L’écrit douloureux de Shéhérazade, candidate à l’enseignement

Site d'un (autre) ex (?) IUFM

Le blog Service Maximum – directrice d’école à Bobigny, accueilli provisoirement ici jusqu’en novembre pour ses débuts avant de migrer vers sa vraie et définitive domiciliation sur le site des Cahiers pédagogiques, a poursuivi ces derniers mois son bonhomme de chemin.  Parmi ses épisodes récents, en voici un qui me semble à la fois particulièrement courageux dans son abord, respectueux, d’un sujet délicat.

Accessoirement, il montre aussi que le souci d’un maintien du niveau orthographique est partagé au-delà des courants dont le fonds de commerce est le catastrophisme. Il montre aussi – mais c’est là un commentaire tout à fait personnel – que l’avertissement figurant sur la colonne de gauche de ce blog et qui me vaut de temps à autre d’être traité « fanatique » est pleinement justifié.

Sur ce, et sans oublier de recommander une visite à d’ensemble de ce blog de « terrain », je passe le relais à Véronique Decker : directrice d’école à Bobigny, instit Freinet, désobéisseuse, râleuse, syndiquée, manifestante, gréviste et néanmoins fonctionnaire intègre et travailleuse acharnée.

L.C.

En plus de mon travail de directrice d’école (c’est le Président de la République qui va être content !), je travaille. Toutefois, je dois préciser que ce n’est vraiment pas pour gagner plus. Je suis responsable de travaux dirigés (TD) dans le cadre d’un M1(c’est-à-dire d’une première année de master) « métiers de l’éducation » qui prépare au métier d’instituteur, enfin, plutôt d’institutrice.

Cela se passe dans un ex-IUFM de la région parisienne… Je ne veux pas préciser lequel pour deux raisons que l’on comprendra plus loin : la première est ma volonté de protéger au lieu d’accabler et la deuxième est que les phénomènes que je décris existent partout ailleurs dans les mêmes formations.

Il fallait associer à cette formation des « personnels de terrain » pour parler de la « relation pédagogique », les étudiants ayant besoin d’apprendre un métier et pas seulement des contenus disciplinaires.  Franchement, cela me plaisait de transmettre à des jeunes une certaine vision du métier, plus axée sur la bienveillance et l’humanité que sur des pourcentages de performances aux évaluations numérisées.

C’est là que j’ai rencontré Shéréhazade, qui ne s’appelle évidemment pas ainsi mais qui aurait pu. Manifestement issue d’une immigration suffisamment récente pour être visible, elle est ravie de suivre cette formation et affirme clairement qu’elle souhaite depuis longtemps faire ce métier. Elle est présente, active, et pendant les quatre premiers cours, je la considère comme une « bonne élève ». Nous regardons des films sur des séances de classe, que nous analysons ensuite. Tout se passe à l’oral.

Mais arrive un moment où je dois évaluer. Et pour cela, il faut que les étudiants produisent un écrit.

Là, catastrophe : la copie est pitoyable. Malgré une évidente capacité à l’analyse des situations, Shéréhazade ne sait pas écrire en utilisant les règles de base de l’orthographe. Comment est-elle arrivée en licence, puis aujourd’hui en master sans que personne n’ait pris le temps de la remettre « à niveau » ? Mystère.

Je retoque son devoir, et le lui renvoie avec un surlignage jaune des erreurs, en lui demandant d’y réfléchir et de les corriger.

Peu de temps après, une réunion de formateurs me permet de m’apercevoir que je ne suis pas là seule à constater le désastre. Il n’y a pas que Shéréhazade… Des dizaines d’étudiants et d’étudiantes inscrits en master confondent les verbes « être » et « avoir » : Il faudrait qu’il m’est dit. Ils n’accordent pas grand-chose dans leurs phrases et considèrent que tout ce qui n’est pas souligné par le correcteur de leur ordinateur est forcément « bon » même lorsque « tant » est écrit « temps ».

En corrigeant d’autres copies, je m’aperçois que certains étudiants ont à peine un niveau de CM1 :

«  En contact des autres enfants cet enfant fait parti des élèves les plus agités. L’institutrice était obligé de le reprimender . On se retrouve donc avec deux rapports élève/enseignant: celui lors de l’aide personnalisée où la maîtresse est plus attentionée »…

Surligner n’y suffit plus, il faudrait tout reprendre depuis la grammaire du cycle 2. L’université propose une « remise à niveau en ligne », mais évidemment quelqu’un qui a traversé le système scolaire sans comprendre ce qu’est l’auxiliaire du verbe, ou l’accord de l’adjectif ne parvient pas à surmonter par une batterie d’exercices automatisés. Shéhérazade essaye de corriger et accompagne son devoir par un courrier :

Je comprend vos remarques ! Et en même temps je me sens tellement impuissante ! J’ai la motivation, l’envie de continuer à travailler dur et je me dis qu’un jour ça paiera ! Être prof c’est mon objectif, mon rêve. Je sais pas si vous comprenez… Je sais que même si c’est pas tout de suite, j’y arriverai. C’est vrai que j’ai tellement de règles à reprendre, mémoriser etc. Mais je garde espoir ! Je me sens tellement impuissante !

Comment briser un tel espoir d’arriver à enseigner ? Je lui propose, en dehors du temps universitaire, d’entretenir une correspondance avec moi et de travailler avec elle comme je le faisais autrefois sur les « textes libres » de mes élèves. Regarder les erreurs, voir ce qu’elles peuvent nous dire, et ce que nous pouvons en dire aussi, observer les règles et les mettre en pratique dans de vrais textes lourds de sens et d’affects. Je vous livre une partie de cette correspondance, qui doit nous interroger tous sur le parcours scolaire de la génération qui nous suit :

Après quelques mois de cours, je comprends que cette apprentissage est plus difficile que j’imaginais. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre les règles, à les mettre en pratique, car les professeurs ne reprennent pas les bases. Celles-ci, mes camarades les ont apprises et acquises à l’école primaire. Il me manque encore aujourd’hui les outils nécessaires pour pouvoir apprendre et progresser. Par  ailleurs, je pense avoir indirectement un réel désavantage et retard par rapport à d’autres étudiants. Ce qui se traduit, par un manque de confiance en moi à chaque fois que je suis amenée à écrire. Notamment les cours, les devoirs ou les examens. Alors je suis souvent mal à l’aise lorsqu’un camarade lit une simple copie de cours que j’ai écrite, le fait de passer au tableau pour écrire la réponse à une question qu’un l’enseignant à pu poser ou lorsqu’on me rend un devoir. En effet, je suis consciente de faire de nombreuses fautes d’orthographe et j’en ai un peu honte.

