise l’ordre que l’on veut pour la résoudre, d’abord en passant par l’addition itérée, puis par la résolution grâce aux tables.

Si j’ai 50 malabars à 3 centimes, une fois posée 50X3, on ne raisonne plus que sur des nombres. Et du coup, on va au plus simple : 50+50+50 sera plus rapide que 3+3+3+3+….+3.

En posant le calcul sans unités, mes élèves sont amenés à oublier les malabars et les centimes, et à résoudre un problème uniquement de technique opératoire.

Le résultat trouvé, on revient à la question posée, afin de rédiger une phrase de réponse qui corresponde au problème particulier : là, on mettra l’unité.

L’obstacle soulevé par M. Brissiaud est alors contourné par le passage temporaire à un raisonnement sur des nombres et non plus sur des quantités particulières. Et du coup, l’entraînement décontextualisé, visant à acquérir des automatismes, prend tout son sens.»] fin de la citation

Avant 1970, jamais une institutrice n’aurait pu s’exprimer de cette manière, jamais elle n’aurait osé omettre l’unité dans ses « phrases mathématiques », persuadée que ses élèves n’y comprendraient plus rien. Oui, sincèrement, je pense que la réforme de 1970 a ouvert des possibles concernant la recherche des meilleures voies vers l’abstraction mathématique.

J’aimerais terminer en répétant encore une fois que vous avez raison : l’absence de débat concernant les causes de l’effondrement des performances en calcul entre 1987 et 1999 est le signe que notre système éducatif dysfonctionne gravement. À mon sens, les causes en sont plus complexes que celles que vous avancez, mais cette partie de votre diagnostic n’en reste pas moins fondée.

Bien cordialement.

PS : j’attends avec intérêt votre texte concernant mon analyse de l’effondrement des performances en calcul.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 01 mars 2014 à 19:15 |

Rampe4[Récapitulatif du blogueur. À ce stade, plusieurs constats émergent. L’idée d’une « pédagogie oubliée » (essentiellement pour les petites classes du primaire) dont l’âge d’or se situerait dans les années 1950-1960 semble, au-delà de leurs désaccords, partagée par les deux « camps » en présence. Conscient de l’existence des modes en éducation et de possibles « branches oubliées » dans tous les domaines professionnels, j’avais déjà repéré avec intérêt cette idée dans les thèses défendues par certains « antipédagos » lorsqu’ils consentaient à laisser leur mitraillette polémique au vestiaire. Je l’avais retrouvée aussi en filigrane dans mes nombreux échanges avec Véronique Decker, enseignante Freinet à Bobigny et pourtant grande pourfendeuse des « réacs » en éducation et ailleurs. Une autre idée, tout aussi dérangeante, restera à creuser en marge de ce débat : celle que Pisa, qui depuis 2003 n’a jamais signalé d’effondrement des résultats français mais une lente érosion masquerait un réel « effondrement », survenu auparavant, des performances en calcul. A ce sujet, je n’affirme rien : j’observe, et c’est déjà beaucoup, que des gens sérieux et gravitant dans des cercles jusqu’à présent opposés dans le débat éducatif, soutiennent cette thèse et avancent à son appui certains éléments objectifs. Le troisième constat est celui du manque persistant de lieux ou de supports où des débats sur des sujets aussi importants puissent être menés et se développer « en grand ». Petit esquif, ce blog ne peut remplacer aucun paquebot. Il n’en continue pas moins sa route. A l’instant, toutes voiles dehors, vers le prochain acte de cette pièce de théâtre informatif que les snobs, les acharnés, les esthètes, les persévérants et les marins au long cours ne manqueraient pour rien au monde. L.C.]

A suivre..

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (2/6)

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Résumé du 1er acte. Mais notons que le résumé ne dispense pas de revenir en arrière pour le lire in extenso…

La discussion, qui s’est spontanément engagée le mois dernier dans la partie commentaires de ce blog, porte sur l’enseignement du calcul.  Plus précisément sur les premiers apprentissages. Autrement dit les «fondamentaux» dont les politiques se gargarisent depuis 30 ans sans jamais se donner la peine de savoir de quoi ils parlent.

D’un côté, plusieurs membres ou proches d’un groupe aux origines violemment «antipédago» (étiquette qu’une majorité d’entre eux récuse aujourd’hui) mais engagés dans une expérimentation et dans des réflexions poussées sur la question des programmes scolaires. De l’autre, un chercheur en psychologie cognitive habitué du Café pédagogique, des Cahiers pédagogiques et des journées d’études du Snuipp (le syndicat FSU du primaire).

Les échanges sont denses et serrés entre ces gens passionnés, enseignants de terrain ou théoriciens (ou passés de l’un à l’autre, ou situés entre l’un et l’autre), pour qui le Dictionnaire pédagogique de 1887 de Ferdinand Buisson, mais aussi les textes d’Henri Canac, pédagogue des années 1960 sont des références aussi vivantes que les chercheurs d’aujourd’hui.

Il y a quelques années, cette discussion aurait été impensable. Cette fois, toujours au bord du clash, un vrai dialogue s’amorce.  Mais comment est-ce possible? C’est ce que nous allons voir, peut-être…

Acte 2 de cette petite expérience de théâtre informatif  qui, loin des ministres-météores et de leurs plans de communication, tente de concilier la fluidité des réseaux numériques et les problématiques de longue durée.

Luc Cédelle

 

Acte 2

Où l’on se demande si une tradition pédagogique aurait été « occultée »

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Acte 2. Scène 1. Julien Giacomoni à Rémi Brissiaud

[Note du blogueur: Julien Giacomoni, co-secrétaire du GRIP avec Guy Morel, est professeur agrégé de mathématiques en collège. L.C.]

Bonsoir M. Brissiaud,

Je trouve votre message inquiétant. Comme vous avez lu de nombreux ouvrages et les textes de M. Delord, vous n’êtes pas sans connaître les grandeurs, la multiplication comme loi externe sur un type de grandeur, la notion de multiplicande et celle de multiplicateur.

Qu’est-ce que la commutativité pour une loi externe?

Vous avez lu les pédagogues du début du XXème siècle et vous avez remarqué l’extrême progressivité dans les multiplications qui sont demandées aux élèves, en particulier dans le choix du multiplicateur.

Rien à voir avec « 50 * 3 brouzoufs » en début de CP.

Mais je m’aperçois qu’en fait vous parlez des nombres abstraits et de leur commutativité, vous parlez du cours de 5ème de Lebossé-Hemery en réalité. Si vous en faites un préalable à l’enseignement de la multiplication en CP, c’est compliqué en effet.

Etes-vous certain d’être en train de démocratiser quelque chose de cette manière? Je ne le pense pas.

