A propos de l’évaluation TIMSS et du débat sur le niveau en calcul

Capture The solutionEn février-mars 2014, je m’étais lancé (et j’avais tenu jusqu’au bout…) dans une très aventureuse série de billets de blog mettant en scène le débat sur le niveau des élèves de primaire en mathématiques, à partir de précédents échanges sur mon blog. Ce débat, comme tous les débats liés à l’éducation, ressurgit à l’occasion de la publication de l’enquête TIMSS. Pour celles et ceux que cela intéresse, voici le récapitulatif que j’en faisais… ainsi, ce qui est plus important, les liens sur les différents billets de la série. L.C.

[février-mars 2014] [Récapitulatif du blogueur.  Ces échanges, partiels, momentanés, confinés à un espace médiatiquement modeste, représentent une heureuse exception. Il est extraordinairement difficile, dans l’éducation nationale, de débattre du moindre point d’organisation ou de méthodologie scolaire en dehors des dialogues de sourds où chaque argument n’est pas jugé en lui-même mais par rapport à sa provenance: ami, ennemi, ami de mes ennemis, ennemi de mes amis…? N’en concluons pas pour autant, selon un cliché convenu et pas toujours innocent, qu’il faut jeter « l’idéologie» à la rivière pour se livrer à une science prétendue impartiale. « L’idéologie», comme la « pensée unique», sont des expressions qui servent à désigner les idées des autres. Et «la» science, surtout dans un domaine aussi complexe que l’éducation, est tout ce qu’on veut sauf unanime et neutre. Mais sur des sujets délimités, dans le cadre de valeurs partagées, au sein d’une même institution et d’une communauté professionnelle s’inscrivant dans sa logique, la confrontation d’arguments rationnels est une nécessité. A travers cette série d’échanges, on voit néanmoins émerger ou réapparaître une réalité aussi embarrassante pour les protagonistes eux-mêmes, qui aimeraient emporter les convictions, que pour les politiques toujours à l’affût, ce qui est bien compréhensible, de la «décision claire et efficace»: le consensus souhaité, rassurant, soulageant, se dérobe sans cesse. Qu’il s’agisse de la lecture – un débat en train de revenir au premier plan – ou comme ici du calcul, la recherche de la bonne façon de faire, rationnellement étayée et loyalement évaluée, reste un chantier à peine ébauché. Et il est fort possible qu’un pluralisme des approches et des pratiques soit la seule solution. Encore faudrait-il que toutes les écoles de pensée en présence acceptent de jouer le jeu de la confrontation méthodique au lieu de se reposer sur la communication, le lobbying et l’argument d’autorité. Ce n’est pas encore le cas. C’est aussi le rôle des médias, grands ou petits, de les y inciter… L.C.]

 The end

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (2/6)

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Résumé du 1er acte. Mais notons que le résumé ne dispense pas de revenir en arrière pour le lire in extenso…

La discussion, qui s’est spontanément engagée le mois dernier dans la partie commentaires de ce blog, porte sur l’enseignement du calcul.  Plus précisément sur les premiers apprentissages. Autrement dit les «fondamentaux» dont les politiques se gargarisent depuis 30 ans sans jamais se donner la peine de savoir de quoi ils parlent.

D’un côté, plusieurs membres ou proches d’un groupe aux origines violemment «antipédago» (étiquette qu’une majorité d’entre eux récuse aujourd’hui) mais engagés dans une expérimentation et dans des réflexions poussées sur la question des programmes scolaires. De l’autre, un chercheur en psychologie cognitive habitué du Café pédagogique, des Cahiers pédagogiques et des journées d’études du Snuipp (le syndicat FSU du primaire).

Les échanges sont denses et serrés entre ces gens passionnés, enseignants de terrain ou théoriciens (ou passés de l’un à l’autre, ou situés entre l’un et l’autre), pour qui le Dictionnaire pédagogique de 1887 de Ferdinand Buisson, mais aussi les textes d’Henri Canac, pédagogue des années 1960 sont des références aussi vivantes que les chercheurs d’aujourd’hui.

Il y a quelques années, cette discussion aurait été impensable. Cette fois, toujours au bord du clash, un vrai dialogue s’amorce.  Mais comment est-ce possible? C’est ce que nous allons voir, peut-être…

Acte 2 de cette petite expérience de théâtre informatif  qui, loin des ministres-météores et de leurs plans de communication, tente de concilier la fluidité des réseaux numériques et les problématiques de longue durée.

Luc Cédelle

 

Acte 2

Où l’on se demande si une tradition pédagogique aurait été « occultée »

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Acte 2. Scène 1. Julien Giacomoni à Rémi Brissiaud

[Note du blogueur: Julien Giacomoni, co-secrétaire du GRIP avec Guy Morel, est professeur agrégé de mathématiques en collège. L.C.]

Bonsoir M. Brissiaud,

Je trouve votre message inquiétant. Comme vous avez lu de nombreux ouvrages et les textes de M. Delord, vous n’êtes pas sans connaître les grandeurs, la multiplication comme loi externe sur un type de grandeur, la notion de multiplicande et celle de multiplicateur.

Qu’est-ce que la commutativité pour une loi externe?

Vous avez lu les pédagogues du début du XXème siècle et vous avez remarqué l’extrême progressivité dans les multiplications qui sont demandées aux élèves, en particulier dans le choix du multiplicateur.

Rien à voir avec « 50 * 3 brouzoufs » en début de CP.

Mais je m’aperçois qu’en fait vous parlez des nombres abstraits et de leur commutativité, vous parlez du cours de 5ème de Lebossé-Hemery en réalité. Si vous en faites un préalable à l’enseignement de la multiplication en CP, c’est compliqué en effet.

Etes-vous certain d’être en train de démocratiser quelque chose de cette manière? Je ne le pense pas.