Je ne suis pas sûre que ce soit à elle d’avoir honte.

Véronique Decker

Directrice d’école à Bobigny : « La pédagogie, ce n’est pas tous les jours ! »

Un défi quotidien en forme de grilles, de portes, de règles de surveillance, d’assistantes qui continuent de manquer et, finalement, une histoire de barrières métalliques « sauvages » et néanmoins nécessaires. Quatrième et irrésistible épisode, encore provisoirement hébergé ici, de la vraie vie d’une vraie directrice d’une vraie école… L.C.

Déjà, une semaine de passée et –qu’on me pardonne de voir les choses sous cet angle personnel – ce dimanche 11 septembre, je suis fatiguée comme de trois mois. Chaque jour, je suis arrivée au travail vers 8 h du matin, et j’en suis ressortie vers 20 h le soir.

Sans assistante de direction, j’ai à faire le travail de deux personnes, et sans les assistants de vie scolaire, toutes les paperasseries n’avancent pas.

Beaucoup de parents peinent à remplir les papiers de rentrée. Il faut tout vérifier, rendre, demander ou redemander le numéro d’appartement qui a été oublié, le portable de la nourrice, voire la signature au bas de l’indispensable autorisation d’hospitalisation en cas d’urgence.

Chaque année et pour chaque élève un dossier doit être rempli, sur du papier autocopiant (une fiche pour la maîtresse, une pour la directrice et une pour la mairie). Cela permet de remettre à jour le fichier, car souvent les adresses et les numéros de téléphone  changent…

Il faut ensuite tout ranger dans des classeurs, mais après avoir vérifié qu’il ne manque aucun élément important. Par exemple, si l’autorisation d’hospitalisation n’a pas été signée et si l’enfant se blesse, l’hôpital doit attendre les parents…

Deux jours sur quatre,  je dois aussi assumer seule la « grille ».

A la mode des années 1970

Mon école est dans un « groupe scolaire » comme il était à la mode d’en construire dans les années 70. En l’occurrence, c’est le « groupe scolaire Karl Marx », indice peu discret que nous ne sommes dans une banlieue d’une certaine tradition politique.

Deux écoles élémentaires et une grosse maternelle se partagent un même territoire, mais ce qui est spécial chez nous c’est que nous avons des entrées indépendantes et sur des bords opposés. D’autre part, les deux élémentaires ont fini par faire une seule école, ce qui me fait aujourd’hui directrice de deux bâtiments immenses de dix classes chacun.

Le directeur de la maternelle, qui également a perdu son assistante, n’a plus personne pour « faire la grille » : l’activité consiste à rester à la grille de l’école à 8h 20, à 11 h 20,  à 13h 30, à 16 h 30 et à 18 h, bref chaque fois que les enfants rentrent ou sortent.

Il lui faut veiller à ce qu’aucun enfant n’échappe à la vigilance des instits ou des parents, et fermer la grille à l’heure, c’est-à-dire au bout de dix à quinze minutes, tout en laissant sortir les parents qui se sont attardés dans les lieux, mais en évitant que d’autres, plus retardataires, en profitent pour entrer.

C’est technique : quand la porte reste ouverte pour permettre aux parents de ressortir, il y en a qui entrent en retard, puis laissent eux même la porte ouverte au moment où ils ressortent. S’il n’y a personne pour surveiller, à ce moment-là d’autres retardataires entrent….et ainsi de suite. Et c’est comme cela qu’on se retrouve avec la grille restée grande ouverte et des élèves qui batifolent un peu partout, dans l’enceinte de l’école ou en dehors.

Moi aussi, j’aurais vraiment besoin de quelqu’un pour la grille de l’école primaire. Déjà, chaque année, il y a des gens qui entrent en moto, ou bien habillés en niqab, ou qui partent se promener dans l’école en passant par la cantine, et autres fantaisies… Ou encore des élèves qui ressortent pour acheter quelques bonbons à la boulangerie d’à côté…

Le don d’ubiquité

Rien de grave mais, n’ayant nul don d’ubiquité, je ne peux pas surveiller simultanément l’entrée de l’école (du bâtiment) et l’entrée à la grille. Ma priorité est d’être à l’entrée du bâtiment car chaque matin, il y a des gens qui me demandent des informations, des papiers, des documents divers et variés. Si je suis à la grille, je dois à chaque fois courir au bureau.

De plus, quand je suis à l’entrée du bâtiment, je peux avoir un œil sur le préau, haut lieu de courses-poursuites ou autres bêtises s’il n’y a pas d’adulte en vue…

Le souci, le gros souci que nous avons est que pour un groupe scolaire d’environ 500 élèves et 40 adultes (agents, animateurs, enseignants…), il n’y a qu’une seule gardienne qui, de plus gère la loge, c’est-à-dire le standard téléphonique qui dessert l’ensemble des lignes.

Et la gardienne a interdiction d’être à l’entrée si le directeur n’y est pas. On pourrait se dire que, logiquement, ce devrait être l’inverse : l’obligation de se tenir à l’entrée si personne d’autre ne s’y trouve…

Mais non. L’important aujourd’hui n’est ni la logique ni le bien des enfants. L’important est la protection juridique des élus : si le directeur (ou, dans le cas de l’école élémentaire, la directrice) est là, c’est lui (ou elle, c’est-à-dire moi) qui est juridiquement responsable si un enfant s’échappe. Tandis que s’il s’agit d’un agent municipal, la responsabilité de l’élu est engagée. Voilà un exemple de contrainte intéressante. A moins que ce ne soit un exemple intéressant de contrainte.

Vigipirate pour du beurre

Et voilà a quoi nous passons une partie appréciable de nos journées : à tenter d’organiser l’inorganisable, à surveiller deux grilles séparées par une centaine de mètres de bâtiments avec une seule personne, qui, par souci d’égalité, surveillera deux jours ici et deux jours là.

Et quid de Vigipirate ? Vigipirate reste en vigueur partout mais, chez nous, compte pour du beurre… C’est ce que vient de découvrir le nouveau directeur de la maternelle. Un véhicule étant garé devant la grille d’entrée de son école, il a bêtement appelé la police pour le faire enlever !

Rien à faire. Ici, la police est comme nous : sans matériel en état, sans personnel disponible. Personne n’est venu. Nous (les vieux directeurs) cela fait longtemps qu’on n’appelle plus…

D’ailleurs, je dois avouer un grand forfait : pour empêcher les voitures de se garer devant l’école et créer un obstacle difficile à enlever, j’ai fini par aller voler des barrières de chantier que j’ai attachées avec des rilsans (colliers de fixation plastique, c’est une marque déposée), offerts par une relation de la gardienne.