Un lien pour mémoire où tout est dit, ou presque, par Michel Delord que je salue au passage: http://michel.delord.free.fr/banff.pdf

[Note du blogueur : Michel Delord ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, a été à l’origine de la création du GRIP, dont il n’est plus membre. Présentation plus complète dans l’Acte 1.  L.C. ]

Vous apprécierez sans doute: « Les vérités ne sont fécondes que si elles sont enchaînées les unes aux autres. Si l’on s’attache seulement à celles dont on attend un résultat immédiat, les anneaux intermédiaires manqueront, et il n’y aura plus de chaîne. » Henri Poincaré

Ce n’est pas un détail que de vouloir mettre en balance les quatre opérations et de les lier à la numération.

Bien cordialement,

Julien Giacomoni, professeur agrégé de mathématiques, secrétaire du GRIP.

Rédigé par : Julien Giacomoni | le 21 février 2014 à 13:31 | |

Acte 2. Scène 2. Michel Delord à tous

Bonsoir,

Ça fait un certain temps que je voulais intervenir sur cette note aussi bien pour son titre que pour le débat qui a suivi sur la place de la pédagogie. Mais je répondrai d’abord à Rémi Brissiaud d’autant plus que j’étais en train, au moment où je mets un nouveau site en place, de préparer des pages consacrées à Rémi Brissiaud, notamment celle-ci sur ses positions et celle-là sur sa bibliographie.

[Rémi Brissiaud, chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

En effet, comme je le dis dans l’introduction « Qu’on partage ou non ses positions, on doit reconnaître que Rémi Brissiaud est en France un des acteurs les plus importants de la pédagogie du calcul à l’école élémentaire. »

J’étais donc en train d’écrire quelques textes qui répondaient aux objections de Rémi Brissiaud de 2006 ( Texte du 12 juillet 2006 : http://micheldelord.info/bris-rep-del.pdf ) et répondaient déjà en partie aux dernières objections présentes dans son texte d’aujourd’hui.

Je lui demande donc un petit délai pour une réponse sérieuse*.

Cordialement,

Michel Delord

* Et je pense qu’il m’accordera d’autant plus ce délai que je réalise ce qui est pour le moment sa bibliographie la plus complète sur Internet.

Rédigé par : Michel Delord | le 19 février 2014 à 19:18 |

 

Acte 2. Scène 3. Guy Morel à Rémi Brissiaud

[Note du blogueur: Guy Morel, ancien professeur de lettres, co-secrétaire du GRIP. Présentation plus complète dans l’Acte 1. L.C.]

Cher Monsieur,

Michel Delord étant sorti du bois, ma réponse, en forme de question, se limitera à la partie de votre post qui concerne Buisson – et s’attachera plus particulièrement à la place qui lui est réservée, comme à d’autres pédagogues de l’Instruction publique, dans la formation des maîtres.

Vous dites avoir lu le DP (Dictionnaire pédagogique) en 1977 ; très bien. Vous aviez ainsi quelques années d’avance sur moi qui ne l’ai découvert qu’en 2003 et aussitôt fait découvrir à maints PE [Note du blogueur: Professeurs des écoles] qui n’en avaient jamais entendu parler pendant leur formation.

D’où ma question : ne croyez-vous pas qu’il y a eu une anomalie troublante avec cette occultation de la tradition pédagogique dans la formation des maîtres ?

Le regretté André Ouzoulias reconnaissait, dans le long entretien avec Luc Cédelle publié ici, que cette formation avait pu verser dans un certain dogmatisme. Et dans un précédent post, il avait convenu qu’à l’avenir, le pluralisme en matière de courants pédagogiques, devrait y être la règle.

Tomberons-nous donc d’accord sur le fait que dans les futurs ESPE, l’héritage de Buisson, les positions de Michel Delord sur le calcul, tout le travail du GRIP sur les programmes, sur l’apprentissage de la lecture doivent, à égalité avec ceux produits par d’autres courants, être portés à la connaissance des futurs PE ?

Cordialement.

Guy Morel

PS. L’auteur de Compter Calculer au CP est Pascal Dupré et non Catherine Huby, qui a écrit bien d’autres manuels.

Rédigé par : Guy Morel | le 20 février 2014 à 13:03 |

Acte 2. Scène 4. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, Guy Morel, Michel Delord

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, spécialiste de l’épistémologie et de l’histoire des mathématiques. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

Cher Monsieur Bkouche, cher Monsieur Morel, cher Monsieur Delord

Guy Morel écrit : « Le regretté André Ouzoulias reconnaissait, dans le long entretien avec Luc Cédelle publié ici, que (la) formation (des maîtres) avait pu verser dans un certain dogmatisme ».

Je ne voudrais pas que les lecteurs de ce blog pensent qu’André avait découvert cela de manière récente. Toute notre carrière, nous n’avons cessé de nous battre pour une formation mieux informée des résultats des recherches scientifiques, une formation critique et pluraliste.

Lisez mon dernier texte sur le Café pédagogique : je plaide même pour des programmes qui offrent la possibilité d’approches pédagogiques (didactiques ?) différentes et pour des documents d’accompagnement qui explicitent les points forts et les points faibles des différentes approches. Je plaide pour une forme d’évaluation qui consiste, pour un binôme d’étudiants, à ce que l’un d’eux tire au sort un choix didactique possible : « Enseigner les 4 opérations, y compris leurs signes opératoires, dès le CP », par exemple. Puis l’étudiant doit défendre cette position du mieux possible, l’autre étudiant défendant la position alternative : « Ne pas le faire ». Et ceci sans préjuger de ce que feront l’un et l’autre quand ils auront leur classe. L’idée étant qu’un futur maître fera d’autant mieux la classe qu’il se sera approprié les arguments en faveur de son choix (quel qu’il soit) ainsi que les arguments contre. Ce dernier point est important : lorsqu’un enseignant connaît les dysfonctionnements qu’on observe le plus souvent avec le choix qui est le sien, il repère bien mieux les signaux de tels dysfonctionnements.

Rudolf Bkouche est critique envers « la didactique des mathématiques». Il faudrait s’entendre sur ce que recouvre cette expression. J’utilise plus volontiers le mot «didactique» comme adjectif qu’en tant que nom. En effet, les travaux (thèses, articles…) qui se présentent comme relevant de « la didactique des mathématiques » me semblent avoir un point commun extrêmement gênant : on y sent le souci de maintenir à l’extérieur de « la didactique » quiconque n’a pas suivi la filière universitaire qu’ils défendent comme une forteresse assiégée.

Je suis intervenu 3 fois au séminaire national de didactique des mathématiques, pour présenter des recherches qui, ma foi, n’ont pas si mal vieilli que ça. Et pourtant, dans les thèses de didactique des mathématiques, jamais le contenu de ces interventions n’a été mentionné une seule fois.