Un lien pour mémoire où tout est dit, ou presque, par Michel Delord que je salue au passage: http://michel.delord.free.fr/banff.pdf

[Note du blogueur : Michel Delord ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, a été à l’origine de la création du GRIP, dont il n’est plus membre. Présentation plus complète dans l’Acte 1.  L.C. ]

Vous apprécierez sans doute: « Les vérités ne sont fécondes que si elles sont enchaînées les unes aux autres. Si l’on s’attache seulement à celles dont on attend un résultat immédiat, les anneaux intermédiaires manqueront, et il n’y aura plus de chaîne. » Henri Poincaré

Ce n’est pas un détail que de vouloir mettre en balance les quatre opérations et de les lier à la numération.

Bien cordialement,

Julien Giacomoni, professeur agrégé de mathématiques, secrétaire du GRIP.

Rédigé par : Julien Giacomoni | le 21 février 2014 à 13:31 | |

Acte 2. Scène 2. Michel Delord à tous

Bonsoir,

Ça fait un certain temps que je voulais intervenir sur cette note aussi bien pour son titre que pour le débat qui a suivi sur la place de la pédagogie. Mais je répondrai d’abord à Rémi Brissiaud d’autant plus que j’étais en train, au moment où je mets un nouveau site en place, de préparer des pages consacrées à Rémi Brissiaud, notamment celle-ci sur ses positions et celle-là sur sa bibliographie.

[Rémi Brissiaud, chercheur en psychologie cognitive au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8 et auteur de manuels. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

En effet, comme je le dis dans l’introduction « Qu’on partage ou non ses positions, on doit reconnaître que Rémi Brissiaud est en France un des acteurs les plus importants de la pédagogie du calcul à l’école élémentaire. »

J’étais donc en train d’écrire quelques textes qui répondaient aux objections de Rémi Brissiaud de 2006 ( Texte du 12 juillet 2006 : http://micheldelord.info/bris-rep-del.pdf ) et répondaient déjà en partie aux dernières objections présentes dans son texte d’aujourd’hui.

Je lui demande donc un petit délai pour une réponse sérieuse*.

Cordialement,

Michel Delord

* Et je pense qu’il m’accordera d’autant plus ce délai que je réalise ce qui est pour le moment sa bibliographie la plus complète sur Internet.

Rédigé par : Michel Delord | le 19 février 2014 à 19:18 |

 

Acte 2. Scène 3. Guy Morel à Rémi Brissiaud

[Note du blogueur: Guy Morel, ancien professeur de lettres, co-secrétaire du GRIP. Présentation plus complète dans l’Acte 1. L.C.]

Cher Monsieur,

Michel Delord étant sorti du bois, ma réponse, en forme de question, se limitera à la partie de votre post qui concerne Buisson – et s’attachera plus particulièrement à la place qui lui est réservée, comme à d’autres pédagogues de l’Instruction publique, dans la formation des maîtres.

Vous dites avoir lu le DP (Dictionnaire pédagogique) en 1977 ; très bien. Vous aviez ainsi quelques années d’avance sur moi qui ne l’ai découvert qu’en 2003 et aussitôt fait découvrir à maints PE [Note du blogueur: Professeurs des écoles] qui n’en avaient jamais entendu parler pendant leur formation.

D’où ma question : ne croyez-vous pas qu’il y a eu une anomalie troublante avec cette occultation de la tradition pédagogique dans la formation des maîtres ?

Le regretté André Ouzoulias reconnaissait, dans le long entretien avec Luc Cédelle publié ici, que cette formation avait pu verser dans un certain dogmatisme. Et dans un précédent post, il avait convenu qu’à l’avenir, le pluralisme en matière de courants pédagogiques, devrait y être la règle.

Tomberons-nous donc d’accord sur le fait que dans les futurs ESPE, l’héritage de Buisson, les positions de Michel Delord sur le calcul, tout le travail du GRIP sur les programmes, sur l’apprentissage de la lecture doivent, à égalité avec ceux produits par d’autres courants, être portés à la connaissance des futurs PE ?

Cordialement.

Guy Morel

PS. L’auteur de Compter Calculer au CP est Pascal Dupré et non Catherine Huby, qui a écrit bien d’autres manuels.

Rédigé par : Guy Morel | le 20 février 2014 à 13:03 |

Acte 2. Scène 4. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, Guy Morel, Michel Delord

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, spécialiste de l’épistémologie et de l’histoire des mathématiques. Présentation plus complète dans l’Acte 1.]

Cher Monsieur Bkouche, cher Monsieur Morel, cher Monsieur Delord

Guy Morel écrit : « Le regretté André Ouzoulias reconnaissait, dans le long entretien avec Luc Cédelle publié ici, que (la) formation (des maîtres) avait pu verser dans un certain dogmatisme ».

Je ne voudrais pas que les lecteurs de ce blog pensent qu’André avait découvert cela de manière récente. Toute notre carrière, nous n’avons cessé de nous battre pour une formation mieux informée des résultats des recherches scientifiques, une formation critique et pluraliste.

Lisez mon dernier texte sur le Café pédagogique : je plaide même pour des programmes qui offrent la possibilité d’approches pédagogiques (didactiques ?) différentes et pour des documents d’accompagnement qui explicitent les points forts et les points faibles des différentes approches. Je plaide pour une forme d’évaluation qui consiste, pour un binôme d’étudiants, à ce que l’un d’eux tire au sort un choix didactique possible : « Enseigner les 4 opérations, y compris leurs signes opératoires, dès le CP », par exemple. Puis l’étudiant doit défendre cette position du mieux possible, l’autre étudiant défendant la position alternative : « Ne pas le faire ». Et ceci sans préjuger de ce que feront l’un et l’autre quand ils auront leur classe. L’idée étant qu’un futur maître fera d’autant mieux la classe qu’il se sera approprié les arguments en faveur de son choix (quel qu’il soit) ainsi que les arguments contre. Ce dernier point est important : lorsqu’un enseignant connaît les dysfonctionnements qu’on observe le plus souvent avec le choix qui est le sien, il repère bien mieux les signaux de tels dysfonctionnements.