Je l’ai fait il y a deux ans, dans un moment de colère. Une locataire des logements de fonction de l’école venait de subir une violente agression un soir en rentrant chez elle par des voyous qui s’étaient cachés derrière un camion. Ils l’ont frappée, lui ont volé les clés de sa voiture et sa voiture. Elle a eu très peur, n’a jamais pu revenir habiter dans son logement de fonction, et a finalement déménagé.

Ce camion, stationné illégalement devant l’école, je l’avais signalé déjà plusieurs fois à la police, car il semblait volé. Et de toute façon, il est  interdit de se garer dans l’impasse qui mène à l’école.

Apprenant les faits, j’ai demandé des barrières, comme dans toutes les écoles pour empêcher les voitures de se garer. « Impossible », m’a-t-on répondu, car « les pompiers ne veulent pas ».

Aussitôt, je contacte les pompiers : ils m’affirment que ce n’est pas vrai et qu’ils n’ont rien dit de tel. « Impossible » me dit-on à nouveau, car c’est la police qui refuse. Je me déplace auprès de la police : même réponse que les pompiers…

A la fin, lasse de chercher qui refusait vraiment et profitant du fait que tout le quartier est en travaux – l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) est chez nous en pleine action – j’ai trouvé plus simple d’aller chercher moi même les barrières et de les poser.

Dans le métier de directrice, ici, ce n’est pas tous les jours qu’on fait de la pédagogie…

Véronique Decker

Rentrée scolaire (dé)moralisante : « La patience coûte peu à qui travaille beaucoup »…

Troisième billet hébergé, qui narre le « service maximum » de Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny, et de ses collègues. L.C.


Mardi 6 septembre. Déjà, au deuxième jour, des habitudes sont prises. Les jeunes élèves de CP retrouvent leur place dans la cour, viennent se ranger à la sonnerie, pendant que les plus grands montent déjà (dans notre école, beaucoup d’élèves ont le droit de monter seuls en classe, en raison d’un système de « ceintures de comportement » qui permet aux élèves les plus responsables d’avoir davantage de droits que les autres).

Je suis noyée sous les inscriptions, les listes, les circulaires, les arrêtés d’affectation, les nouvelles listes d’étude, de cantine, les fiches pour la mairie et le pointage. Je croule sous les demandes de certificats de scolarité, de radiation, d’inscription, les transferts d’école…

En raclant tous les fonds de tiroir (et en embauchant des copains qui travaillent dans d’autres écoles), j’ai réussi, pour les deux prochaines semaines à boucler cantine et étude. Nous aurons huit vacataires le midi pour la cantine et cinq pour l’étude. Je n’ose pas encore parler de l’accompagnement éducatif, car il faudra trouver encore six nouvelles personnes et là, je risque l’écroulement du château de cartes.

Dans ce fatras de papiers de toutes les couleurs, de listes de toutes les tailles, je reçois la convention de l’AVSi (ceux là n’ont pas été virés, car ils s’occupent des enfants handicapés (AVS, c’est Assistant de Vie Scolaire, i c’est pour intégration) et la notification, pour le jeune Stéfan, de l’embauche de l’assistante.

Heureusement, l’assistante est arrivée hier, jour de la rentrée, grâce à la célérité de la « référente handicap » qui a réussi à envoyer quelqu’un avant même la réception du papier correspondant. Parfois, tout marche merveilleusement, et c’est bon à vivre. Vous voyez, je ne râle pas systématiquement.

Mais le bonheur ne dure jamais, et je reçois le courriel d’une copine qui m’envoie le lien vers les « maximes de morale » préconisées par le gouvernement. Pour ceux qui ne croient personne sur parole (et ils ont bien raison…), le voici, ce lien.

C’est quand même renversant…

Les mêmes qui viennent de renvoyer sans état d’âme les personnels précaires, qui laissent les femmes enceintes dormir dehors faute de place au 115, qui traquent les Roms et les expulsent de bidonville en bidonville, qui viennent de reprendre 60 000 postes d’enseignants dans les écoles tout en se prélassant sur les yatchs d’amis généreux pour admirer leurs Rolex respectives, bref, ceux là m’envoient comme modèle à écrire au tableau :

« La loi fût-elle injuste, il la faut respecter. »

Citation de Casimir Delavigne ; Le paria, IV, 5 – 1821.

 Vive Papon, à bas Jean Moulin ! Aurais je envie de répondre…

« La patience coûte peu à qui travaille beaucoup. »

Citation d’Emile de Girardin ; Pensées et maximes – 1867.

Moi, je travaille beaucoup, et même de plus en plus (et de plus en plus longtemps, depuis la réforme des retraites…), mais comment dire que l’impatience me gagne de leur demander d’où ils se permettent de m’envoyer des « modèles » stupides et réactionnaires sur le mérite, la patience, l’obéissance comme si tout cela était vertus à faire fructifier.

Si j’avais envie d’écrire un jour une phrase de morale au tableau (sauf qu’évidemment pour moi, ce n’est pas du tout comme cela, mais alors pas du tout qu’on transmet des valeurs et une réflexion aux enfants, mais passons, j’en parlerai sans doute un jour…), voici ce que j’écrirais :

« Tant qu’un homme peut mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines ».

Eugène Varlin

Morale pour morale, n’est-ce pas…

Véronique Decker

Rentrée scolaire : ouf, c’est fait, mais…

Deuxième billet de Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny, où il me plaît de rappeler qu’elle effectue avec ses collègues un véritable  «service maximum». Devant la fin de contrat d’une grande partie des assistants, Véronique ne décolère pas. Je continue ici d’héberger provisoirement son blog en attendant qu’elle s’insère sur une nouvelle, et imminente, plate-forme. L.C.

Ils sont 275 à venir apprendre et comprendre le monde qui les entoure.

Ils attendent.

Les enfants sont impatients de retrouver leurs copains ou d’aller enfin à « l’école des grands », leurs parents sont plus anxieux : ont ils acheté les « bonnes fournitures scolaires ? » Le sac choisi n’est-il pas trop grand ? Ou trop petit ? Les enfants les plus âgés, habitués de l’école sont venus seuls.

A 8 h 20, la grille s’ouvre et c’est la ruée sur les listes des classes. Une jeune remplaçante sans affectation et ma dernière assistante d’éducation, celle qui n’est pas encore « non renouvelée », aident les parents à les lire. Il y a 13 classes dans l’école et plus les parents sont inquiets, moins ils trouvent le nom de leur enfant.

Un groupe s’avance vers moi. Des Roms, bien reconnaissables à leurs vêtements dépareillés et à l’éclat de leurs dents plaquées or. Certains ont abouti dans leurs démarches et présentent pour leur enfant la « fiche de pré-inscription » indiquant l’acceptation de la mairie. D’autres cherchent encore le chemin du centre de vaccination, afin d’avoir le carnet de vaccination à jour, clé de l’inscription scolaire.