Mon premier ouvrage a été traduit en espagnol et en portugais, j’ai écrit divers articles dit « scientifiques » en français et en anglais sur le thème de l’enseignement / apprentissage de l’arithmétique élémentaire, mais ceux-ci, aux yeux des didacticiens orthodoxes, ont le tort de se trouver dans des ouvrages ou revues de psychologie. L’un de ces textes a été commenté sur 3 pages dans un ouvrage paru simultanément à New-York, Adélaïde et Pékin et écrit par l’une des vedettes de la psychologie mondiale (Brian Butterworth : il avait pronostiqué l’Alzheimer de Reagan dès son 2e discours d’investiture). Et pourtant, dans les travaux relevant de « la didactique », je n’apparais jamais comme un chercheur digne d’intérêt : je suis soit l’auteur de manuels scolaires, soit un psychologue et, donc, tenant d’une autre approche que celle de « la didactique », une approche sur laquelle il vaut mieux ne pas s’attarder parce que seule « la didactique » serait à même d’étudier la façon dont se diffusent les savoirs mathématiques.

Peut-être aurez-vous compris que je ne fais pas pleinement partie de cette communauté ? Pour autant, je continuerai à lire leurs travaux et à proposer des interventions dans leurs séminaires et colloques quand cela me semblera pertinent, en espérant qu’un jour ils prendront conscience de la stupidité de cette attitude de forteresse assiégée. Toujours est-il, que s’il avait su cela, Rudolf Bkouche n’aurait certainement pas rédigé son dernier paragraphe à l’identique.

Dernier point concernant la conceptualisation de la multiplication : évidemment que le concept de commutativité ne va pas résulter du constat que dans un cas, ça marche (50 objets à 3 cruzeiros coûtent le même prix que 3 objets à 50 cruzeiros), ni même que dans 100 cas, 1000 cas… ça marche. Dans les années 60, Jean Piaget distinguait les généralisations empiriques et les généralisations constructives, celles qui tirent leurs raisons d’une réflexion sur les actions. Il n’y a pas de conceptualisation sans généralisation et, bien évidemment, les concepts arithmétiques sont des exemples privilégiés de concepts résultant d’une généralisation constructive (Piaget s’appuie beaucoup dessus). Prendre comme support empirique un quadrillage de 3 lignes et 4 colonnes, comme le préconise Michel Delord, pour mettre en relation les deux façons de le remplir ou de le former (3 rangées de 7 objets et 7 rangées de 3 objets), est un moyen de favoriser la prise conscience du fait que cela resterait vrai avec d’autres nombres. Je le fais depuis que je construis des progressions sur la multiplication. Guy Brousseau (le « père » de « la didactique des mathématiques ») le faisait avant moi et, très probablement, d’autres pédagogues avant.

Un petit post-scriptum à Michel Delord, enfin : il y a des périodes pendant lesquelles je ne regarde pas les blogs tel que celui-ci. En cas d’écrit nécessitant une réponse, n’hésitez pas soit à m’envoyer un mail, soit à le faire transiter par Luc Cédelle.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 21 février 2014 à 19:49 |

Acte 2. Scène 5. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

à Monsieur Brissaud

Je connais suffisamment le milieu des didacticiens pour connaître leur petites querelles, mais cela ne m’intéresse pas. La didactique a conduit à inventer un savoir dit scolaire qui a peu de rapport avec le savoir. Et, quels que soient vos rapports avec les didacticiens, je lis dans vos textes le même oubli des mathématiques.

La façon dont vous oubliez de parler de grandeurs pour définir la multiplication me semble caractéristique de cet oubli. C’est pour cela que la commutativité apparaît dans votre texte plus comme un principe que comme une propriété issue à la fois de constatations empiriques et de raisonnement.

Quant à Piaget, j’ai appris en le lisant que pour fonder une « science » qui a nom «épistémologie génétique» il s’est appuyé sur de nombreux contresens, passant ainsi à côté de la pédagogie. Sa confusion entre les structures mathématiques définies par Bourbaki et ce qu’il considère comme les structures cognitives a conduit à la malheureuse réforme des mathématiques modernes. De même sa réinterprétation de l’histoire des mathématiques et de la physique pour justifier l’analogie entre phylogenèse et ontogenèse comme il le dit savamment.

[Note du blogueur: La phylogenèse est l’histoire de l’évolution d’une espèce. L’ontogenèse est le développement d’un individu de la conception à l’âge adulte. Le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) a émis le principe, contesté depuis,  selon lequel «l’ontogenèse récapitule la phylogenèse».]

Quant à sa distinction entre deux formes d’abstraction, elle est loin d’être aussi claire qu’il le dit, mais là Piaget est victime de la peur de l’empirisme qui marquait l’époque et qui a marqué cette fille de Piaget qu’est la didactique.

Je suis d’accord avec vous pour dire que le mot « didactique » est un adjectif. Le substantif « didactique » tel qu’il s’est développé définit une « pseudoscience », pas plus.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 22 février 2014 à 17:06

|

Acte 2. Scène 6. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

À Monsieur Bkouche,

N’avez-vous pas compris que chacun de vos nouveaux commentaires est consacré à me faire un reproche qui n’a pas de raison d’être ? Dans ce dernier texte, vous dites que j’oublierais de parler des grandeurs pour définir la multiplication. Je vous renvoie donc à un texte qui date de 2006 et qu’on trouve sur le site de Michel Delord:

http://micheldelord.info/bris-rep-del.pdf

Venons-en à ce qui constitue le corps de (ma) réponse (à Michel Delord) : la question des «nombres concrets». Il semble me considérer comme un défenseur de la lettre du texte instituant la réforme de 1970. Si c’est le cas, il se trompe de cible : il me semble avoir été, il y a plus de 15 ans, parmi les premiers à proposer aux élèves des exercices où ils sont conduits à écrire des égalités telles que : « 6 cm = 60 mm » ou « 1/4m = … cm ». Et, en divers endroits, j’ai montré que je ne considérais nullement la production d’une écriture telle que « 4 € + 2 € 30 = 6 € 30 » comme la transgression d’un tabou.

[Note du blogueur: La « réforme de 1970 » est celle dite « des maths modernes », restée dans les mémoires comme l’archétype d’une mesure éducative de grande ampleur, mise en place d’en haut, dictée par la science la plus prestigieuse… et ayant abouti à un cuisant fiasco. On peut en trouver ici un historique et des témoignages, plutôt du côté de ses principaux acteurs et défenseurs. L.C.]