Rudolf Bkouche est critique envers « la didactique des mathématiques». Il faudrait s’entendre sur ce que recouvre cette expression. J’utilise plus volontiers le mot «didactique» comme adjectif qu’en tant que nom. En effet, les travaux (thèses, articles…) qui se présentent comme relevant de « la didactique des mathématiques » me semblent avoir un point commun extrêmement gênant : on y sent le souci de maintenir à l’extérieur de « la didactique » quiconque n’a pas suivi la filière universitaire qu’ils défendent comme une forteresse assiégée.

Je suis intervenu 3 fois au séminaire national de didactique des mathématiques, pour présenter des recherches qui, ma foi, n’ont pas si mal vieilli que ça. Et pourtant, dans les thèses de didactique des mathématiques, jamais le contenu de ces interventions n’a été mentionné une seule fois.

Mon premier ouvrage a été traduit en espagnol et en portugais, j’ai écrit divers articles dit « scientifiques » en français et en anglais sur le thème de l’enseignement / apprentissage de l’arithmétique élémentaire, mais ceux-ci, aux yeux des didacticiens orthodoxes, ont le tort de se trouver dans des ouvrages ou revues de psychologie. L’un de ces textes a été commenté sur 3 pages dans un ouvrage paru simultanément à New-York, Adélaïde et Pékin et écrit par l’une des vedettes de la psychologie mondiale (Brian Butterworth : il avait pronostiqué l’Alzheimer de Reagan dès son 2e discours d’investiture). Et pourtant, dans les travaux relevant de « la didactique », je n’apparais jamais comme un chercheur digne d’intérêt : je suis soit l’auteur de manuels scolaires, soit un psychologue et, donc, tenant d’une autre approche que celle de « la didactique », une approche sur laquelle il vaut mieux ne pas s’attarder parce que seule « la didactique » serait à même d’étudier la façon dont se diffusent les savoirs mathématiques.

Peut-être aurez-vous compris que je ne fais pas pleinement partie de cette communauté ? Pour autant, je continuerai à lire leurs travaux et à proposer des interventions dans leurs séminaires et colloques quand cela me semblera pertinent, en espérant qu’un jour ils prendront conscience de la stupidité de cette attitude de forteresse assiégée. Toujours est-il, que s’il avait su cela, Rudolf Bkouche n’aurait certainement pas rédigé son dernier paragraphe à l’identique.

Dernier point concernant la conceptualisation de la multiplication : évidemment que le concept de commutativité ne va pas résulter du constat que dans un cas, ça marche (50 objets à 3 cruzeiros coûtent le même prix que 3 objets à 50 cruzeiros), ni même que dans 100 cas, 1000 cas… ça marche. Dans les années 60, Jean Piaget distinguait les généralisations empiriques et les généralisations constructives, celles qui tirent leurs raisons d’une réflexion sur les actions. Il n’y a pas de conceptualisation sans généralisation et, bien évidemment, les concepts arithmétiques sont des exemples privilégiés de concepts résultant d’une généralisation constructive (Piaget s’appuie beaucoup dessus). Prendre comme support empirique un quadrillage de 3 lignes et 4 colonnes, comme le préconise Michel Delord, pour mettre en relation les deux façons de le remplir ou de le former (3 rangées de 7 objets et 7 rangées de 3 objets), est un moyen de favoriser la prise conscience du fait que cela resterait vrai avec d’autres nombres. Je le fais depuis que je construis des progressions sur la multiplication. Guy Brousseau (le « père » de « la didactique des mathématiques ») le faisait avant moi et, très probablement, d’autres pédagogues avant.

Un petit post-scriptum à Michel Delord, enfin : il y a des périodes pendant lesquelles je ne regarde pas les blogs tel que celui-ci. En cas d’écrit nécessitant une réponse, n’hésitez pas soit à m’envoyer un mail, soit à le faire transiter par Luc Cédelle.

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 21 février 2014 à 19:49 |

Acte 2. Scène 5. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

à Monsieur Brissaud

Je connais suffisamment le milieu des didacticiens pour connaître leur petites querelles, mais cela ne m’intéresse pas. La didactique a conduit à inventer un savoir dit scolaire qui a peu de rapport avec le savoir. Et, quels que soient vos rapports avec les didacticiens, je lis dans vos textes le même oubli des mathématiques.

La façon dont vous oubliez de parler de grandeurs pour définir la multiplication me semble caractéristique de cet oubli. C’est pour cela que la commutativité apparaît dans votre texte plus comme un principe que comme une propriété issue à la fois de constatations empiriques et de raisonnement.

Quant à Piaget, j’ai appris en le lisant que pour fonder une « science » qui a nom «épistémologie génétique» il s’est appuyé sur de nombreux contresens, passant ainsi à côté de la pédagogie. Sa confusion entre les structures mathématiques définies par Bourbaki et ce qu’il considère comme les structures cognitives a conduit à la malheureuse réforme des mathématiques modernes. De même sa réinterprétation de l’histoire des mathématiques et de la physique pour justifier l’analogie entre phylogenèse et ontogenèse comme il le dit savamment.

[Note du blogueur: La phylogenèse est l’histoire de l’évolution d’une espèce. L’ontogenèse est le développement d’un individu de la conception à l’âge adulte. Le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) a émis le principe, contesté depuis,  selon lequel «l’ontogenèse récapitule la phylogenèse».]