Ici, à Bobigny, la municipalité est clairement antiraciste : même sans domicile, même sans travail, même sans ressources, tous les enfants peuvent s’inscrire à l’école, à la cantine, à l’étude…

Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que fait la mairie, et il m’arrive même d’être très irritée contre elle, mais je lui reconnais, sur cette question, des convictions en actes. Alors que dans beaucoup d’endroits, on a juste un antiracisme de salon, une posture qui n’engage rien.

Nous avons dans l’école une classe d’accueil pour « non francophones » qui permet aux enfants nouvellement arrivés d’apprendre à parler et à lire en français. Pour tous ceux qui n’allaient pas à l’école dans leur pays d’origine, cette classe leur permet aussi d’apprendre toutes les conventions et outils scolaires utiles aux apprentissages.

C’est une classe qui comporte 15 places pour les enfants du CP au CM2, tous niveaux et origines mélangés. Nous veillons cependant à ce que tous, dès leur arrivée, aillent au moins un peu dans une classe normale, pour fréquenter des Français et entendre la langue.

Plus de la moitié de la classe est composée de Roms roumains, qui vont d’expulsion en expulsion, de camp en camp. Ils poursuivent leur scolarité avec une régularité méritoire, compte tenu qu’ils doivent avec leur famille reconstruire cabanes et bâches presque tous les mois.

Nous avons 15 places, mais 18 inscrits dès le premier jour. J’alerte l’Inspectrice, j’alerte l’Inspection académique (plus précisément le service ENAF, ce qui n’est pas une marque de pâté breton mais signifie « Elèves Nouvellement Arrivés en France »).

Au secours ! L’après midi, même tonneau, sauf que ceux qui arrivent n’ont pas encore les vaccinations et donc pas le précieux document de pré-inscription. Comme le service de vaccination du centre de santé ne fonctionne que le mercredi, il leur faudra attendre.

Le petit répit que j’en tire est très relatif. Je dois m’occuper des « reliquats » des commandes qui arrivent (c’est à dire de tout ce qui n’avait pas été livré en juin), des contestations à écrire (c’est à dire de tout ce qui a été livré alors qu’on ne l’avait pas demandé et à l’inverse de tout ce qu’on n’a pas eu alors qu’on en voulait bien…).

A faire aussi : les listes d’inscriptions à la cantine (avec porc ou sans, en exceptionnel ou en régulier) et celles de l’étude du soir et les « projets d’accueil individualisés ». Le tout avant de méditer sur l’organisation de l’aide personnalisée et de l’accompagnement éducatif, deux gadgets probablement inutiles mais dont la lourde organisation divertit les directeurs à la rentrée.

Début de journée vers 7 h ce matin pour moi, départ peu après 19 h 30. Ouf, c’est fait. Les élèves sont dans les classes, avec des enseignants, des cahiers, des crayons, la photocopieuse marche, les frigos de la cantine aussi. J’ai même reçu un double de la clé de la porte de mon bureau, de la part des ateliers, ainsi que les fournitures médicales pour soigner les bobos.

Je rentre chez moi en pensant à ceux qui ont décidé de jeter à la porte les assistants des écoles : qu’ont-ils appris, ceux-là, à l’école ? Aucune « leçon de morale » ne semble leur être restée.

Véronique Decker

Rentrée scolaire : la Pentecôte est raide

Il y a la rentrée-marronnier, que tous les médias se doivent de couvrir. La rentrée des communicants qui nous servent le concept du moment. La rentrée des commentateurs, dont je suis. Et la rentrée tout court dont, en m’effaçant provisoirement, je présente ici un échantillon, en donnant la parole à Véronique Decker, directrice de l’ école Marie-Curie à Bobigny (Seine St-Denis).

Toute cette année scolaire qui commence, Véronique Decker va tenir une chronique de la vie dans son école, à travers un blog, sur une plate-forme encore en cours de constitution. Voici son premier billet, qui vous mettra tout de suite dans l’ambiance. Un contrepoint authentique et de terrain aux conférences de presse officielles. L.C.

 

Avenue Karl-Marx, Bobigny, à côté de l'école


Au moment où je commence à écrire ces lignes, nous sommes le vendredi 2 septembre 2011 et hier, jeudi, c’était en fait le lundi de Pentecôte… Mais oui ! Ce lundi qui est désormais travaillé et qui peut être placé n’importe où dans l’année…

Pour éviter de faire venir les enseignants devant des classes à demi vides, le lundi de Pentecôte peut être délocalisé à diverses dates, au choix, en Seine Saint Denis et dans beaucoup d’académies : soit nous rentrons la veille de la pré rentrée pour faire une « pré-pré-rentrée », soit nous faisons deux mercredi après midi en septembre de réunion de « post-pré-rentrée ».

L’affaire avait été lancée par Jean-Pierre Raffarin, premier ministre de mai 2002 à mai 2005 et auteur de l’immortelle sentence soulignant que « la route est droite et la pente est raide ».

Il paraît que ce jour férié travaillé a rapporté un peu d’argent à l’Etat, même si je cherche encore l’amélioration de la vie des personnes âgées liée à cette décision. Mais j’avoue ne pas être spécialiste de ce dossier.

Et surtout, ce qui m’occupe pour l’instant est la vie des actifs précaires dans l’Education nationale.

Une vie où la pente est abrupte.

En effet, à peine la réunion traditionnelle commencée (celle où au milieu de miettes de croissants on se partage les espaces de gym, les plages de bibliothèque, les « services » de surveillance de cour de récréation et les vacations d’étude…) le téléphone sonne.

« Un service de l’Inspection Académique » souhaite me parler, annonce la gardienne du groupe scolaire.

Sans même songer à prendre le temps de se présenter,  une voix anonyme et pressée m’annonce que l’ensemble des assistants de notre école – soit trois personnes : ma secrétaire et deux assistants de vie scolaire – doit quitter les lieux sur le champ, car « leurs contrats ne sont pas renouvelés ».

Ils sont donc, dans ces termes choisis et néanmoins obscènes, virés.

Nous étions déjà au courant qu’il nous faudrait nous séparer de deux autres personnes, deux assistants d’éducation. Cela nous avait peinés, car l’un souhaite devenir éducateur de jeunes enfants, et attendait le concours d’entrée dans des écoles de formation d’Aubervilliers ou de Noisy-le-Grand et l’autre souhaitait passer le « concours troisième voie » pour devenir professeur des écoles. En effet, au vu du nombre d’assistants d’éducation et de précaires divers arrivant en fin de contrat, les services de DRH du département ont proposé un accès au concours de professeur des écoles pour tous les gens qui ont travaillé 5 ans en contrat de droit privé, sans nécessité d’avoir un master.