Par ailleurs, j’ai été un des seuls pédagogues à adopter une position très mesurée vis-à-vis de la pratique pédagogique encore courante aujourd’hui qui consiste, lors d’une résolution de problèmes où l’on cherche le résultat d’une addition répétée, à faire écrire aux élèves le multiplicande en premier (sans indication écrite de l’unité mais en interprétant oralement le nombre correspondant comme celui qui indique l’unité du résultat) et le multiplicateur en second. Dans le livre du maître que Michel Delord cite dans son texte, je dis explicitement que cela revient à faire pratiquer aux élèves ce qu’il appelle une « analyse dimensionnelle ». La seule différence entre cette pratique pédagogique et l’usage ancien des « nombres concrets » est que l’analyse dimensionnelle se fait alors de manière orale. On comprend bien pourquoi cette pratique pédagogique peut avoir un effet bénéfique et, en l’absence d’étude scientifique sur l’effet d’une telle pratique, il ne convient surtout pas de la condamner.

Quant à Piaget, son œuvre mérite un bilan beaucoup plus circonstancié que celui auquel vous vous livrez de façon rapide. Concernant les premiers apprentissages numériques, l’alliance de l’empirisme nord américain et du nativisme a, ces 30 dernières années, beaucoup influencé notre pédagogie. J’ai essayé de montrer que cela a eu un effet délétère (cf. mon dernier ouvrage).

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 26 février 2014 à 09:14 |

 

Acte 2. Scène 7. Guy Morel à tous.

Bonjour,

Une histoire de classe, pour alimenter le débat: cliquez ici sur le blog de Catherine Huby

Cordialement.

Guy Morel, co-secrétaire du GRIP

Rédigé par : guy morel | le 26 février 2014 à 16:56 |

[Récapitulatif du blogueur. On ne sait pas encore, à ce stade, si les protagonistes vont être d’accord sur quelque chose. Mais on voit que, bon gré, mal gré, ils discutent, qu’ils se rattachent à une combinaison de problématiques générales et de problématiques concrètes dans la classe et face à l’élève. On constate que tout travail sur les programmes plonge ses racines dans l’histoire de l’éducation. On touche aussi du doigt que «la science» est diverse et changeante et que l’invoquer ne suffit pas. On a également compris qu’un débat aigu se profile à partir de la commutativité de la multiplication,  de la définition de cette opération comme addition répétée et de la perception de la différence entre la signification de  «50 objets à 3 cruzeiros » et celle de « 3 objets à 50 cruzeiros». Ce débat pourrait bien déboucher sur le fait de savoir s’il faut enseigner cette opération (de même que la division) en tant que telle dès le CP ou si cet enseignement doit être plus progressif. Enfin, il apparaît qu’une entité désignée comme «la communauté des didacticiens des mathématiques» serait une sorte d’adversaire historique commun aux parties prenantes de ce dialogue. Tout cela fait une honnête dose d’informations pour un deuxième acte. L.C.]

A suivre..

Pour revenir à l’Acte 1, cliquer ici

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (acte 1/6)

Comics1Ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela arrive sur ce blog (dont je rappelle qu’il existe depuis mars 2008) : l’enchaînement des commentaires, puis des réponses aux commentaires, finit par créer un véritable fil de discussion. J’entends par là un débat suivi, serré, argumenté, parfois polémique, parfois policé, sur un ou plusieurs sujets qui se dégagent peu à peu et peuvent, de réponse en réponse, sembler très éloignés du billet qui avait déclenché les premiers commentaires.

Mené par des personnes motivées, voire passionnées, qui maîtrisent leur sujet et ne « lâchent rien », ou en tout cas pas facilement, ce type de débat est des plus instructifs. Une forme journalistique originale se construit ainsi, qui permet de « creuser » un sujet tout en faisant sentir que les questions abordées ne sont pas abstraites ni arbitraires, qu’elles s’inscrivent dans un contexte et qu’elles s’incarnent dans des personnages. Il arrive que les contributions, postées en commentaires, dépassent largement le format d’un « post » à part entière. Une fois lancé, le fil de discussion semble se dérouler tout seul: ce n’est pas entièrement vrai.

Les textes « tombent » les uns après les autres, certes, mais ce théâtre informatif où les prises de parole et les morceaux d’éloquence se succèdent a besoin que son metteur en scène reste présent et vigilant. Maître du blog, le journaliste valide ou ne valide pas les contributions proposées, écarte sans états d’âme les (rares) invectives, recadre les énervés, provoque s’il le faut les placides et relance à sa guise. La logique même du fil de discussion génère l’accumulation, donc l’hypertrophie. Assez vite, se pose ainsi un problème de format et de visibilité. Au bout de plusieurs semaines, un fil qui se respecte devient véritablement kilométrique.

Mais un fil est aussi un filon. Lorsque les contributions sont de qualité, il se transforme, mine de rien, en mine d’or. Et comme toute mine, son contenu n’apparaît pas à l’air libre: il faut accepter d’y descendre et d’en explorer les galeries. Le billet intitulé « Si l’école n’enseigne plus, alors pourquoi la conserver? », publié ici le 13 février, a généré des dizaines de commentaires qui ne sont plus des commentaires mais des argumentaires, des textes qui se sont entassés jusqu’à dessiner deux fils de discussion entrecroisés: l’un sur la pédagogie, l’autre, plus resserré dans sa thématique, sur les premiers apprentissages numériques en grande section de maternelle et au CP.

Ce sont là deux minerais que j’ai décidé d’extraire. Si j’en trouve le temps (les habitués de ce blog savent quelles sont mes contraintes actuelles hors éducation), je reviendrai sur la pédagogie, sujet récurrent et propice à une virulence qu’il faut toujours affronter. Mais ce que je vais d’abord ramener à la surface est le débat sur l’apprentissage du calcul. Sujet « serpent de mer » comme l’apprentissage de la lecture, il a comme point commun avec ce dernier d’être atrocement technique – du moins si l’on accepte, ce qui est ici la règle, de ne pas s’épouvanter de la première complexité venue.

L’apprentissage du calcul et celui de la lecture (que j’aborderai par ailleurs et autrement) sont inexorablement des sujets d’actualité, destinés à revenir au premier plan, ne serait-ce qu’en raison des travaux engagés par le Conseil supérieur des programmes, présidé par Alain Boissinot, qui a commencé à réunir des groupes d’experts et à organiser des consultations. C’est aussi, à l’évidence, cette perspective et le désir de peser sur ce processus qui motivent les participants à ce fil particulier de discussion. A propos de participants, je me permettrai, comme dans toute pièce de théâtre, de les présenter au moyen de didascalies. Il est utile, dans un débat de savoir « qui est qui ».

Dernier point: que personne ne s’attende à une lecture facile ! Ni rapide… Ni courte… Les discussions sur ce genre de sujet mènent aux confins du journalisme, là où la tentation est grande de laisser les experts à leur expertise et de leur dire que l’on reviendra quand ils seront d’accord… Pour autant, je ne connais guère de sujet qui garantisse le confort intellectuel à qui consent à s’y plonger. Même sélectionnés, les textes qui suivent paraîtront à certains interminables et d’autres trouveront que la tentative même de mettre en scène ce type de débat très technique relève de la haute fantaisie.