Quant à sa distinction entre deux formes d’abstraction, elle est loin d’être aussi claire qu’il le dit, mais là Piaget est victime de la peur de l’empirisme qui marquait l’époque et qui a marqué cette fille de Piaget qu’est la didactique.

Je suis d’accord avec vous pour dire que le mot « didactique » est un adjectif. Le substantif « didactique » tel qu’il s’est développé définit une « pseudoscience », pas plus.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 22 février 2014 à 17:06

|

Acte 2. Scène 6. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

À Monsieur Bkouche,

N’avez-vous pas compris que chacun de vos nouveaux commentaires est consacré à me faire un reproche qui n’a pas de raison d’être ? Dans ce dernier texte, vous dites que j’oublierais de parler des grandeurs pour définir la multiplication. Je vous renvoie donc à un texte qui date de 2006 et qu’on trouve sur le site de Michel Delord:

http://micheldelord.info/bris-rep-del.pdf

Venons-en à ce qui constitue le corps de (ma) réponse (à Michel Delord) : la question des «nombres concrets». Il semble me considérer comme un défenseur de la lettre du texte instituant la réforme de 1970. Si c’est le cas, il se trompe de cible : il me semble avoir été, il y a plus de 15 ans, parmi les premiers à proposer aux élèves des exercices où ils sont conduits à écrire des égalités telles que : « 6 cm = 60 mm » ou « 1/4m = … cm ». Et, en divers endroits, j’ai montré que je ne considérais nullement la production d’une écriture telle que « 4 € + 2 € 30 = 6 € 30 » comme la transgression d’un tabou.

[Note du blogueur: La « réforme de 1970 » est celle dite « des maths modernes », restée dans les mémoires comme l’archétype d’une mesure éducative de grande ampleur, mise en place d’en haut, dictée par la science la plus prestigieuse… et ayant abouti à un cuisant fiasco. On peut en trouver ici un historique et des témoignages, plutôt du côté de ses principaux acteurs et défenseurs. L.C.]

Par ailleurs, j’ai été un des seuls pédagogues à adopter une position très mesurée vis-à-vis de la pratique pédagogique encore courante aujourd’hui qui consiste, lors d’une résolution de problèmes où l’on cherche le résultat d’une addition répétée, à faire écrire aux élèves le multiplicande en premier (sans indication écrite de l’unité mais en interprétant oralement le nombre correspondant comme celui qui indique l’unité du résultat) et le multiplicateur en second. Dans le livre du maître que Michel Delord cite dans son texte, je dis explicitement que cela revient à faire pratiquer aux élèves ce qu’il appelle une « analyse dimensionnelle ». La seule différence entre cette pratique pédagogique et l’usage ancien des « nombres concrets » est que l’analyse dimensionnelle se fait alors de manière orale. On comprend bien pourquoi cette pratique pédagogique peut avoir un effet bénéfique et, en l’absence d’étude scientifique sur l’effet d’une telle pratique, il ne convient surtout pas de la condamner.

Quant à Piaget, son œuvre mérite un bilan beaucoup plus circonstancié que celui auquel vous vous livrez de façon rapide. Concernant les premiers apprentissages numériques, l’alliance de l’empirisme nord américain et du nativisme a, ces 30 dernières années, beaucoup influencé notre pédagogie. J’ai essayé de montrer que cela a eu un effet délétère (cf. mon dernier ouvrage).

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 26 février 2014 à 09:14 |

 

Acte 2. Scène 7. Guy Morel à tous.

Bonjour,

Une histoire de classe, pour alimenter le débat: cliquez ici sur le blog de Catherine Huby

Cordialement.

Guy Morel, co-secrétaire du GRIP

Rédigé par : guy morel | le 26 février 2014 à 16:56 |

[Récapitulatif du blogueur. On ne sait pas encore, à ce stade, si les protagonistes vont être d’accord sur quelque chose. Mais on voit que, bon gré, mal gré, ils discutent, qu’ils se rattachent à une combinaison de problématiques générales et de problématiques concrètes dans la classe et face à l’élève. On constate que tout travail sur les programmes plonge ses racines dans l’histoire de l’éducation. On touche aussi du doigt que «la science» est diverse et changeante et que l’invoquer ne suffit pas. On a également compris qu’un débat aigu se profile à partir de la commutativité de la multiplication,  de la définition de cette opération comme addition répétée et de la perception de la différence entre la signification de  «50 objets à 3 cruzeiros » et celle de « 3 objets à 50 cruzeiros». Ce débat pourrait bien déboucher sur le fait de savoir s’il faut enseigner cette opération (de même que la division) en tant que telle dès le CP ou si cet enseignement doit être plus progressif. Enfin, il apparaît qu’une entité désignée comme «la communauté des didacticiens des mathématiques» serait une sorte d’adversaire historique commun aux parties prenantes de ce dialogue. Tout cela fait une honnête dose d’informations pour un deuxième acte. L.C.]

A suivre..

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Enseignement du calcul: des éléments pour un débat (acte 1/6)

Comics1Ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela arrive sur ce blog (dont je rappelle qu’il existe depuis mars 2008) : l’enchaînement des commentaires, puis des réponses aux commentaires, finit par créer un véritable fil de discussion. J’entends par là un débat suivi, serré, argumenté, parfois polémique, parfois policé, sur un ou plusieurs sujets qui se dégagent peu à peu et peuvent, de réponse en réponse, sembler très éloignés du billet qui avait déclenché les premiers commentaires.

Mené par des personnes motivées, voire passionnées, qui maîtrisent leur sujet et ne « lâchent rien », ou en tout cas pas facilement, ce type de débat est des plus instructifs. Une forme journalistique originale se construit ainsi, qui permet de « creuser » un sujet tout en faisant sentir que les questions abordées ne sont pas abstraites ni arbitraires, qu’elles s’inscrivent dans un contexte et qu’elles s’incarnent dans des personnages. Il arrive que les contributions, postées en commentaires, dépassent largement le format d’un « post » à part entière. Une fois lancé, le fil de discussion semble se dérouler tout seul: ce n’est pas entièrement vrai.