Résultat de notre cadeau-surprise : nous passons en termes de personnels de « moins 2 » attendus à « moins 5 » sûrs. Que dis-je ? « Moins 5 et demi » puisque nous avions aussi perdu un demi-poste d’enseignante d’aide contre la difficulté scolaire. Mais cette information-là était arrivée en mai.

J’entends bien que les nouveaux programmes ont restauré l’apprentissage de la soustraction dès le début du cycle 2. Mais je n’avais pas capté tout de suite que c’était pour nous aider à compter les personnels d’année en année.

Effet attendu : les personnes concernées, qui ne sont pas des personnes abstraites, sont atterrées. Gagnant 600 euros environ par mois, alors que le loyer d’un studio ici frise les 500, aucune d’entre elles n’a de marge pour passer l’automne.

Effet inattendu : dans notre cantine, qui nécessite 8 vacataires chaque jour pour fonctionner et pour qu’y soient encadrés les 180 enfants qui y déjeunent, 5 étaient justement ces assistants (cela augmentait un peu leur paye et certains parvenaient même à frôler le SMIC).

Du coup, comme il en est de même pour toutes les écoles de la ville, et comme la mairie n’a pas non plus été prévenue à l’avance, il risque d’être difficile d’ouvrir toutes les cantines lundi. Ou alors, ce sera dans une joyeuse débandade et un abandon des règles de vie, car ici, dès que l’encadrement s’allège, c’est tout de suite l’ambiance qui pèse.

Hommage (devrais-je dire « femmage » ?) : pendant quatre ans, j’ai eu une femme formidable comme assistante de direction.

Elle m’a aidé dans toutes sortes de tâches, comptant les rationnaires, appelant les vacataires, photocopiant toutes sortes de documents, se souvenant de ce que j’oubliais et organisant la salle des maîtres (où elle avait son bureau) avec amicalité, énergie et compétence.

Elle fait partie des « précaires » jetés hier. Les larmes me montent aux yeux en pensant à elle, qui a encore un ado à charge et juste quelques mois à attendre pour boucler une retraite méritée.

Si vous croisez ceux qui ont pris la décision de « ne pas renouveler les contrats », dites leur de ma part que…

Non, ne leur dites rien, et ne leur faites rien non plus. Luc Cédelle, le journaliste qui m’aide bénévolement à faire ce blog, m’a rappelé aux principes de la responsabilité éditoriale. Mais ma colère est immense….

Il m’a aussi rappelé – mais je ne l’avais pas oublié – qu’il y avait toute une année à tenir.

Véronique Decker

« A tous ceux qui prennent nos mots » : le coup de gueule d’une directrice d’école

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Façade, Bd Richard-Lenoir, Paris

Après celui sur les évaluations , voici un autre texte émanant d’une maîtresse d’école en colère. Un autre « coup de gueule » donc, que je trouve à la fois intéressant et symptomatique de la relation dégradée entre une grande partie des enseignants du primaire et l’actuel pouvoir politique.

Le fait est que certains des opposants les plus radicaux, notamment dans la mouvance des « désobéisseurs » sont aussi des enseignants extrêmement impliqués dans leur travail, et dont l’honneur professionnel -osons les grands mots- est inattaquable.

C’est le cas de Véronique Decker que, dans le cadre de la rubrique éducation, je connais depuis longtemps. Directrice d’école à Bobigny, au milieu des tours de la cité Karl-Marx, elle et ses collègues travaillent au plus dur du plus dur, dans une école qui pratique la pédagogie Freinet.

Inutile de préciser – mais je le fais quand même – que je ne suis pas d’accord avec toutes ses affirmations. Mais la question n’est pas là : son texte est un document qui mérite diffusion, écoute et considération.

L.C.

« Lettre ouverte à tous ceux qui prennent nos mots, les retournent et leur donnent un tout autre sens »

Nous,  militants pédagogiques et syndicaux, avons travaillé tout au long du XXème siècle à l’amélioration de l’école pour les enfants du peuple. Pour en finir avec une école militarisée qui avait envoyé au front en 14 des milliers de jeunes français et des milliers de jeunes allemands, et puis encore des milliers d’autres venant de nombreux pays se battre sans réfléchir et s’exterminer sans remettre en cause ni Krupp, ni Wendel.

Nous avons inventé des projets pédagogiques permettant d’emporter toute une classe vers des apprentissages qui faisaient sens pour tous, car ces projets partaient du groupe classe, enseignant et élèves, et constituaient les individus en groupe qui coopérait pour progresser.

Nous avons inventé des évaluations par compétences permettant à tous les élèves de savoir où ils en étaient, quel était le chemin qui restait à parcourir et comment trouver de l’aide pour aller plus loin.

Nous avons inventé un socle commun qui imposait pour tous une scolarité de plus en plus longue, de plus en plus partagée, avec une scolarité en maternelle pour tous, la mixité de l’école, une orientation de plus en plus tardive, le passage du CET au lycée professionnel, et une avancée significative vers un niveau Bac pour l’essentiel des élèves.

Nous avons inventé  des temps individualisés et de soutien en classe, comme avec l’aide des RASED [réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté], des psychologues scolaires, pour pouvoir réfléchir aux difficultés et trouver des remédiations dans l’école avec des personnels formés et compétents.

Mais voilà que les adeptes du capitalisme libéral débridé se sont saisis de nos mots et les ont transformés en hydres répugnantes. Au point même que des gens pensent que pour lutter, le mieux serait de revenir aux « bonnes vieilles méthodes d’avant guerre » : bons points, blouses, classements et lignes à copier pour les punis.

Ils ont saisi le projet pour en faire un logiciel avec des cases à cocher par l’enseignant dans l’organisation d’une servitude informatisée à leurs décisions économiques et politiques.

Ils ont repris les évaluations par compétences pour constituer un fichage orwellien des personnes, de la plus tendre enfance à l’âge adulte, avec l’aide de Base élève, de Sconet et de l’identifiant unique INE.

Ils ont créé des paliers de socle commun pour justifier d’un retour de l’orientation des enfants dès la fin de l’élémentaire, puis au milieu du collège qui en a fini d’essayer d’être unique et ont créé des logiciels Affelnet 6 ème, 3 ème, Admission Post Bac… pour achever ce qu’il restait de la carte scolaire et de l’idée même d’une mixité sociale au sein d’un même quartier.

Ils ont utilisé à leur profit la notion de temps individualisé et de soutien pour en finir avec les RASED et imposer le « soutien » en classe, sans aide et sur un temps volé aux autres élèves, et reprendre des postes et des postes en supprimant toujours plus de fonctionnaires.

