Ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela arrive sur ce blog (dont je rappelle qu’il existe depuis mars 2008) : l’enchaînement des commentaires, puis des réponses aux commentaires, finit par créer un véritable fil de discussion. J’entends par là un débat suivi, serré, argumenté, parfois polémique, parfois policé, sur un ou plusieurs sujets qui se dégagent peu à peu et peuvent, de réponse en réponse, sembler très éloignés du billet qui avait déclenché les premiers commentaires.
Mené par des personnes motivées, voire passionnées, qui maîtrisent leur sujet et ne « lâchent rien », ou en tout cas pas facilement, ce type de débat est des plus instructifs. Une forme journalistique originale se construit ainsi, qui permet de « creuser » un sujet tout en faisant sentir que les questions abordées ne sont pas abstraites ni arbitraires, qu’elles s’inscrivent dans un contexte et qu’elles s’incarnent dans des personnages. Il arrive que les contributions, postées en commentaires, dépassent largement le format d’un « post » à part entière. Une fois lancé, le fil de discussion semble se dérouler tout seul: ce n’est pas entièrement vrai.
Les textes « tombent » les uns après les autres, certes, mais ce théâtre informatif où les prises de parole et les morceaux d’éloquence se succèdent a besoin que son metteur en scène reste présent et vigilant. Maître du blog, le journaliste valide ou ne valide pas les contributions proposées, écarte sans états d’âme les (rares) invectives, recadre les énervés, provoque s’il le faut les placides et relance à sa guise. La logique même du fil de discussion génère l’accumulation, donc l’hypertrophie. Assez vite, se pose ainsi un problème de format et de visibilité. Au bout de plusieurs semaines, un fil qui se respecte devient véritablement kilométrique.
Mais un fil est aussi un filon. Lorsque les contributions sont de qualité, il se transforme, mine de rien, en mine d’or. Et comme toute mine, son contenu n’apparaît pas à l’air libre: il faut accepter d’y descendre et d’en explorer les galeries. Le billet intitulé « Si l’école n’enseigne plus, alors pourquoi la conserver? », publié ici le 13 février, a généré des dizaines de commentaires qui ne sont plus des commentaires mais des argumentaires, des textes qui se sont entassés jusqu’à dessiner deux fils de discussion entrecroisés: l’un sur la pédagogie, l’autre, plus resserré dans sa thématique, sur les premiers apprentissages numériques en grande section de maternelle et au CP.
Ce sont là deux minerais que j’ai décidé d’extraire. Si j’en trouve le temps (les habitués de ce blog savent quelles sont mes contraintes actuelles hors éducation), je reviendrai sur la pédagogie, sujet récurrent et propice à une virulence qu’il faut toujours affronter. Mais ce que je vais d’abord ramener à la surface est le débat sur l’apprentissage du calcul. Sujet « serpent de mer » comme l’apprentissage de la lecture, il a comme point commun avec ce dernier d’être atrocement technique – du moins si l’on accepte, ce qui est ici la règle, de ne pas s’épouvanter de la première complexité venue.
L’apprentissage du calcul et celui de la lecture (que j’aborderai par ailleurs et autrement) sont inexorablement des sujets d’actualité, destinés à revenir au premier plan, ne serait-ce qu’en raison des travaux engagés par le Conseil supérieur des programmes, présidé par Alain Boissinot, qui a commencé à réunir des groupes d’experts et à organiser des consultations. C’est aussi, à l’évidence, cette perspective et le désir de peser sur ce processus qui motivent les participants à ce fil particulier de discussion. A propos de participants, je me permettrai, comme dans toute pièce de théâtre, de les présenter au moyen de didascalies. Il est utile, dans un débat de savoir « qui est qui ».