Laissons dire… Même si un simple survol devait se traduire par le seul constat de la technicité du débat, ce serait déjà une information : voilà, dès les toutes premières classes, le type de questions redoutables auxquelles se confronte toute entreprise de refonte des programmes. Et si, consentant à plus qu’un survol, il vous arrive de caler sur un passage qui vous semble ardu, l’avantage d’un fil de discussion sur d’autres sources d’information, c’est que vous pouvez y poser votre question. Bonne exploration!

Luc Cédelle

 

Acte 1

 Où la discussion s’engage autour de la commutativité de la multiplication

BattleCry2

Acte 1, scène 1. Rémi Brissiaud à Guy Morel.

[Rémi Brissiaud, ancien instituteur et professeur de mathématiques en école normale, puis maître de conférences en psychologie cognitive à l’université de Cergy-Pontoise, est actuellement chercheur au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8, équipe Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances. Très connu dans l’enseignement primaire, il est aussi auteur de manuels.

Guy Morel, co-secrétaire du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes), ancien professeur de lettres en lycée, écrivain, spécialiste de Pagnol, auteur notamment de Barbie pour mémoire (1986, éditions de la FNDIRP) est aussi l’auteur, avec Daniel Tual-Loizeau, de plusieurs ouvrages dont les titres sont éclairants sur ses positions dans le débat sur l’éducation : L’Horreur pédagogique  (1999, Ramsay), Petit vocabulaire de la déroute scolaire (2000, Ramsay). L.C.]

Bonjour M. Morel,

Ce texte est une réponse à celui que vous avez posté le 13 février et dans lequel vous écrivez :

« PS. J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP de Buisson de 1887 consacrée à la question. J’ose même espérer que M. Goigoux fasse de même avec les pages du même ouvrage sur l’écriture-lecture. Rédigé par : Guy Morel | le 13 février 2014 à 17:52 |».

J’ai déjà eu un échange avec vous qui s’était terminé par l’expression d’excuses que j’ai bien volontiers acceptées. Vous vous adressiez à moi comme si j’étais la force invitante à un colloque ministériel alors que ce n’était pas le cas. En fait, je n’avais même pas été invité à intervenir lors de ce colloque. De façon générale, le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à présent, je n’ai guère été sollicité par un ministre quel qu’il soit (pas plus que ne l’a été mon ami André Ouzoulias. Pour lui, c’est définitif).

De nouveau, je trouve votre parole rapide et, de ce point de vue, vous conservez un style déplaisant qui explique que, bien que je trouve que les idées du GRIP méritent souvent d’être débattues (j’ai d’ailleurs essayé plusieurs fois de le faire), je m’abstiens le plus souvent de le faire aujourd’hui.

Vous écrivez : « J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP (dictionnaire pédagogique) de Buisson de 1887 consacrée à la question. »

Si je comprends bien, ma lecture des pédagogues d’avant 1970 (date de la réforme des maths modernes) serait récente et celle du DP de Buisson à venir. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?

[Note du blogueur: Ferdinand Buisson (1841-1932), directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry]

Lisez mon ouvrage de 1989 (Comment les enfants apprennent à calculer ? – notez la présence du mot « calculer » et non « compter ») et vous verrez qu’il n’en est rien. Il contient de nombreuses citations de pédagogues d’avant 1970 sur lesquelles je m’appuie (en complément de résultats de recherches) pour affirmer qu’il faut d’emblée viser l’enseignement du calcul à l’école et pour émettre une mise en garde : l’enseignement du comptage, tel qu’il s’effectue dans les familles, a un rôle ambivalent concernant le progrès vers le calcul. Nos prédécesseurs dans le métier s’en méfiaient comme de la peste. Une question au passage : la découverte de ce phénomène ne serait-elle pas récente au sein du GRIP ? Sinon, comment expliquer que Catherine Huby ait intitulé son manuel de CP et, pire, de CE1 : « Compter, calculer au CE1 » ? (voir aussi les interventions de Catherine Huby sur le site pré-cité).

[Note du blogueur: Catherine Huby est membre du GRIP, impliquée dans l’expérimentation SLECC (Savoir lire, écrire, compter, calculer), et auteur de manuels d’apprentissage de la lecture édités par le GRIP. Pour la situer, elle est l’auteur du texte « Mon métier à moi, c’est maîtresse d’école », publié en billet sur ce blog qui a rencontré un beau succès dans le milieu des pédagogues et mériterait de figurer dans un « best of ». L.C.]

Quant au Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, je l’ai lu la première fois en 1977 (j’étais en « stage d’adaptation » parce qu’ancien professeur de lycée, je devenais professeur d’école normale). Je suppose que vous êtes convaincu du contraire parce que je ne fais pas miennes toutes les recommandations du Dictionnaire. Mais comment faut-il qualifier le rapport à un ouvrage qui consisterait à en épouser systématiquement les thèses? À un niveau général, mon accord avec les thèses défendues dans le DP, est profond mais dans le détail, je pense qu’avec les connaissances qui sont les nôtres aujourd’hui, il faut nuancer ce qui y est dit et ne pas systématiquement retenir ce qui y est préconisé.

Je prendrai comme exemple un extrait du texte de Michel Delord auquel vous renvoyez dans votre billet :

“Jusqu’en 1970, on apprend simultanément le calcul et la numération : au programme de CP figure les quatre opérations car par exemple il n’est pas possible d’apprendre la numération sans connaitre la multiplication puisque 243 signifie bien 2 fois100 plus 4 fois 10 plus 3.”

Pour moi, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la multiplication au CP pour savoir que 43, c’est 4 fois 10 plus 3, l’addition répétée suffit. Il faut savoir que 40 = 10 + 10 + 10 + 10, ce qui peut évidemment se dire : 40, c’est 4 fois 10. En effet, le mot « fois » fait partie du langage quotidien et il n’est pas nécessaire de l’avoir associé à la multiplication et au signe «x» pour l’utiliser. Nous allons voir en effet qu’utiliser le signe «x» et le mot «multiplication» à ce niveau de la scolarité n’est pas sans inconvénient. Pour s’en rendre compte, on peut se rapporter aux résultats d’une recherche menée à Recife, au Brésil. Schlieman et collègues (1998) proposent ces deux problèmes à des enfants entre 8 et 12 ans qui sont « vendeurs des rues » et qui n’ont jamais fréquenté l’école :

(1) Combien faut-il payer en tout pour acheter 3 objets à 50 cruzeiros l’un ?

(2) Combien faut-il payer en tout pour acheter 50 objets à 3 cruzeiros l’un ?