Dans les postes d’aide, dans ceux destinés au remplacement des malades, dans ceux utilisés pour la formation des jeunes, dans ceux réservés aux associations complémentaires de l’Ecole Publique. Et maintenant en chargeant et surchargeant les élèves dans les classes.

Derrière nos mots, il y a le sens de nos actions, celles de la construction d’une école publique, gratuite, seule à même d’apporter un progrès social qui nous concerne tous et pas une réussite individuelle au mépris des autres. 

Véronique DECKER v.decker@laposte.net

Ecole primaire : les motivations profondes des instits «désobéisseurs»

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C’est un texte que vient de mettre en circulation une « instit » engagée dans le mouvement dit des « désobéisseurs », qui refusent d’appliquer certaines des réformes ou des dispositions des ministères Darcos et Chatel.

Daté du 26 mars et mis en ligne sur le site clermontois «Quelle école pour demain?», ce texte s’intitule « Evaluations nationales CE1 2011 : mon engagement ». C’est un appel à boycotter ces prochaines évaluations, qui auront lieu du 16 au 20 mai 2011. Par rapport à d’autres textes ou communiqués émanant de cette mouvance, il constitue à mes yeux un document particulièrement intéressant.

Sécession mentale

Il résume très bien l’état d’esprit et les motivations de ceux qui, parmi les fonctionnaires de l’Education nationale, décident de franchir ce seuil de la désobéissance. Mais il en dit long aussi sur un phénomène plus large de « sécession mentale » que vivent beaucoup d’enseignants aujourd’hui face au système dont ils dépendent.

En creux, c’est aussi un acte d’accusation contre les ravages d’un mode de pilotage du système éducatif selon des intérêts politiques à court terme (depuis mai 2007 : montrer à l’électeur que l’on sait mettre au pas les fonctionnaires-de-gauche-toujours-en-grève).

Ce mode de pilotage consiste à tout imposer « d’en haut » et à plaquer des mesures (l’abandon du samedi, les programmes de 2008, la mise en extinction des RASED – réseaux d’aide spécialisés aux élèves en difficulté – les nouvelles évaluations, etc.) en considérant les quelque 350 000 enseignants du primaire comme de purs exécutants.

Des professionnels aux exécutants

Des exécutants que l’on n’a donc pas besoin de convaincre, auxquels il suffit de donner des ordres et qui n’ont qu’à épouser la forme des caprices, des lubies ou des géniales décisions des politiques au pouvoir. Donc tout, sauf des professionnels motivés et responsables, dotés d’une autonomie dans leur travail.

Vous prenez un professionnel motivé, vous commencez par lui faire comprendre que tout ce qu’il a fait jusqu’à présent était plutôt mauvais, vous lui ôtez toute marge de manœuvre personnelle, vous le pliez à cette idée qu’il n’est pour vous qu’un exécutant… Bravo, vous avez tout perdu.

C’est, en caricaturant à peine, la position de l’actuel pouvoir politique face au monde de l’enseignement primaire : une attitude non pas pousse-au-crime mais pousse-à-la-désobéissance. Ou, ce qui est pire, à l’atonie massive. A la non-opinion. Au fatalisme, là où le volontarisme est depuis toujours le moteur.

L’enseignement primaire était paisible lorsque le quinquennat a débuté. Cette opportunité n’a pas été exploitée pour avancer sur « le » sujet important : améliorer l’efficience du système et étouffer à la source, avant qu’il ne s’incruste, l’échec scolaire lourd qui retentit ensuite de niveau en niveau.

Des «chiens méchants»?

Il y avait, il y a toujours pour cela des syndicats avec lesquels il est possible de parler. Seule l’ignorance, les préjugés, l’opportunisme et la paresse politique entretiennent le mythe des syndicats qui « bloquent tout » à l’école primaire. Des « chiens méchants » selon une parole dure prononcée par Marcel Gauchet, en 2009, dans un débat à l’EHESS.

J’ai déjà exprimé ailleurs, notamment ici, les réserves que m’inspire, ainsi qu’à d’autres observateurs, le concept de désobéissance civile appliqué à l’enseignement. Je n’y reviendrai pas aujourd’hui. Je ne suis pas l’ennemi des désobéisseurs. Simplement et comme d’autres, j’examine leur démarche sous un œil critique.

Le texte qui suit est, je le répète, un document. Je n’avalise ni ne cautionne aucune des affirmations qu’il contient et dont la vérification me prendrait (ou me prendra) beaucoup de temps. Mais j’invite à constater que c’est un texte éloquent, sincère et respectable, témoignant d’une énergie disponible et qui n’est pas fatalement destinée à s’investir dans le conflit.

Conflit et gâchis

A propos de conflit, et de gâchis, cette information : François Le Ménahèze, exerçant dans une école de Loire-Atlantique, enseignant reconnu et apprécié, animateur national au mouvement Freinet, a appris début avril qu’il serait convoqué en commission disciplinaire pour avoir refusé de passer les évaluations 2009-2010.

Pour les mêmes motifs, l’inspection académique lui avait déjà refusé en novembre 2010 un détachement comme formateur à l’IUFM de Nantes. Selon le « réseau des enseignants du primaire en résistance », qui veut en faire « une affaire nationale » il risquerait un abaissement d’échelon ou une mutation d’office.

Assez commenté. Place au texte. Il est signé de Marie-Odile Caleca, professeur des écoles à Clermont-Ferrand et membre elle aussi du « réseau des enseignants du primaire en résistance  ».

L.C

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Ajout du 13 avril 2011:

La compagnie NAJE (nous n’abandonnerons jamais l’espoir) a mis en scène ce texte. Voici le lien pour la vidéoComme on dit dans les collèges, ça déchire…


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Les évaluations CM2 sont passées, les évaluations CE1 se profilent, l’heure est aux grandes décisions !

En tant qu’enseignant-fonctionnaire-qui-fonctionne, je m’engage donc :

  • à stresser mes élèves, en leur imposant des épreuves et un protocole de passation totalement inadaptés à leur âge,
  • à respecter un codage binaire de correction qui transforme, de façon très arbitraire, chaque élève en une ligne de « zéros » et de « uns » (les autres codes ne sont pas pris en compte lors du relevé)
  • à faire remonter les résultats obtenus, dont je sais qu’ils ne veulent rien dire, pour que les inspecteurs s’en saisissent et « pilotent » artificiellement les écoles et les personnels
  • à utiliser les résultats obtenus, dont je sais qu’ils ne veulent rien dire, pour trier mes élèves,
  • à envoyer, sur cette base, des enfants à des stages et des heures de soutien qui ne leur apporteront aucune aide spécialisée efficace,
  • à mentir aux parents en leur assurant que les résultats sont anonymés, alors qu’ils sont joints au dossier de leur enfant, et que ce dossier sera dès l’an prochain informatisé,
  • à laisser croire que l’ensemble du dispositif est scientifique et rigoureux.