Les textes « tombent » les uns après les autres, certes, mais ce théâtre informatif où les prises de parole et les morceaux d’éloquence se succèdent a besoin que son metteur en scène reste présent et vigilant. Maître du blog, le journaliste valide ou ne valide pas les contributions proposées, écarte sans états d’âme les (rares) invectives, recadre les énervés, provoque s’il le faut les placides et relance à sa guise. La logique même du fil de discussion génère l’accumulation, donc l’hypertrophie. Assez vite, se pose ainsi un problème de format et de visibilité. Au bout de plusieurs semaines, un fil qui se respecte devient véritablement kilométrique.

Mais un fil est aussi un filon. Lorsque les contributions sont de qualité, il se transforme, mine de rien, en mine d’or. Et comme toute mine, son contenu n’apparaît pas à l’air libre: il faut accepter d’y descendre et d’en explorer les galeries. Le billet intitulé « Si l’école n’enseigne plus, alors pourquoi la conserver? », publié ici le 13 février, a généré des dizaines de commentaires qui ne sont plus des commentaires mais des argumentaires, des textes qui se sont entassés jusqu’à dessiner deux fils de discussion entrecroisés: l’un sur la pédagogie, l’autre, plus resserré dans sa thématique, sur les premiers apprentissages numériques en grande section de maternelle et au CP.

Ce sont là deux minerais que j’ai décidé d’extraire. Si j’en trouve le temps (les habitués de ce blog savent quelles sont mes contraintes actuelles hors éducation), je reviendrai sur la pédagogie, sujet récurrent et propice à une virulence qu’il faut toujours affronter. Mais ce que je vais d’abord ramener à la surface est le débat sur l’apprentissage du calcul. Sujet « serpent de mer » comme l’apprentissage de la lecture, il a comme point commun avec ce dernier d’être atrocement technique – du moins si l’on accepte, ce qui est ici la règle, de ne pas s’épouvanter de la première complexité venue.

L’apprentissage du calcul et celui de la lecture (que j’aborderai par ailleurs et autrement) sont inexorablement des sujets d’actualité, destinés à revenir au premier plan, ne serait-ce qu’en raison des travaux engagés par le Conseil supérieur des programmes, présidé par Alain Boissinot, qui a commencé à réunir des groupes d’experts et à organiser des consultations. C’est aussi, à l’évidence, cette perspective et le désir de peser sur ce processus qui motivent les participants à ce fil particulier de discussion. A propos de participants, je me permettrai, comme dans toute pièce de théâtre, de les présenter au moyen de didascalies. Il est utile, dans un débat de savoir « qui est qui ».

Dernier point: que personne ne s’attende à une lecture facile ! Ni rapide… Ni courte… Les discussions sur ce genre de sujet mènent aux confins du journalisme, là où la tentation est grande de laisser les experts à leur expertise et de leur dire que l’on reviendra quand ils seront d’accord… Pour autant, je ne connais guère de sujet qui garantisse le confort intellectuel à qui consent à s’y plonger. Même sélectionnés, les textes qui suivent paraîtront à certains interminables et d’autres trouveront que la tentative même de mettre en scène ce type de débat très technique relève de la haute fantaisie.

Laissons dire… Même si un simple survol devait se traduire par le seul constat de la technicité du débat, ce serait déjà une information : voilà, dès les toutes premières classes, le type de questions redoutables auxquelles se confronte toute entreprise de refonte des programmes. Et si, consentant à plus qu’un survol, il vous arrive de caler sur un passage qui vous semble ardu, l’avantage d’un fil de discussion sur d’autres sources d’information, c’est que vous pouvez y poser votre question. Bonne exploration!

Luc Cédelle

 

Acte 1

 Où la discussion s’engage autour de la commutativité de la multiplication

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Acte 1, scène 1. Rémi Brissiaud à Guy Morel.

[Rémi Brissiaud, ancien instituteur et professeur de mathématiques en école normale, puis maître de conférences en psychologie cognitive à l’université de Cergy-Pontoise, est actuellement chercheur au laboratoire Paragraphe à l’université de Paris 8, équipe Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances. Très connu dans l’enseignement primaire, il est aussi auteur de manuels.

Guy Morel, co-secrétaire du GRIP (Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes), ancien professeur de lettres en lycée, écrivain, spécialiste de Pagnol, auteur notamment de Barbie pour mémoire (1986, éditions de la FNDIRP) est aussi l’auteur, avec Daniel Tual-Loizeau, de plusieurs ouvrages dont les titres sont éclairants sur ses positions dans le débat sur l’éducation : L’Horreur pédagogique  (1999, Ramsay), Petit vocabulaire de la déroute scolaire (2000, Ramsay). L.C.]

Bonjour M. Morel,

Ce texte est une réponse à celui que vous avez posté le 13 février et dans lequel vous écrivez :

« PS. J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP de Buisson de 1887 consacrée à la question. J’ose même espérer que M. Goigoux fasse de même avec les pages du même ouvrage sur l’écriture-lecture. Rédigé par : Guy Morel | le 13 février 2014 à 17:52 |».

J’ai déjà eu un échange avec vous qui s’était terminé par l’expression d’excuses que j’ai bien volontiers acceptées. Vous vous adressiez à moi comme si j’étais la force invitante à un colloque ministériel alors que ce n’était pas le cas. En fait, je n’avais même pas été invité à intervenir lors de ce colloque. De façon générale, le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à présent, je n’ai guère été sollicité par un ministre quel qu’il soit (pas plus que ne l’a été mon ami André Ouzoulias. Pour lui, c’est définitif).