75% de ces enfants qui n’ont jamais entendu parler de la multiplication et qui ne connaissent pas le signe « x », réussissent le problème (1). Concernant le problème (2), avec les mêmes enfants des rues, on observe un taux de réussite de… 0%. Il faut en tirer les conséquences : le problème (1) n’est pas un problème de multiplication, on peut le réussir sans avoir étudié cette opération, c’est un problème d’addition répétée. En revanche, le problème (2) est un authentique problème de multiplication : on ne peut pas le réussir sans avoir étudié cette opération. En effet, l’échec au problème (2) ne s’explique pas parce que les enfants ne comprennent pas la situation parce que c’est la même situation que celle qui est décrite dans le problème (1) ; il ne s’explique pas non plus parce que les enfants ne savent pas calculer 3 fois 50 (sinon ils échoueraient au premier problème) ; il s’explique parce que des enfants non scolarisés ne savent pas que 50 fois 3 et 3 fois 50 conduisent au même nombre (commutativité). Les enfants de la rue cherchent à faire : 3 + 3 + 3 + 3 +… et, bien entendu, ils ne s’en sortent pas. Comprendre une opération, c’est en comprendre les propriétés essentielles, comme la commutativité de la multiplication, les propriétés que les chercheurs qualifient de « conceptuelles ».

Dans un article publié dans la revue Developmental Science (Brissiaud et Sander, 2010), nous avons montré que pour chacune des principales situations qui donnent du sens aux 4 opérations, on peut distinguer comme ci-dessus 2 sortes de problèmes : des problèmes comme le (1) dont la réussite atteste la compréhension de la situation et des problèmes comme le (2) dont la réussite atteste que l’enfant a commencé à comprendre l’opération arithmétique parce qu’il en utilise une propriété conceptuelle.

Pour la multiplication et la division, une façon de lutter contre l’échec scolaire consiste à commencer par s’assurer que les enfants comprennent les situations qui donnent du sens à ces opérations en leur proposant des problèmes comme le (1) (sans parler de l’opération, ce n’est pas nécessaire) avant, dans un deuxième temps, de définir l’opération aux enfants en s’appuyant sur des problèmes comme le (2). La raison : les enfants n’ont pas tout à apprendre en même temps, la progressivité est meilleure. On risque moins de se retrouver avec des élèves qui, face à un problème, ne cherchent plus à comprendre la situation décrite et choisissent une opération selon l’air du temps.

Par ailleurs, lorsque vous dites à un enfant : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… », l’enseignement correspondant est plus explicite: lors de la première rencontre avec la multiplication, vous mettez l’accent sur une propriété essentielle de cette opération, vous ne leurrez pas les enfants en leur faisant croire que vous leur enseignez la multiplication alors que vous ne faites que leur enseigner l’addition répétée.

Ferdinand Buisson ne pouvait pas savoir tout cela. Même s’il avait raison sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le fait que comprendre le nombre 8, c’est savoir que 8 = 7 + 1 ; 8 = 10 – 2 ; 8 = 4 + 4 etc., je ne pense pas que l’absence de l’écriture 8 = 4 x 2 soit un manque important.

Bref, au-delà du fait que je vous ai convaincu ou non, le DP de Buisson a-t-il figé à jamais notre connaissance des phénomènes didactiques ou bien y a-t-il place pour une recherche de meilleures progressions ? Et pourquoi quiconque se situant dans une telle dynamique ne mériterait que le sarcasme ?

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 18 février 2014 à 21:09 |

 

Acte 1, scène 2. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, ancien directeur d’IREM (institut de recherches sur l’enseignement des mathématiques), est ce qu’il est convenu d’appeler une « pointure » dans l’épistémologie et l’histoire des mathématiques. On peut le voir et l’entendre sur Internet sur cette vidéo ou bien celle-ci. Par ailleurs il est  juif antisioniste, militant anticolonialiste et membre d’associations de solidarité avec les travailleurs immigrés et les sans-papiers. Dans une lettre ouverte à Claude Guéant lorsque celui-ci était ministre de l’Intérieur, il se présentait comme « métèque de souche ». L.C.]

Brissiaud dit une chose intéressante, savoir qu’une addition répétée devient difficile lorsqu’elle est trop longue, mais refuse de comprendre que la multiplication a été inventée pour éviter des additions répétées trop longues.

Qu’est-ce que cela veut dire que le fait que 3×50 et 50×3 sont égaux est conceptuel ? Les concepts ne sont pas des mythes révélés et la question reste : comment se construisent les concepts ?

Si Brissiaud a lu Delord comme il le dit, il devrait savoir que 3 fois 50 cruzeiros et 50 fois 3 cruzeiros ce n’est pas la même chose.

Brissiaud refuse de penser la multiplication des entiers comme une addition répétée ; c’est quoi alors une multiplication ? Ecrire : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… » n’explique rien et surtout passe à côté du sens de la multiplication.

Quant à dire que Buisson n’avait pas les connaissances nécessaires pour dire ce qu’est la multiplication, c’est encore une idée d’authentique scientifique qui veut se convaincre que la didactique a apporté des connaissances nouvelles tout en oubliant les mathématiques.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 19 février 2014 à 11:00 |

Acte 1. Scène 3. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

Bonjour M. Bkouche,

Quand vous dites que je refuserais « de comprendre que la multiplication a été inventée pour éviter des additions répétées trop longues » , j’avoue que les bras m’en tombent : je passe mon temps à dire que la multiplication a été inventée parce que l’addition répétée 3 + 3 + 3 + 3 + 3 + … (50 fois) est trop longue. Comme le calcul de cette addition conduit au même nombre que l’addition répétée 50 + 50 + 50, cette propriété permet de remplacer un calcul fastidieux par un calcul simple. De mon point de vue, dès la leçon d’introduction de la multiplication, il convient de mettre l’accent sur la commutativité de cette opération comme moyen de remplacer une addition répétée trop longue par une plus courte. Votre reproche me semble donc totalement infondé.

De même, quand vous dites que je refuserais de « penser la multiplication des entiers comme addition répétée », je ne vois pas à quoi vous faites allusion. En effet, je dis qu’avoir compris la multiplication, c’est avoir compris l’addition répétée et, de plus, avoir compris certaines propriétés conceptuelles, dont la commutativité. La preuve : un grand nombre d’enfants réussissent les problèmes qui nécessitent seulement l’addition répétée (problèmes de type 1 dans mon commentaire précédent) et échouent ceux qui nécessitent la commutativité (problème de type 2). Une autre preuve : chez les adultes, la résolution mentale d’un tel problème de type 2 prend plus de temps que celle d’un problème de type 1 (données non publiées).