Dernier point: que personne ne s’attende à une lecture facile ! Ni rapide… Ni courte… Les discussions sur ce genre de sujet mènent aux confins du journalisme, là où la tentation est grande de laisser les experts à leur expertise et de leur dire que l’on reviendra quand ils seront d’accord… Pour autant, je ne connais guère de sujet qui garantisse le confort intellectuel à qui consent à s’y plonger. Même sélectionnés, les textes qui suivent paraîtront à certains interminables et d’autres trouveront que la tentative même de mettre en scène ce type de débat très technique relève de la haute fantaisie.
Laissons dire… Même si un simple survol devait se traduire par le seul constat de la technicité du débat, ce serait déjà une information : voilà, dès les toutes premières classes, le type de questions redoutables auxquelles se confronte toute entreprise de refonte des programmes. Et si, consentant à plus qu’un survol, il vous arrive de caler sur un passage qui vous semble ardu, l’avantage d’un fil de discussion sur d’autres sources d’information, c’est que vous pouvez y poser votre question. Bonne exploration!
Luc Cédelle
Acte 1
Où la discussion s’engage autour de la commutativité de la multiplication
Acte 1, scène 1. Rémi Brissiaud à Guy Morel.
[Rémi Brissiaud, ancien instituteur et professeur de mathématiques en école normale, puis maître de conférences en psychologie cognitive à l’université de Cergy-Pontoise, est actuellement chercheur au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8, équipe Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances. Très connu dans l’enseignement primaire, il est aussi auteur de manuels.
Guy Morel, co-secrétaire du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes), ancien professeur de lettres en lycée, écrivain, spécialiste de Pagnol, auteur notamment de Barbie pour mémoire (1986, éditions de la FNDIRP) est aussi l’auteur, avec Daniel Tual-Loizeau, de plusieurs ouvrages dont les titres sont éclairants sur ses positions dans le débat sur l’éducation : L’Horreur pédagogique (1999, Ramsay), Petit vocabulaire de la déroute scolaire (2000, Ramsay). L.C.]
Bonjour M. Morel,
Ce texte est une réponse à celui que vous avez posté le 13 février et dans lequel vous écrivez :
« PS. J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP de Buisson de 1887 consacrée à la question. J’ose même espérer que M. Goigoux fasse de même avec les pages du même ouvrage sur l’écriture-lecture. Rédigé par : Guy Morel | le 13 février 2014 à 17:52 |».
J’ai déjà eu un échange avec vous qui s’était terminé par l’expression d’excuses que j’ai bien volontiers acceptées. Vous vous adressiez à moi comme si j’étais la force invitante à un colloque ministériel alors que ce n’était pas le cas. En fait, je n’avais même pas été invité à intervenir lors de ce colloque. De façon générale, le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à présent, je n’ai guère été sollicité par un ministre quel qu’il soit (pas plus que ne l’a été mon ami André Ouzoulias. Pour lui, c’est définitif).
De nouveau, je trouve votre parole rapide et, de ce point de vue, vous conservez un style déplaisant qui explique que, bien que je trouve que les idées du GRIP méritent souvent d’être débattues (j’ai d’ailleurs essayé plusieurs fois de le faire), je m’abstiens le plus souvent de le faire aujourd’hui.
Vous écrivez : « J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP (dictionnaire pédagogique) de Buisson de 1887 consacrée à la question. »
Si je comprends bien, ma lecture des pédagogues d’avant 1970 (date de la réforme des maths modernes) serait récente et celle du DP de Buisson à venir. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?
[Note du blogueur: Ferdinand Buisson (1841-1932), directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry]
Lisez mon ouvrage de 1989 (Comment les enfants apprennent à calculer ? – notez la présence du mot « calculer » et non « compter ») et vous verrez qu’il n’en est rien. Il contient de nombreuses citations de pédagogues d’avant 1970 sur lesquelles je m’appuie (en complément de résultats de recherches) pour affirmer qu’il faut d’emblée viser l’enseignement du calcul à l’école et pour émettre une mise en garde : l’enseignement du comptage, tel qu’il s’effectue dans les familles, a un rôle ambivalent concernant le progrès vers le calcul. Nos prédécesseurs dans le métier s’en méfiaient comme de la peste. Une question au passage : la découverte de ce phénomène ne serait-elle pas récente au sein du GRIP ? Sinon, comment expliquer que Catherine Huby ait intitulé son manuel de CP et, pire, de CE1 : « Compter, calculer au CE1 » ? (voir aussi les interventions de Catherine Huby sur le site pré-cité).