De nouveau, je trouve votre parole rapide et, de ce point de vue, vous conservez un style déplaisant qui explique que, bien que je trouve que les idées du GRIP méritent souvent d’être débattues (j’ai d’ailleurs essayé plusieurs fois de le faire), je m’abstiens le plus souvent de le faire aujourd’hui.

Vous écrivez : « J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP (dictionnaire pédagogique) de Buisson de 1887 consacrée à la question. »

Si je comprends bien, ma lecture des pédagogues d’avant 1970 (date de la réforme des maths modernes) serait récente et celle du DP de Buisson à venir. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?

[Note du blogueur: Ferdinand Buisson (1841-1932), directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry]

Lisez mon ouvrage de 1989 (Comment les enfants apprennent à calculer ? – notez la présence du mot « calculer » et non « compter ») et vous verrez qu’il n’en est rien. Il contient de nombreuses citations de pédagogues d’avant 1970 sur lesquelles je m’appuie (en complément de résultats de recherches) pour affirmer qu’il faut d’emblée viser l’enseignement du calcul à l’école et pour émettre une mise en garde : l’enseignement du comptage, tel qu’il s’effectue dans les familles, a un rôle ambivalent concernant le progrès vers le calcul. Nos prédécesseurs dans le métier s’en méfiaient comme de la peste. Une question au passage : la découverte de ce phénomène ne serait-elle pas récente au sein du GRIP ? Sinon, comment expliquer que Catherine Huby ait intitulé son manuel de CP et, pire, de CE1 : « Compter, calculer au CE1 » ? (voir aussi les interventions de Catherine Huby sur le site pré-cité).

[Note du blogueur: Catherine Huby est membre du GRIP, impliquée dans l’expérimentation SLECC (Savoir lire, écrire, compter, calculer), et auteur de manuels d’apprentissage de la lecture édités par le GRIP. Pour la situer, elle est l’auteur du texte « Mon métier à moi, c’est maîtresse d’école », publié en billet sur ce blog qui a rencontré un beau succès dans le milieu des pédagogues et mériterait de figurer dans un « best of ». L.C.]

Quant au Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, je l’ai lu la première fois en 1977 (j’étais en « stage d’adaptation » parce qu’ancien professeur de lycée, je devenais professeur d’école normale). Je suppose que vous êtes convaincu du contraire parce que je ne fais pas miennes toutes les recommandations du Dictionnaire. Mais comment faut-il qualifier le rapport à un ouvrage qui consisterait à en épouser systématiquement les thèses? À un niveau général, mon accord avec les thèses défendues dans le DP, est profond mais dans le détail, je pense qu’avec les connaissances qui sont les nôtres aujourd’hui, il faut nuancer ce qui y est dit et ne pas systématiquement retenir ce qui y est préconisé.

Je prendrai comme exemple un extrait du texte de Michel Delord auquel vous renvoyez dans votre billet :

“Jusqu’en 1970, on apprend simultanément le calcul et la numération : au programme de CP figure les quatre opérations car par exemple il n’est pas possible d’apprendre la numération sans connaitre la multiplication puisque 243 signifie bien 2 fois100 plus 4 fois 10 plus 3.”

Pour moi, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la multiplication au CP pour savoir que 43, c’est 4 fois 10 plus 3, l’addition répétée suffit. Il faut savoir que 40 = 10 + 10 + 10 + 10, ce qui peut évidemment se dire : 40, c’est 4 fois 10. En effet, le mot « fois » fait partie du langage quotidien et il n’est pas nécessaire de l’avoir associé à la multiplication et au signe «x» pour l’utiliser. Nous allons voir en effet qu’utiliser le signe «x» et le mot «multiplication» à ce niveau de la scolarité n’est pas sans inconvénient. Pour s’en rendre compte, on peut se rapporter aux résultats d’une recherche menée à Recife, au Brésil. Schlieman et collègues (1998) proposent ces deux problèmes à des enfants entre 8 et 12 ans qui sont « vendeurs des rues » et qui n’ont jamais fréquenté l’école :

(1) Combien faut-il payer en tout pour acheter 3 objets à 50 cruzeiros l’un ?

(2) Combien faut-il payer en tout pour acheter 50 objets à 3 cruzeiros l’un ?

75% de ces enfants qui n’ont jamais entendu parler de la multiplication et qui ne connaissent pas le signe « x », réussissent le problème (1). Concernant le problème (2), avec les mêmes enfants des rues, on observe un taux de réussite de… 0%. Il faut en tirer les conséquences : le problème (1) n’est pas un problème de multiplication, on peut le réussir sans avoir étudié cette opération, c’est un problème d’addition répétée. En revanche, le problème (2) est un authentique problème de multiplication : on ne peut pas le réussir sans avoir étudié cette opération. En effet, l’échec au problème (2) ne s’explique pas parce que les enfants ne comprennent pas la situation parce que c’est la même situation que celle qui est décrite dans le problème (1) ; il ne s’explique pas non plus parce que les enfants ne savent pas calculer 3 fois 50 (sinon ils échoueraient au premier problème) ; il s’explique parce que des enfants non scolarisés ne savent pas que 50 fois 3 et 3 fois 50 conduisent au même nombre (commutativité). Les enfants de la rue cherchent à faire : 3 + 3 + 3 + 3 +… et, bien entendu, ils ne s’en sortent pas. Comprendre une opération, c’est en comprendre les propriétés essentielles, comme la commutativité de la multiplication, les propriétés que les chercheurs qualifient de « conceptuelles ».