Je suis désolé mais les données expérimentales précédentes ne laissent place à aucun doute: il existe bien deux niveaux de compréhension qui, d’un point de vue développemental, se succèdent : {addition répétée} d’abord puis : {addition répétée + commutativité}. Après avoir été prof de maths pendant 20 ans, j’ai repris des études de psychologie expérimentale pour pouvoir m’appuyer sur des données empiriques telles que celle-ci. Je n’y renoncerai pas facilement parce qu’il me semble que c’est le seul moyen de sortir de certains débats d’opinion stériles.

Lorsqu’on en est là, il faut décider du moment où l’on décide de parler de « multiplication » aux élèves : faut-il le faire dès l’usage de l’addition répétée, qui doit être très précoce, ou seulement quand la commutativité est disponible ? J’ai fait le second choix et j’en ai donné les raisons dans mon commentaire précédent. Pour mieux me faire comprendre, je vais m’appuyer sur d’autres données empiriques, issue de la même recherche (Brissiaud et Sander, 2010) : à l’entrée au CE1, les problèmes « Combien y a-t-il de fleurs en tout dans 2 bouquets de 10 fleurs », « Quel est le prix total de 3 objets à 10 euros l’un ? », « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 4 paquets de 10 gâteaux ? », etc. ont un taux de réussite de 0,47 seulement (les multiplicateurs étaient 2, 3 ou 4, les énoncés étaient donnés oralement deux fois de suite, les élèves devaient donner la réponse numérique en une minute maximum).

Or, ces problèmes nécessitent des connaissances numériques minimum ; en fait, ils nécessitent seulement de se représenter mentalement les situations décrites dans les énoncés (les problèmes étaient mélangés à d’autres d’addition, de soustraction, de partage, etc.). Devant un tel taux d’échec, il me semble bien durant tout le CP et au tout début du CE1 de travailler spécifiquement la compréhension de ce type de situations, en utilisant l’addition répétée comme seul symbolisme parce qu’il est celui qui rappelle le mieux la situation : derrière 10 + 10 + 10, un élève peut aisément imaginer chacun des 3 bouquets, par exemple. Puis, vers novembre au CE1, enseigner la multiplication en insistant sur la commutativité de cette opération, afin de proposer des problèmes du type : « Combien y a-t-il de fleurs en tout dans 14 bouquets de 2 fleurs », « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 10 paquets de 6 gâteaux ? », etc. Avant d’enseigner la multiplication par un nombre à deux chiffres…

J’espère que vous comprendrez que ma démarche n’a qu’un seul but : la démocratisation de l’enseignement de l’arithmétique élémentaire. Concernant la fin de votre commentaire : « Quant à dire que Buisson n’avait pas les connaissances nécessaires pour dire ce qu’est la multiplication », là encore, je n’ai rien dit de tel : j’ai seulement dit que Buisson ne disposait pas de données empiriques telles que celles collectées par Schliemman et collègues ou celles qui viennent d’être rappelées. De ce fait, il n’est pas inimaginable que l’intérêt de distinguer deux niveaux de compréhension, ait été moins saillant à son époque qu’aujourd’hui. Je ne commenterai pas les paroles peu amènes avec lesquelles vous clôturez votre propos.

Monsieur Bkouche, j’ai eu, il y a longtemps maintenant, le plaisir de lire certains de vos travaux (sur les fractions et les décimaux notamment) et de les apprécier particulièrement. Que vous est-il arrivé pour que vous sembliez avoir autant de difficulté aujourd’hui à rentrer dans la pensée de quelqu’un d’autre ?

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 19 février 2014 à 19:33 |

 

Acte 1. Scène 4. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

Bonsoir,

Votre texte laisse entendre que vous distinguez addition répétée et multiplication. C’était ce qui me posait problème. Si on définit la multiplication comme une addition répétée, alors il faut distinguer le multiplicande et le multiplicateur et dans ce cas l’addition n’a aucune raison d’être commutative. Vous vous appuyez sur la remarque que 3 objets à 50 cruzeiros coûtent le même prix que 50 objets à 3 cruzeiros. D’accord, mais contrairement à ce que vous dites, cela est une constatation empirique non un résultat conceptuel et ne montre en rien que la multiplication est commutative. Relisez Michel Delord.

[Note du blogueur: Michel Delord, spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, coauteur des logiciels d’apprentissage des mathématiques ADI et ADI bac, membre du CA de la Société Mathématique de France de 2002 à 2008, a été à l’origine de la création du GRIP et du concept SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer) dont l’expérimentation est menée dans plusieurs dizaines de classes. Suite à des désaccord et des tensions internes, il a été exclu du GRIP en 2010 mais, comme on le constate ici, n’a pas rompu tout contact avec certains membres de ce groupe. L.C. ]

La commutativité est liée à la remarque purement numérique que 3 rangées de 7 objets donne le même nombre d’objets que 7 rangées de 3 objets, remarque qui porte sur le rangement, ce qui permet de dire que si on change de nombres, ce sera la même chose. On peut alors parler de nombres génériques. Dans votre texte vous sautez une étape, mélangeant une constatation empirique et un aspect conceptuel. Il y a ici un raisonnement bien rapide qui fait apparaître la commutativité comme une propriété magique. La commutativité n’est donc pas une propriété première si on considère la multiplication comme une addition répétée. C’est le sens de ma critique.

Je suis d’accord sur les deux niveaux, mais le passage au deuxième niveau demande d’être précisé autrement que par un renvoi à un conceptuel qui apparaît ici quelque peu mythique. Qu’est-ce que vous entendez par conceptuel ?

Quant à dire que le passage au second niveau passe par la commutativité, cela me semble bien rapide. C’est justement le passage au second niveau qui pose la question de la commutativité.

C’est pour cela que je dis que votre discours oublie les mathématiques.

Mais cet oubli des mathématiques est peut-être le point faible de la didactique, ce que m’a appris la lecture des didacticiens. Je n’ai aucune animosité contre les didacticiens mais je reste critique envers la didactique et votre texte ne fait que me conforter.

Rédigé par : rudolf Bkouche | le 19 février 2014 à 23:33 |

A suivre

« Horresco referens ! », ou l’esprit de chapelle dans l’éducation (2)

Gustave Doré. L’Annonciation

Généralement, écrivais-je en conclusion du billet précédent, lorsque des idées sont confrontées à leur mise en pratique, ces idées évoluent et débordent de leur cadre initial. C’est à la fois une conviction et un constat lié à l’observation de l’actualité éducative.