[Note du blogueur: Catherine Huby est membre du GRIP, impliquée dans l’expérimentation SLECC (Savoir lire, écrire, compter, calculer), et auteur de manuels d’apprentissage de la lecture édités par le GRIP. Pour la situer, elle est l’auteur du texte « Mon métier à moi, c’est maîtresse d’école », publié en billet sur ce blog qui a rencontré un beau succès dans le milieu des pédagogues et mériterait de figurer dans un « best of ». L.C.]
Quant au Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, je l’ai lu la première fois en 1977 (j’étais en « stage d’adaptation » parce qu’ancien professeur de lycée, je devenais professeur d’école normale). Je suppose que vous êtes convaincu du contraire parce que je ne fais pas miennes toutes les recommandations du Dictionnaire. Mais comment faut-il qualifier le rapport à un ouvrage qui consisterait à en épouser systématiquement les thèses? À un niveau général, mon accord avec les thèses défendues dans le DP, est profond mais dans le détail, je pense qu’avec les connaissances qui sont les nôtres aujourd’hui, il faut nuancer ce qui y est dit et ne pas systématiquement retenir ce qui y est préconisé.
Je prendrai comme exemple un extrait du texte de Michel Delord auquel vous renvoyez dans votre billet :
“Jusqu’en 1970, on apprend simultanément le calcul et la numération : au programme de CP figure les quatre opérations car par exemple il n’est pas possible d’apprendre la numération sans connaitre la multiplication puisque 243 signifie bien 2 fois100 plus 4 fois 10 plus 3.”
Pour moi, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la multiplication au CP pour savoir que 43, c’est 4 fois 10 plus 3, l’addition répétée suffit. Il faut savoir que 40 = 10 + 10 + 10 + 10, ce qui peut évidemment se dire : 40, c’est 4 fois 10. En effet, le mot « fois » fait partie du langage quotidien et il n’est pas nécessaire de l’avoir associé à la multiplication et au signe «x» pour l’utiliser. Nous allons voir en effet qu’utiliser le signe «x» et le mot «multiplication» à ce niveau de la scolarité n’est pas sans inconvénient. Pour s’en rendre compte, on peut se rapporter aux résultats d’une recherche menée à Recife, au Brésil. Schlieman et collègues (1998) proposent ces deux problèmes à des enfants entre 8 et 12 ans qui sont « vendeurs des rues » et qui n’ont jamais fréquenté l’école :
(1) Combien faut-il payer en tout pour acheter 3 objets à 50 cruzeiros l’un ?
(2) Combien faut-il payer en tout pour acheter 50 objets à 3 cruzeiros l’un ?
75% de ces enfants qui n’ont jamais entendu parler de la multiplication et qui ne connaissent pas le signe « x », réussissent le problème (1). Concernant le problème (2), avec les mêmes enfants des rues, on observe un taux de réussite de… 0%. Il faut en tirer les conséquences : le problème (1) n’est pas un problème de multiplication, on peut le réussir sans avoir étudié cette opération, c’est un problème d’addition répétée. En revanche, le problème (2) est un authentique problème de multiplication : on ne peut pas le réussir sans avoir étudié cette opération. En effet, l’échec au problème (2) ne s’explique pas parce que les enfants ne comprennent pas la situation parce que c’est la même situation que celle qui est décrite dans le problème (1) ; il ne s’explique pas non plus parce que les enfants ne savent pas calculer 3 fois 50 (sinon ils échoueraient au premier problème) ; il s’explique parce que des enfants non scolarisés ne savent pas que 50 fois 3 et 3 fois 50 conduisent au même nombre (commutativité). Les enfants de la rue cherchent à faire : 3 + 3 + 3 + 3 +… et, bien entendu, ils ne s’en sortent pas. Comprendre une opération, c’est en comprendre les propriétés essentielles, comme la commutativité de la multiplication, les propriétés que les chercheurs qualifient de « conceptuelles ».
