Le blog Service Maximum – directrice d’école à Bobigny, accueilli provisoirement ici jusqu’en novembre pour ses débuts avant de migrer vers sa vraie et définitive domiciliation sur le site des Cahiers pédagogiques, a poursuivi ces derniers mois son bonhomme de chemin. Parmi ses épisodes récents, en voici un qui me semble à la fois particulièrement courageux dans son abord, respectueux, d’un sujet délicat.
Accessoirement, il montre aussi que le souci d’un maintien du niveau orthographique est partagé au-delà des courants dont le fonds de commerce est le catastrophisme. Il montre aussi – mais c’est là un commentaire tout à fait personnel – que l’avertissement figurant sur la colonne de gauche de ce blog et qui me vaut de temps à autre d’être traité « fanatique » est pleinement justifié.
Sur ce, et sans oublier de recommander une visite à d’ensemble de ce blog de « terrain », je passe le relais à Véronique Decker : directrice d’école à Bobigny, instit Freinet, désobéisseuse, râleuse, syndiquée, manifestante, gréviste et néanmoins fonctionnaire intègre et travailleuse acharnée.
L.C.
En plus de mon travail de directrice d’école (c’est le Président de la République qui va être content !), je travaille. Toutefois, je dois préciser que ce n’est vraiment pas pour gagner plus. Je suis responsable de travaux dirigés (TD) dans le cadre d’un M1(c’est-à-dire d’une première année de master) « métiers de l’éducation » qui prépare au métier d’instituteur, enfin, plutôt d’institutrice.
Cela se passe dans un ex-IUFM de la région parisienne… Je ne veux pas préciser lequel pour deux raisons que l’on comprendra plus loin : la première est ma volonté de protéger au lieu d’accabler et la deuxième est que les phénomènes que je décris existent partout ailleurs dans les mêmes formations.
Il fallait associer à cette formation des « personnels de terrain » pour parler de la « relation pédagogique », les étudiants ayant besoin d’apprendre un métier et pas seulement des contenus disciplinaires. Franchement, cela me plaisait de transmettre à des jeunes une certaine vision du métier, plus axée sur la bienveillance et l’humanité que sur des pourcentages de performances aux évaluations numérisées.
C’est là que j’ai rencontré Shéréhazade, qui ne s’appelle évidemment pas ainsi mais qui aurait pu. Manifestement issue d’une immigration suffisamment récente pour être visible, elle est ravie de suivre cette formation et affirme clairement qu’elle souhaite depuis longtemps faire ce métier. Elle est présente, active, et pendant les quatre premiers cours, je la considère comme une « bonne élève ». Nous regardons des films sur des séances de classe, que nous analysons ensuite. Tout se passe à l’oral.
Mais arrive un moment où je dois évaluer. Et pour cela, il faut que les étudiants produisent un écrit.
Là, catastrophe : la copie est pitoyable. Malgré une évidente capacité à l’analyse des situations, Shéréhazade ne sait pas écrire en utilisant les règles de base de l’orthographe. Comment est-elle arrivée en licence, puis aujourd’hui en master sans que personne n’ait pris le temps de la remettre « à niveau » ? Mystère.
Je retoque son devoir, et le lui renvoie avec un surlignage jaune des erreurs, en lui demandant d’y réfléchir et de les corriger.
Peu de temps après, une réunion de formateurs me permet de m’apercevoir que je ne suis pas là seule à constater le désastre. Il n’y a pas que Shéréhazade… Des dizaines d’étudiants et d’étudiantes inscrits en master confondent les verbes « être » et « avoir » : Il faudrait qu’il m’est dit. Ils n’accordent pas grand-chose dans leurs phrases et considèrent que tout ce qui n’est pas souligné par le correcteur de leur ordinateur est forcément « bon » même lorsque « tant » est écrit « temps ».
En corrigeant d’autres copies, je m’aperçois que certains étudiants ont à peine un niveau de CM1 :
« En contact des autres enfants cet enfant fait parti des élèves les plus agités. L’institutrice était obligé de le reprimender . On se retrouve donc avec deux rapports élève/enseignant: celui lors de l’aide personnalisée où la maîtresse est plus attentionée »…
Surligner n’y suffit plus, il faudrait tout reprendre depuis la grammaire du cycle 2. L’université propose une « remise à niveau en ligne », mais évidemment quelqu’un qui a traversé le système scolaire sans comprendre ce qu’est l’auxiliaire du verbe, ou l’accord de l’adjectif ne parvient pas à surmonter par une batterie d’exercices automatisés. Shéhérazade essaye de corriger et accompagne son devoir par un courrier :
Je comprend vos remarques ! Et en même temps je me sens tellement impuissante ! J’ai la motivation, l’envie de continuer à travailler dur et je me dis qu’un jour ça paiera ! Être prof c’est mon objectif, mon rêve. Je sais pas si vous comprenez… Je sais que même si c’est pas tout de suite, j’y arriverai. C’est vrai que j’ai tellement de règles à reprendre, mémoriser etc. Mais je garde espoir ! Je me sens tellement impuissante !
Comment briser un tel espoir d’arriver à enseigner ? Je lui propose, en dehors du temps universitaire, d’entretenir une correspondance avec moi et de travailler avec elle comme je le faisais autrefois sur les « textes libres » de mes élèves. Regarder les erreurs, voir ce qu’elles peuvent nous dire, et ce que nous pouvons en dire aussi, observer les règles et les mettre en pratique dans de vrais textes lourds de sens et d’affects. Je vous livre une partie de cette correspondance, qui doit nous interroger tous sur le parcours scolaire de la génération qui nous suit :
Après quelques mois de cours, je comprends que cette apprentissage est plus difficile que j’imaginais. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre les règles, à les mettre en pratique, car les professeurs ne reprennent pas les bases. Celles-ci, mes camarades les ont apprises et acquises à l’école primaire. Il me manque encore aujourd’hui les outils nécessaires pour pouvoir apprendre et progresser. Par ailleurs, je pense avoir indirectement un réel désavantage et retard par rapport à d’autres étudiants. Ce qui se traduit, par un manque de confiance en moi à chaque fois que je suis amenée à écrire. Notamment les cours, les devoirs ou les examens. Alors je suis souvent mal à l’aise lorsqu’un camarade lit une simple copie de cours que j’ai écrite, le fait de passer au tableau pour écrire la réponse à une question qu’un l’enseignant à pu poser ou lorsqu’on me rend un devoir. En effet, je suis consciente de faire de nombreuses fautes d’orthographe et j’en ai un peu honte.
Je ne suis pas sûre que ce soit à elle d’avoir honte.
Véronique Decker