Dans un article publié dans la revue Developmental Science (Brissiaud et Sander, 2010), nous avons montré que pour chacune des principales situations qui donnent du sens aux 4 opérations, on peut distinguer comme ci-dessus 2 sortes de problèmes : des problèmes comme le (1) dont la réussite atteste la compréhension de la situation et des problèmes comme le (2) dont la réussite atteste que l’enfant a commencé à comprendre l’opération arithmétique parce qu’il en utilise une propriété conceptuelle.

Pour la multiplication et la division, une façon de lutter contre l’échec scolaire consiste à commencer par s’assurer que les enfants comprennent les situations qui donnent du sens à ces opérations en leur proposant des problèmes comme le (1) (sans parler de l’opération, ce n’est pas nécessaire) avant, dans un deuxième temps, de définir l’opération aux enfants en s’appuyant sur des problèmes comme le (2). La raison : les enfants n’ont pas tout à apprendre en même temps, la progressivité est meilleure. On risque moins de se retrouver avec des élèves qui, face à un problème, ne cherchent plus à comprendre la situation décrite et choisissent une opération selon l’air du temps.

Par ailleurs, lorsque vous dites à un enfant : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… », l’enseignement correspondant est plus explicite: lors de la première rencontre avec la multiplication, vous mettez l’accent sur une propriété essentielle de cette opération, vous ne leurrez pas les enfants en leur faisant croire que vous leur enseignez la multiplication alors que vous ne faites que leur enseigner l’addition répétée.

Ferdinand Buisson ne pouvait pas savoir tout cela. Même s’il avait raison sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le fait que comprendre le nombre 8, c’est savoir que 8 = 7 + 1 ; 8 = 10 – 2 ; 8 = 4 + 4 etc., je ne pense pas que l’absence de l’écriture 8 = 4 x 2 soit un manque important.

Bref, au-delà du fait que je vous ai convaincu ou non, le DP de Buisson a-t-il figé à jamais notre connaissance des phénomènes didactiques ou bien y a-t-il place pour une recherche de meilleures progressions ? Et pourquoi quiconque se situant dans une telle dynamique ne mériterait que le sarcasme ?

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 18 février 2014 à 21:09 |

 

Acte 1, scène 2. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

[Rudolf Bkouche, mathématicien, professeur émérite à l’Université de Lille 1, ancien directeur d’IREM (institut de recherches sur l’enseignement des mathématiques), est ce qu’il est convenu d’appeler une « pointure » dans l’épistémologie et l’histoire des mathématiques. On peut le voir et l’entendre sur Internet sur cette vidéo ou bien celle-ci. Par ailleurs il est  juif antisioniste, militant anticolonialiste et membre d’associations de solidarité avec les travailleurs immigrés et les sans-papiers. Dans une lettre ouverte à Claude Guéant lorsque celui-ci était ministre de l’Intérieur, il se présentait comme « métèque de souche ». L.C.]

Brissiaud dit une chose intéressante, savoir qu’une addition répétée devient difficile lorsqu’elle est trop longue, mais refuse de comprendre que la multiplication a été inventée pour éviter des additions répétées trop longues.

Qu’est-ce que cela veut dire que le fait que 3×50 et 50×3 sont égaux est conceptuel ? Les concepts ne sont pas des mythes révélés et la question reste : comment se construisent les concepts ?

Si Brissiaud a lu Delord comme il le dit, il devrait savoir que 3 fois 50 cruzeiros et 50 fois 3 cruzeiros ce n’est pas la même chose.

Brissiaud refuse de penser la multiplication des entiers comme une addition répétée ; c’est quoi alors une multiplication ? Ecrire : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… » n’explique rien et surtout passe à côté du sens de la multiplication.

Quant à dire que Buisson n’avait pas les connaissances nécessaires pour dire ce qu’est la multiplication, c’est encore une idée d’authentique scientifique qui veut se convaincre que la didactique a apporté des connaissances nouvelles tout en oubliant les mathématiques.

Rédigé par : rudolf bkouche | le 19 février 2014 à 11:00 |

Acte 1. Scène 3. Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche

Bonjour M. Bkouche,

Quand vous dites que je refuserais « de comprendre que la multiplication a été inventée pour éviter des additions répétées trop longues » , j’avoue que les bras m’en tombent : je passe mon temps à dire que la multiplication a été inventée parce que l’addition répétée 3 + 3 + 3 + 3 + 3 + … (50 fois) est trop longue. Comme le calcul de cette addition conduit au même nombre que l’addition répétée 50 + 50 + 50, cette propriété permet de remplacer un calcul fastidieux par un calcul simple. De mon point de vue, dès la leçon d’introduction de la multiplication, il convient de mettre l’accent sur la commutativité de cette opération comme moyen de remplacer une addition répétée trop longue par une plus courte. Votre reproche me semble donc totalement infondé.

De même, quand vous dites que je refuserais de « penser la multiplication des entiers comme addition répétée », je ne vois pas à quoi vous faites allusion. En effet, je dis qu’avoir compris la multiplication, c’est avoir compris l’addition répétée et, de plus, avoir compris certaines propriétés conceptuelles, dont la commutativité. La preuve : un grand nombre d’enfants réussissent les problèmes qui nécessitent seulement l’addition répétée (problèmes de type 1 dans mon commentaire précédent) et échouent ceux qui nécessitent la commutativité (problème de type 2). Une autre preuve : chez les adultes, la résolution mentale d’un tel problème de type 2 prend plus de temps que celle d’un problème de type 1 (données non publiées).

Je suis désolé mais les données expérimentales précédentes ne laissent place à aucun doute: il existe bien deux niveaux de compréhension qui, d’un point de vue développemental, se succèdent : {addition répétée} d’abord puis : {addition répétée + commutativité}. Après avoir été prof de maths pendant 20 ans, j’ai repris des études de psychologie expérimentale pour pouvoir m’appuyer sur des données empiriques telles que celle-ci. Je n’y renoncerai pas facilement parce qu’il me semble que c’est le seul moyen de sortir de certains débats d’opinion stériles.