Dans un article publié dans la revue Developmental Science (Brissiaud et Sander, 2010), nous avons montré que pour chacune des principales situations qui donnent du sens aux 4 opérations, on peut distinguer comme ci-dessus 2 sortes de problèmes : des problèmes comme le (1) dont la réussite atteste la compréhension de la situation et des problèmes comme le (2) dont la réussite atteste que l’enfant a commencé à comprendre l’opération arithmétique parce qu’il en utilise une propriété conceptuelle.
Pour la multiplication et la division, une façon de lutter contre l’échec scolaire consiste à commencer par s’assurer que les enfants comprennent les situations qui donnent du sens à ces opérations en leur proposant des problèmes comme le (1) (sans parler de l’opération, ce n’est pas nécessaire) avant, dans un deuxième temps, de définir l’opération aux enfants en s’appuyant sur des problèmes comme le (2). La raison : les enfants n’ont pas tout à apprendre en même temps, la progressivité est meilleure. On risque moins de se retrouver avec des élèves qui, face à un problème, ne cherchent plus à comprendre la situation décrite et choisissent une opération selon l’air du temps.
Par ailleurs, lorsque vous dites à un enfant : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… », l’enseignement correspondant est plus explicite: lors de la première rencontre avec la multiplication, vous mettez l’accent sur une propriété essentielle de cette opération, vous ne leurrez pas les enfants en leur faisant croire que vous leur enseignez la multiplication alors que vous ne faites que leur enseigner l’addition répétée.
Ferdinand Buisson ne pouvait pas savoir tout cela. Même s’il avait raison sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le fait que comprendre le nombre 8, c’est savoir que 8 = 7 + 1 ; 8 = 10 – 2 ; 8 = 4 + 4 etc., je ne pense pas que l’absence de l’écriture 8 = 4 x 2 soit un manque important.
Bref, au-delà du fait que je vous ai convaincu ou non, le DP de Buisson a-t-il figé à jamais notre connaissance des phénomènes didactiques ou bien y a-t-il place pour une recherche de meilleures progressions ? Et pourquoi quiconque se situant dans une telle dynamique ne mériterait que le sarcasme ?
Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 18 février 2014 à 21:09 |
Acte 1, scène 2. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud
[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, ancien directeur d’IREM (institut de recherches sur l’enseignement des mathématiques), est ce qu’il est convenu d’appeler une « pointure » dans l’épistémologie et l’histoire des mathématiques. On peut le voir et l’entendre sur Internet sur cette vidéo ou bien celle-ci. Par ailleurs il est juif antisioniste, militant anticolonialiste et membre d’associations de solidarité avec les travailleurs immigrés et les sans-papiers. Dans une lettre ouverte à Claude Guéant lorsque celui-ci était ministre de l’Intérieur, il se présentait comme « métèque de souche ». L.C.]
Brissiaud dit une chose intéressante, savoir qu’une addition répétée devient difficile lorsqu’elle est trop longue, mais refuse de comprendre que la multiplication a été inventée pour éviter des additions répétées trop longues.
Qu’est-ce que cela veut dire que le fait que 3×50 et 50×3 sont égaux est conceptuel ? Les concepts ne sont pas des mythes révélés et la question reste : comment se construisent les concepts ?
Si Brissiaud a lu Delord comme il le dit, il devrait savoir que 3 fois 50 cruzeiros et 50 fois 3 cruzeiros ce n’est pas la même chose.
Brissiaud refuse de penser la multiplication des entiers comme une addition répétée ; c’est quoi alors une multiplication ? Ecrire : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… » n’explique rien et surtout passe à côté du sens de la multiplication.