Pour améliorer les résultats de mes élèves, et gagner l’estime de mes cadres hiérarchiques, je pourrai toujours :

  • éviter de prendre dans ma classe / mon école, des élèves qui risqueraient de trop faire baisser mon taux moyen de réussite ;
  • consacrer la plus grande partie de l’année scolaire à dresser mes élèves à répondre à des questions sans intérêt, au détriment des autres apprentissages ;
  • faire bachoter mes élèves sur la version 2011 dès qu’elle sera diffusée ;
  • apporter, en cours d’épreuve, une aide plus ou moins ciblée et détaillée, pour éviter toute défaillance qui porterait préjudice au score global…

Cependant, si mon objectif est d’obtenir un classement de type « éducation prioritaire », et si j’espère le maintien des subventions spécifiques qui y sont associées, je veillerai à inverser tous ces choix, et j’appliquerai sans pitié les temps et consignes de passation de la façon la plus stricte.

Ainsi, la politique actuelle appliquée à l’école sera cautionnée.

Ainsi, les effets néfastes de la surcharge des classes, de la suppression des remplaçants, de la déscolarisation des 2 ans en zones défavorisées, de la suppression des RASED et de la destruction des petites structures seront masqués.

Ainsi, les fichiers informatiques des élèves pourront être alimentés.

Je recevrai, si le budget de l’éducation nationale le permet encore, une prime de 400€, en paiement de ma docilité.

Tout cela m’écœure et me rend malade.

Je n’en peux plus d’attendre une consigne syndicale unifiée qui n’arrivera pas.

Je n’en peux plus d’essayer d’adapter à la marge les consignes de passation de ces évaluations, en espérant que les effets néfastes sur les élèves et sur la gestion de l’école resteront limités.

Je n’en peux plus de voir à quel point ces évaluations influent de façon négative sur ma pédagogie.

Je n’en peux plus de voir l’impact qu’elles prennent malgré moi sur les élèves et leurs familles…

Je n’en peux plus de recevoir cette prime de 400€, qui ne représente rien d’autre que le prix de ma soumission.

Je n’en peux plus de m’astreindre à ne pas trop penser aux dérives que le pilotage par le chiffre ne va pas manquer de provoquer.

Je n’en peux plus de m’astreindre à ne pas trop penser.

J’ai décidé de ne pas/de ne plus être un rouage de ce dispositif. Je boycotterai ces évaluations.

Je n’en ferai pas remonter les résultats.

Si je n’enseigne pas dans le niveau concerné, je me rendrai solidaire de ceux et celles qui les boycotteront. Je demanderai à être mis en cause à mon tour si l’un d’entre eux est convoqué ou sanctionné pour cette action.

Je peux aussi donner un sens collectif à cet engagement, et signer la charte de résistance pédagogique.

Je rejoindrai ainsi ceux qui construisent une action concrète et efficace pour alerter les parents et les enseignants sur les dangers de ces évaluations nationales et pour contrer ce dispositif.

Marie-Odile Caleca

Quand les « désobéisseurs » ne sont plus des profs mais des policiers…

L’affaire des policiers condamnés par le tribunal de Bobigny à des peines de prison ferme pour des faits graves et surtout le soutien qui leur est publiquement apporté par certains de leurs collègues et la compréhension affichée par le ministre de l’intérieur en personne oblige à voir sous un angle inédit la question de la désobéissance des fonctionnaires.

De manière paradoxale, il se pourrait que la position des « désobéisseurs » scolaires sorte objectivement renforcée… d’une démonstration des dérives possibles inhérentes à ces formes d’action. « Résistants » pédagogiques qui me lisez, ne vous étouffez pas d’indignation : mon propos ne vise pas à vous amalgamer à ce que vous détestez, mais à examiner calmement certaines questions que pose l’actualité.

La fonction publique garantit l’indépendance de ses agents vis-à-vis du gouvernement (c’est même la justification de l’emploi à vie) mais implique leur obéissance aux lois. Un fonctionnaire, investi par l’Etat d’une mission de service public qu’il ne lui appartient pas de définir, est donc censé se conformer aux ordres qui lui sont donnés comme aux règles qui lui sont imposées.

C’est ce qui a rendu problématique, et parfois difficilement compréhensible à l’extérieur d’une frange radicale, l’action des enseignants « désobéisseurs » qui refusent d’appliquer tout ou partie des récentes réformes.

Faire évoluer le droit

Ces derniers ont justifié leur action en l’inscrivant dans la tradition de la désobéissance civile, laquelle conteste des mesures légales au nom de principes jugés supérieurs à la loi. La désobéissance civile a une histoire, éminemment respectable, aussi bien sur le plan international (par exemple, avec Gandhi et l’indépendance de l’Inde) que dans nos affrontements locaux et contemporains (par exemple, avec la légalisation de la contraception et de l’IVG).

Ce dernier exemple est particulièrement représentatif du fait qu’un combat démocratique et humaniste peut momentanément passer par l’illégalité consistant à refuser l’application d’une « loi inique » et aboutir, contre un légalisme borné et conservateur, à faire évoluer le droit. Le droit est un produit de la politique. S’il n’y avait jamais de contestation du droit existant, nos sociétés seraient figées.

En outre, certains principes constitutionnels sont invoqués par les partisans de la désobéissance civile. Ils rappellent notamment que le préambule de la Constitution de 1958 renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 2 de cette Déclaration cite la « résistance à l’oppression » parmi les « droits naturels et imprescriptibles » de tout citoyen.

A noter que le discours « résistant » se heurte ici à une première contradiction : les autres « droits naturels et imprescriptibles » cités par cet article 2 sont en effet « la liberté », mais aussi « la propriété » et « la sûreté », ces deux derniers (mais surtout la propriété) étant rarement invoqués au bénéfice d’un combat contestataire de gauche.

« Compromettre gravement un intérêt public »

A l’appui de la désobéissance est également cité l’article 28 de la loi du 13 juillet 1983. Selon cet article le fonctionnaire  « doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ».

Aux nombreux rappels à l’ordre qui leur ont été opposés – d’abord par Xavier Darcos, puis par Luc Chatel sur le plan ministériel – les « désobéisseurs » font valoir que l’obéissance aveugle a conduit les fonctionnaires de Vichy à la collaboration.

Toutes ces justifications sont à la fois recevables, discutables, controversées. Elles ont d’ailleurs été discutées, notamment par les principaux syndicats d’enseignants, qui hésitent entre désapprobation, réserves et compréhension.