La conviction peut parfois prendre la forme d’une aimable (mais au fond, sérieuse) provocation, comme celle que je m’autorisais dans mon livre Un plaisir de collège, sur l’expérience du collège Clisthène à Bordeaux. Parlant du principe même et des possibilités légales d’expérimentations (encore désignées aujourd’hui sous l’appellation « article 34 », renvoyant à la loi Fillon), je demandais (page 296) :

« Pourquoi nos antipédagogues, puisqu’ils prétendent savoir tout ce qui est nocif et détenir les bonnes solutions, n’en feraient pas autant? Pourquoi pas des « collèges Finkielkraut », des « écoles Le Bris » et des « lycées Brighelli » (où les élèves, chiche, seraient là exclusivement «pour écouter et prendre des notes »)? Je n’écris pas cela par hasard, mais en référence au projet SLECC (« savoir lire, écrire, compter, calculer»), consistant à expérimenter, dans une trentaine de classes du primaire, des programmes alternatifs à ceux en vigueur depuis 2002. (…) »

Mentalité réfractaire et autoformation

Je rappelais aussi que cette initiative avait été « avalisée et soutenue » par le ministère de François Fillon juste avant son départ de l’Education nationale, puis par Gilles de Robien. Ministère Fillon, ministère de Robien :  horresco referens ! Ce ne sont pas là des noms qui sonnent amicalement aux oreilles de la plupart des militants pédagogiques. C’est pourquoi j’enfonçais le clou en rappelant un reportage de terrain effectué à la rentrée 2006 pour Le Monde de l’Education, auprès de plusieurs enseignants SLECC.

Gustave Doré. Satan

« Ce que j’ai rapporté – écrivais-je encore –  n’était pas une vision d’enfer : en résumé, de braves instituteurs, extrêmement remontés contre la hiérarchie, ayant pour certains d’entre eux un passé de militants pédagogiques, se promettaient, en prenant le contre-pied des directives classiques, d’obtenir de meilleurs résultats pour leurs élèves…Y parviendront-ils ? C’est probable, en raison de leur engagement auprès des élèves, dont l’intensité, avant toute considération de doctrine, est le premier facteur de succès. »

Je constatais aussi qu’il y avait finalement entre ces enseignants en rupture avec les conceptions majoritaires dans leur milieu et  beaucoup de militants pédagogiques « plus de points communs (ne serait-ce qu’une mentalité réfractaire alliée à un effort considérable d’autoformation) que de différences »

Déboulonnage des statues

Maintenant, cinq ans plus tard, revenons à Catherine Huby, enseignante dans la Drôme et dont le beau texte-manifeste – « Moi, mon métier, c’est maîtresse d’école » – avait inspiré les précédents billets.  Elle nous donne une illustration pour ainsi dire chimiquement pure de ce qui précède. Catherine Huby est  pleinement inscrite dans la démarche des deux associations gigognes SLEEC et GRIP, étiquetées… disons « horresco referens » dans la majeure partie de la mouvance pédagogique.

Elle y est même engagée au point d’être l’auteur d’un des manuels d’écriture-lecture édité par le GRIP. Et voici in extenso, avec son autorisation, le mot qui accompagnait les deux tomes de son manuel, qu’elle m’avait envoyés juste avant la dernière rentrée :

« En espérant que cette méthode de lecture dépoussiérera à vos yeux l’image de ceux qui, comme moi, pensent que c’est en transmettant aux enfants d’aujourd’hui ce qu’il ont reçu eux-mêmes de leurs aînés qu’ils leur donneront toutes les chances d’égalité.

Elle a l’ambition des s’inspirer dans ses premières pages de la méthode naturelle de Célestin Freinet en proposant des textes brefs que les enfants peuvent élaborer oralement eux-mêmes, puis analyser visuellement et auditivement avec l’aide de l’adulte. Elle réhabilite donc les méthodes de lecture à départ global… Et elle continue dans le déboulonnage des statues en plongeant dès que possible dans la littérature enfantine (de qualité, j’espère) qui occupe l’essentiel du deuxième livret bien avant que les enfants aient fini d’apprendre les mystères de la fabrication des graphèmes de la langue française ! Bien cordialement, etc. »

Les arriérés contre les attardés ?

Manuel unique ? Non. Une autre enseignante impliquée dans cette même démarche collective, Muriel Strupiechonski m’a également fait parvenir, au même moment, son propre manuel d’écriture-lecture édité par le GRIP. Je ne suis pas certain qu’elle soit doctrinalement sur la même longueur d’onde que sa collègue, puis qu’elle écrit dans les pages de préambule que « la progression de ce manuel obéit au principe suivant : l’élève ne lit que ce qu’il a appris à écrire ».

Je ne suis par sûr du contraire non plus. La contradiction, après tout, n’est peut-être qu’apparente ou très secondaire. Le propos n’est pas ici de replonger dans les redoutables et infinies controverses sur les méthodes d’apprentissage de la lecture : c’est un sujet que je n’ai jamais fui, dont je me suis même délecté lorsqu’il était au premier plan de l’actualité – en essayant de le traiter avec la patience nécessaire- mais ce n’est ni le lieu ni le moment de le faire.

En revanche, j’affirme que ce sujet est plus compliqué qu’on ne le croit et et qu’il ne peut se simplifier par des réflexes grégaires d’appartenance à des chapelles idéologiques. Il n’y a pas « les bons et les méchants ». Ou en tout cas il serait illusoire de les délimiter en plaçant d’un côté les partisans arriérés de la « révolution du bon sens » célébrée par le Figaro-magazine en janvier 2006 et de l’autre les soixante-huitards attardés censés défendre la « globale » ou – astuce rhétorique des polémistes- « semi-globale ». Il y a  des désaccords entre spécialistes. Ces désaccords ont été chauffés à blanc pour des raisons de rentabilité politique alors que le rôle des pouvoirs publics aurait plutôt consisté à encourager un « état des savoirs » crédible et actualisé.Gustave Doré. Le petit chaperon rouge

Le spectre de la réaction ?

Pour l’aspect technique et par curiosité, j’ai décidé d’envoyer ces deux manuels à mon expert préféré (qui, fatalement, n’est pas préféré de tout le monde) sur ces questions : Roland Goigoux, chercheur à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. En espérant qu’il acceptera et aura le temps de me donner son avis. La dernière fois que je l’ai vu, il conduisait en 2011 une étude avec une vingtaine d’« instits » de CP (autour d’un album édité chez Retz), fondée sur une acquisition des correspondances graphèmes/phonèmes beaucoup plus rapide que ce qui est généralement admis.

Les premiers résultats de cette étude, qui n’était pas terminée, semblaient infirmer l’idée, bien ancrée et majoritaire dans  la profession, selon laquelle une acquisition rapide du code avait pour effet de « larguer » les élèves les moins favorisés culturellement. Les circonstances ayant voulu que je dusse prendre mes distances avec l’actualité de l’éducation, je n’ai jamais su la suite. Ce pourrait être l’occasion ou jamais. Mais que l’on me permette pour finir, à propos de la présentation de son manuel par Catherine Huby, de poser la question suivante : avez-vous, dans ses propos, identifié le spectre de la réaction ? Moi pas.

Luc Cédelle