Quant à dire que Buisson n’avait pas les connaissances nécessaires pour dire ce qu’est la multiplication, c’est encore une idée d’authentique scientifique qui veut se convaincre que la didactique a apporté des connaissances nouvelles tout en oubliant les mathématiques.
Rédigé par : rudolf bkouche | le 19 février 2014 à 11:00 |
Acte 1. Scène 3. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche
Bonjour M. Bkouche,
Quand vous dites que je refuserais « de comprendre que la multiplication a été inventée pour éviter des additions répétées trop longues » , j’avoue que les bras m’en tombent : je passe mon temps à dire que la multiplication a été inventée parce que l’addition répétée 3 + 3 + 3 + 3 + 3 + … (50 fois) est trop longue. Comme le calcul de cette addition conduit au même nombre que l’addition répétée 50 + 50 + 50, cette propriété permet de remplacer un calcul fastidieux par un calcul simple. De mon point de vue, dès la leçon d’introduction de la multiplication, il convient de mettre l’accent sur la commutativité de cette opération comme moyen de remplacer une addition répétée trop longue par une plus courte. Votre reproche me semble donc totalement infondé.
De même, quand vous dites que je refuserais de « penser la multiplication des entiers comme addition répétée », je ne vois pas à quoi vous faites allusion. En effet, je dis qu’avoir compris la multiplication, c’est avoir compris l’addition répétée et, de plus, avoir compris certaines propriétés conceptuelles, dont la commutativité. La preuve : un grand nombre d’enfants réussissent les problèmes qui nécessitent seulement l’addition répétée (problèmes de type 1 dans mon commentaire précédent) et échouent ceux qui nécessitent la commutativité (problème de type 2). Une autre preuve : chez les adultes, la résolution mentale d’un tel problème de type 2 prend plus de temps que celle d’un problème de type 1 (données non publiées).
Je suis désolé mais les données expérimentales précédentes ne laissent place à aucun doute: il existe bien deux niveaux de compréhension qui, d’un point de vue développemental, se succèdent : {addition répétée} d’abord puis : {addition répétée + commutativité}. Après avoir été prof de maths pendant 20 ans, j’ai repris des études de psychologie expérimentale pour pouvoir m’appuyer sur des données empiriques telles que celle-ci. Je n’y renoncerai pas facilement parce qu’il me semble que c’est le seul moyen de sortir de certains débats d’opinion stériles.
Lorsqu’on en est là, il faut décider du moment où l’on décide de parler de « multiplication » aux élèves : faut-il le faire dès l’usage de l’addition répétée, qui doit être très précoce, ou seulement quand la commutativité est disponible ? J’ai fait le second choix et j’en ai donné les raisons dans mon commentaire précédent. Pour mieux me faire comprendre, je vais m’appuyer sur d’autres données empiriques, issue de la même recherche (Brissiaud et Sander, 2010) : à l’entrée au CE1, les problèmes « Combien y a-t-il de fleurs en tout dans 2 bouquets de 10 fleurs », « Quel est le prix total de 3 objets à 10 euros l’un ? », « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 4 paquets de 10 gâteaux ? », etc. ont un taux de réussite de 0,47 seulement (les multiplicateurs étaient 2, 3 ou 4, les énoncés étaient donnés oralement deux fois de suite, les élèves devaient donner la réponse numérique en une minute maximum).