Lorsqu’on en est là, il faut décider du moment où l’on décide de parler de « multiplication » aux élèves : faut-il le faire dès l’usage de l’addition répétée, qui doit être très précoce, ou seulement quand la commutativité est disponible ? J’ai fait le second choix et j’en ai donné les raisons dans mon commentaire précédent. Pour mieux me faire comprendre, je vais m’appuyer sur d’autres données empiriques, issue de la même recherche (Brissiaud et Sander, 2010) : à l’entrée au CE1, les problèmes « Combien y a-t-il de fleurs en tout dans 2 bouquets de 10 fleurs », « Quel est le prix total de 3 objets à 10 euros l’un ? », « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 4 paquets de 10 gâteaux ? », etc. ont un taux de réussite de 0,47 seulement (les multiplicateurs étaient 2, 3 ou 4, les énoncés étaient donnés oralement deux fois de suite, les élèves devaient donner la réponse numérique en une minute maximum).

Or, ces problèmes nécessitent des connaissances numériques minimum ; en fait, ils nécessitent seulement de se représenter mentalement les situations décrites dans les énoncés (les problèmes étaient mélangés à d’autres d’addition, de soustraction, de partage, etc.). Devant un tel taux d’échec, il me semble bien durant tout le CP et au tout début du CE1 de travailler spécifiquement la compréhension de ce type de situations, en utilisant l’addition répétée comme seul symbolisme parce qu’il est celui qui rappelle le mieux la situation : derrière 10 + 10 + 10, un élève peut aisément imaginer chacun des 3 bouquets, par exemple. Puis, vers novembre au CE1, enseigner la multiplication en insistant sur la commutativité de cette opération, afin de proposer des problèmes du type : « Combien y a-t-il de fleurs en tout dans 14 bouquets de 2 fleurs », « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 10 paquets de 6 gâteaux ? », etc. Avant d’enseigner la multiplication par un nombre à deux chiffres…

J’espère que vous comprendrez que ma démarche n’a qu’un seul but : la démocratisation de l’enseignement de l’arithmétique élémentaire. Concernant la fin de votre commentaire : « Quant à dire que Buisson n’avait pas les connaissances nécessaires pour dire ce qu’est la multiplication », là encore, je n’ai rien dit de tel : j’ai seulement dit que Buisson ne disposait pas de données empiriques telles que celles collectées par Schliemman et collègues ou celles qui viennent d’être rappelées. De ce fait, il n’est pas inimaginable que l’intérêt de distinguer deux niveaux de compréhension, ait été moins saillant à son époque qu’aujourd’hui. Je ne commenterai pas les paroles peu amènes avec lesquelles vous clôturez votre propos.

Monsieur Bkouche, j’ai eu, il y a longtemps maintenant, le plaisir de lire certains de vos travaux (sur les fractions et les décimaux notamment) et de les apprécier particulièrement. Que vous est-il arrivé pour que vous sembliez avoir autant de difficulté aujourd’hui à rentrer dans la pensée de quelqu’un d’autre ?

Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 19 février 2014 à 19:33 |

 

Acte 1. Scène 4. Rudolf Bkouche à Rémi Brissiaud

Bonsoir,

Votre texte laisse entendre que vous distinguez addition répétée et multiplication. C’était ce qui me posait problème. Si on définit la multiplication comme une addition répétée, alors il faut distinguer le multiplicande et le multiplicateur et dans ce cas l’addition n’a aucune raison d’être commutative. Vous vous appuyez sur la remarque que 3 objets à 50 cruzeiros coûtent le même prix que 50 objets à 3 cruzeiros. D’accord, mais contrairement à ce que vous dites, cela est une constatation empirique non un résultat conceptuel et ne montre en rien que la multiplication est commutative. Relisez Michel Delord.

[Note du blogueur: Michel Delord, spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, ancien professeur de mathématiques dans le secondaire, coauteur des logiciels d’apprentissage des mathématiques ADI et ADI bac, membre du CA de la Société Mathématique de France de 2002 à 2008, a été à l’origine de la création du GRIP et du concept SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer) dont l’expérimentation est menée dans plusieurs dizaines de classes. Suite à des désaccord et des tensions internes, il a été exclu du GRIP en 2010 mais, comme on le constate ici, n’a pas rompu tout contact avec certains membres de ce groupe. L.C. ]

La commutativité est liée à la remarque purement numérique que 3 rangées de 7 objets donne le même nombre d’objets que 7 rangées de 3 objets, remarque qui porte sur le rangement, ce qui permet de dire que si on change de nombres, ce sera la même chose. On peut alors parler de nombres génériques. Dans votre texte vous sautez une étape, mélangeant une constatation empirique et un aspect conceptuel. Il y a ici un raisonnement bien rapide qui fait apparaître la commutativité comme une propriété magique. La commutativité n’est donc pas une propriété première si on considère la multiplication comme une addition répétée. C’est le sens de ma critique.

Je suis d’accord sur les deux niveaux, mais le passage au deuxième niveau demande d’être précisé autrement que par un renvoi à un conceptuel qui apparaît ici quelque peu mythique. Qu’est-ce que vous entendez par conceptuel ?

Quant à dire que le passage au second niveau passe par la commutativité, cela me semble bien rapide. C’est justement le passage au second niveau qui pose la question de la commutativité.

C’est pour cela que je dis que votre discours oublie les mathématiques.

Mais cet oubli des mathématiques est peut-être le point faible de la didactique, ce que m’a appris la lecture des didacticiens. Je n’ai aucune animosité contre les didacticiens mais je reste critique envers la didactique et votre texte ne fait que me conforter.

Rédigé par : rudolf Bkouche | le 19 février 2014 à 23:33 |

A suivre