« Nous sommes légalistes. Nous considérons qu’en démocratie les fonctionnaires doivent appliquer les lois et les circulaires. L’enseignement n’est pas une activité libérale », avait fait savoir, dès 2009, le SE-UNSA qui, depuis la dernière rentrée, est cependant devenu plus compréhensif.

Une série de contre-arguments peut être opposée aux raisonnements des « désobéisseurs ».

Le point de vue inverse

Notion forcément vague, la « résistance à l’oppression » dont parle la Déclaration des droits de l’homme ne devrait guère, raisonnablement, concerner de nouvelles modalités de l’organisation d’une partie du temps scolaire dans l’enseignement primaire.

Même si, dans un emportement polémique, un chronobiologiste réputé (Hubert Montagner) est allé jusqu’à employer le terme de « maltraitance ». C’est l’effet pervers habituel de l’usage inconsidéré de la notion de « résistance », dont les antipédagogues ont longtemps eu le monopole : pour justifier le terme, il faut qu’existent en face des fascistes implicites ou leur équivalent.

Quant aux « ordres donnés » en application des réformes Darcos, ils ne peuvent être considérés – sauf éventuelle décision contraire d’une juridiction – comme « illégaux ». Le fait qu’ils soient ou non « de nature à compromettre gravement un intérêt public » dépend du regard politique que l’on porte sur ces réformes.

Sans faire injure à personne, ni justifier en quoi que ce soit les mesures prises, il semble logique que les opposants les jugent « gravement » contraires à leur conception de l’intérêt public. Quant à leurs auteurs, il va de soi que leur point de vue est exactement inverse : c’est justement pour défendre (selon eux) l’intérêt public qu’ils ont pris ces mesures.

On revient ainsi au point de départ et à cette question : investi d’une mission  par et au nom de l’Etat, le fonctionnaire peut-il imposer sa conception personnelle de l’intérêt public et placer sa subjectivité et ses choix personnels au dessus de la loi ou au-dessus de la légitimité démocratique issue des urnes ?

Infraction intentionnelle, non-violente et publique

Nos « désobéisseurs » répondent positivement, mais laissent entier le problème que peuvent poser d’autres « désobéisseurs », potentiels ou réels, venant d’autres bords idéologiques ou appartenant à d’autres catégories de professionnels, fonctionnaires ou non.

Si un enseignant, fonctionnaire d’Etat, peut refuser de délivrer l’aide personnalisée aux élèves dans les modalités prévues par le ministre, pourquoi un policier se priverait-il, par exemple, de contester la présence d’un avocat en garde à vue, contraire à sa conception de l’intérêt public ? Et plus généralement, pourquoi se sentirait-il tenu au respect intégral et intransigeant de la loi ?

Il y a donc, inhérent à la notion de désobéissance civile, un danger de dénaturation et d’extension à des causes que n’imaginent pas ses partisans et qui, pourtant, répondent comme en miroir aux critères habituels de ce type d’action : une infraction intentionnelle, non-violente, commise publiquement, dans le cadre d’une revendication collective et au nom de grands principes supérieurs à la loi.

Aussi choquante soit-elle, la manifestation des policiers correspond à ces critères. Jusqu’à présent le cas de policiers « désobéisseurs » était théorique. Il ne l’est plus avec cette manifestation illégale d’environ 200 policiers le vendredi 10 décembre devant le palais de justice de Bobigny contre la décision du tribunal de condamner sept d’entre eux à des peines de six mois à un an de prison ferme.

La pire atteinte depuis longtemps

Un bref rappel des faits s’impose sur une histoire qui évoque plus une république bananière que l’état de droit conforme aux traditions françaises, et représente sans doute la pire atteinte depuis longtemps à la crédibilité de la police :

Lancée le 10 septembre à la poursuite d’une voiture volée, une voiture de police percute un policier, le blessant à la jambe. Après avoir finalement arrêté le conducteur poursuivi, le policier blessé et ses collègues se mettent d’accord pour mentir dans le procès-verbal et l’accuser d’avoir volontairement percuté le policier.

Mis en garde à vue pour tentative d’homicide sur fonctionnaire de police, et frappé après son interpellation au point de se voir attribuer une ITT de cinq jours, le conducteur accusé à tort risquait, si la supercherie n’avait pas été découverte, la prison à perpétuité.

Les policiers jugés ont été condamnés pour « dénonciation calomnieuse », « faux en écritures » et, pour trois d’entre eux, « violences aggravées ».

Si l’affaire s’était arrêtée là, le seul rapport avec les «résistants pédagogiques» eût été de souligner les risques liés à la justification de la désobéissance parmi les fonctionnaires et à sa possible récupération au bénéfice d’autres causes.

Toujours le tournant du 30 juillet

Mais la réalité dépasse toujours la fiction. Il fallait compter avec un effet inédit du tournant populiste-sécuritaire du 30 juillet, toujours d’actualité et plus que jamais stratégique: théoriquement premier défenseur du respect de la loi et de la respectabilité de la police, le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, a bruyamment apporté son soutien aux protestataires.

De manière répétée, M. Hortefeux a publiquement critiqué la décision du tribunal de Bobigny. Auparavant, le préfet de Seine-St-Denis en avait fait autant.

L’article 434-25 du code pénal dit que « le fait de chercher à jeter le discrédit publiquement sur une décision juridictionnelle dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance» est «un délit puni de plus de 6 mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende».

Bien sûr, le ministre de l’intérieur n’a pas justifié les actes des policiers délinquants. Manifestant à leur égard une étonnante complaisance, il a soutenu ceux qui les soutiennent et qui se sont ainsi placés eux-mêmes en infraction.

Le rapport avec les enseignants désobéisseurs? Il est évident et tient dans cette question: après une affaire aussi ahurissante qui, quel gouvernement, quel ministre de l’éducation sera fondé à sanctionner demain des enseignants qui, pacifiquement, ne respectent pas tel ou tel point de détail de leurs obligations légales?

Message à un ami sarkozyste (oui, oui, j’en ai aussi): ce n’est plus là une histoire de «gauche» ou de «droite»: c’est un peu, un peu plus, de la notion de loi commune qui disparaît. Et, dans une dynamique paradoxale, c’est aussi un peu de la notion de «résistance» malgré toutes les ambiguïtés du mot, qui, face à ce gâchis angoissant, prend de la crédibilité.

Luc Cédelle

PS. François Fillon, lundi 13 décembre, a recadré Brice Hortefeux, sans prononcer son nom, appelant «chacun à la raison, à la modération et au sens des responsabilités» et affirmant le caractère «injustifiable» des faits incriminés.