Or, ces problèmes nécessitent des connaissances numériques minimum ; en fait, ils nécessitent seulement de se représenter mentalement les situations décrites dans les énoncés (les problèmes étaient mélangés à d’autres d’addition, de soustraction, de partage, etc.). Devant un tel taux d’échec, il me semble bien durant tout le CP et au tout début du CE1 de travailler spécifiquement la compréhension de ce type de situations, en utilisant l’addition répétée comme seul symbolisme parce qu’il est celui qui rappelle le mieux la situation : derrière 10 + 10 + 10, un élève peut aisément imaginer chacun des 3 bouquets, par exemple. Puis, vers novembre au CE1, enseigner la multiplication en insistant sur la commutativité de cette opération, afin de proposer des problèmes du type : « Combien y a-t-il de fleurs en tout dans 14 bouquets de 2 fleurs », « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 10 paquets de 6 gâteaux ? », etc. Avant d’enseigner la multiplication par un nombre à deux chiffres…
J’espère que vous comprendrez que ma démarche n’a qu’un seul but : la démocratisation de l’enseignement de l’arithmétique élémentaire. Concernant la fin de votre commentaire : « Quant à dire que Buisson n’avait pas les connaissances nécessaires pour dire ce qu’est la multiplication », là encore, je n’ai rien dit de tel : j’ai seulement dit que Buisson ne disposait pas de données empiriques telles que celles collectées par Schliemman et collègues ou celles qui viennent d’être rappelées. De ce fait, il n’est pas inimaginable que l’intérêt de distinguer deux niveaux de compréhension, ait été moins saillant à son époque qu’aujourd’hui. Je ne commenterai pas les paroles peu amènes avec lesquelles vous clôturez votre propos.
Monsieur Bkouche, j’ai eu, il y a longtemps maintenant, le plaisir de lire certains de vos travaux (sur les fractions et les décimaux notamment) et de les apprécier particulièrement. Que vous est-il arrivé pour que vous sembliez avoir autant de difficulté aujourd’hui à rentrer dans la pensée de quelqu’un d’autre ?
Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 19 février 2014 à 19:33 |
Acte 1. Scène 4. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud
Bonsoir,
Votre texte laisse entendre que vous distinguez addition répétée et multiplication. C’était ce qui me posait problème. Si on définit la multiplication comme une addition répétée, alors il faut distinguer le multiplicande et le multiplicateur et dans ce cas l’addition n’a aucune raison d’être commutative. Vous vous appuyez sur la remarque que 3 objets à 50 cruzeiros coûtent le même prix que 50 objets à 3 cruzeiros. D’accord, mais contrairement à ce que vous dites, cela est une constatation empirique non un résultat conceptuel et ne montre en rien que la multiplication est commutative. Relisez Michel Delord.
[Note du blogueur: Michel Delord, spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, coauteur des logiciels d’apprentissage des mathématiques ADI et ADI bac, membre du CA de la Société Mathématique de France de 2002 à 2008, a été à l’origine de la création du GRIP et du concept SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer) dont l’expérimentation est menée dans plusieurs dizaines de classes. Suite à des désaccord et des tensions internes, il a été exclu du GRIP en 2010 mais, comme on le constate ici, n’a pas rompu tout contact avec certains membres de ce groupe. L.C. ]
La commutativité est liée à la remarque purement numérique que 3 rangées de 7 objets donne le même nombre d’objets que 7 rangées de 3 objets, remarque qui porte sur le rangement, ce qui permet de dire que si on change de nombres, ce sera la même chose. On peut alors parler de nombres génériques. Dans votre texte vous sautez une étape, mélangeant une constatation empirique et un aspect conceptuel. Il y a ici un raisonnement bien rapide qui fait apparaître la commutativité comme une propriété magique. La commutativité n’est donc pas une propriété première si on considère la multiplication comme une addition répétée. C’est le sens de ma critique.
Je suis d’accord sur les deux niveaux, mais le passage au deuxième niveau demande d’être précisé autrement que par un renvoi à un conceptuel qui apparaît ici quelque peu mythique. Qu’est-ce que vous entendez par conceptuel ?
Quant à dire que le passage au second niveau passe par la commutativité, cela me semble bien rapide. C’est justement le passage au second niveau qui pose la question de la commutativité.
C’est pour cela que je dis que votre discours oublie les mathématiques.
Mais cet oubli des mathématiques est peut-être le point faible de la didactique, ce que m’a appris la lecture des didacticiens. Je n’ai aucune animosité contre les didacticiens mais je reste critique envers la didactique et votre texte ne fait que me conforter.
Rédigé par : rudolf Bkouche | le 19 février 2014 à 23:33 |
A suivre