Les visites ministérielles à l’étranger sont souvent, aussi bien pour le ministre concerné que pour ceux qui l’accompagnent, journalistes compris, des moments particuliers de mise à distance mentale, voire d’inversion du regard, où les querelles franco-françaises paraissent soudain du plus grand exotisme.
C’est au Danemark, fin août 2010, et en suivant Luc Chatel qui s’y rendait pour une journée avec les membres de sa Conférence nationale sur les rythmes scolaires que j’ai rencontré Pierre Grouix, professeur français en poste à Copenhague. Et c’est récemment que je l’ai interrogé sur son expérience.
A l’école Hellerup, à Copenhague
Pierre Grouix, vous êtes professeur de lettres modernes de l’éducation nationale et vous exercez cette année scolaire à Copenhague, au Danemark. Qu’est-ce qui vous a mené à cette situation ?
J’interviens dans le cadre d’un dispositif assez neuf, le programme de mobilité Jules Verne , qui permet à un titulaire de l’Éducation nationale d’enseigner une année scolaire complète à l’étranger. Le principe en est l’immersion professionnelle. Je me suis porté candidat à un poste et me voici gæstelærer (professeur invité) à Hellerup Skole, une école dépendant de la commune de Gentofte, dans la banlieue nord huppée de la capitale.
J’ajoute que j’ai déjà enseigné à l’étranger – en Angleterre, en Espagne, aux USA – et que je suis, en France, titulaire en zone de remplacement (TZR) par choix. Ce statut, un rien « nomade », avec ce qu’il suppose de mobilité et de faculté d’adaptation, m’a peut-être prédisposé à effectuer un séjour à l’étranger.
En outre, je ne verse pas dans l’inconnu : je crois connaître assez bien les pays nordiques, même si je découvre seulement la richesse et la diversité de leur tradition pédagogique. Je comprends et traduis leurs langues, notamment leur poésie.
De loin – car, vue d’ici, même relativement proche par la géographie, la France est loin – cette position est surprenante. En ce qui me concerne, elle est cohérente : en plus d’une candidature qui a abouti, je suis où je souhaite être, dans un pays que j’affectionne.
Dans quel type d’établissement travaillez-vous ? Avec des élèves de quel âge ? Suivent-ils une filière particulière ?
J’enseigne dans un établissement public pilote, créé en 2002, marqué par l’innovation pédagogique, connu pour cela dans le pays et à l’extérieur, et souvent visité par les délégations étrangères. Celle conduite par Luc Chatel y a été accueillie le 26 août 2010.
Innovation, innovation toujours : à titre d’exemple, deux collègues d’une de mes équipes de rattachement, avec lesquels je travaille au quotidien, viennent de remporter un concours mondial de pédagogie innovante liée à l’informatique, qui a réuni 125 équipes en Afrique du Sud. Fait marquant, le primaire est intégré dans cet établissement qui va de la classe 0 à la classe 9, équivalente à la 3ème française.
L’école accueille environ 600 élèves de 6 à 16 ans. Et pas plus âgés, car le redoublement n’existe pas. J’enseigne dans la troisième et dernière section, de la classe 7 à la classe 9 (udskolingen). Mes élèves ont de 14 à 16 ans. Je prépare notamment les élèves de 9ème classe à un concours national, le Folkeskolens Afgangsprøve, l’équivalent du brevet, qui leur permettra d’accéder pour la plupart au lycée, de préparer le bac.
C’est une filière générale, la spécialisation intervenant plus avant dans le cursus. De fait, le côté unique d’Hellerup Skole en fait une vitrine de l’enseignement secondaire danois, mais pas un établissement représentatif. Par exemple, à peu près un élève sur deux des classes 7 à 9 y étudie le français, soit une proportion supérieure à la moyenne nationale, qui indique un recul de cette matière en tant que seconde langue vivante.
Je visiterai dans l’année d’autres établissements de la capitale, du pays, pour me faire une idée plus nuancée de la réalité du secondaire danois. De manière confraternelle, les professeurs me mettent d’ailleurs en rapport avec des collègues de français dans d’autres lieux d’enseignement.
C’est une constante danoise : je ne travaille pas seul, l’individualisme n’est pas de mise. Une des valeurs de l’établissement, qui a sa charte, son journal d’information, est d’ailleurs le travail en commun (samarbejde). L’école a même son hymne, que j’ai traduit. L’esprit d’Hellerup, y est-il écrit, est de faire de l’école un tremplin pour la vie. L’objectif est le même qu’en France, les moyens pour y parvenir diffèrent.
Comment votre travail s’organise-t-il (horaire, lieux, collègues, etc.). Suivez-vous exactement les mêmes règles que vos collègues danois ?
La rencontre d’équipe (teammøde), réunion hebdomadaire à laquelle je participe sans faute, établit pour les quelques semaines à venir les orientations et surtout l’emploi du temps, disponible dans la foulée sur Intranet pour élèves et parents. Autonome, chaque équipe le fixe elle-même, comme elle a établi en début d’année son emploi du temps annuel (årskalender).
L’emploi du temps ne change pas chaque semaine – il existe bel et bien un emploi du temps de base – mais il est modulé en fonction des projets – (projektarbejde), un mot très important. Je peux enseigner moins certaines semaines et bien plus d’autres, le volume horaire global de la matière que j’enseigne, fixé au début de l’année, étant conforme aux attentes nationales. La flexibilité devient ainsi une valeur essentielle du travail en commun.
Et je ne décide jamais seul. Je fais partie de deux équipes, de sept personnes chacune, des « teams ». Je peux proposer des aménagements. Ils seront, je le sais, étudiés avec bienveillance, mais je dois d’abord en référer à mes collègues, qui attendent cela de moi et qui en font de même dans l’autre sens. Il n’y a pas de salle de classe à proprement parler, et tout le bâtiment, résolument moderne, est bâti en espace ouvert.
Ma collègue et moi réunissons les élèves dans un hexagone, le temps d’indiquer les orientations du cours, puis nous nous répartissons pour les exercices, souvent en atelier, parfois quatre pour une classe, dont l’effectif va d’une quinzaine à une vingtaine d’élèves. Les élèves sont répartis selon leur niveau, leurs centres d’intérêt, leur façon d’apprendre. Le contact avec les collègues est permanent, à chaque étape.
À ma connaissance, je suis le seul étranger dans le personnel de l’école, qui compte environ cent personnes, mais je suis les mêmes règles que mes collègues danois. À leur différence toutefois, je n’enseigne qu’une seule matière. Je donne une quinzaine d’heures de cours par semaine, mais cela aussi évolue. Par exemple, certains élèves de 9ème voudraient davantage que quatre heures de français par semaine : j’aurais mauvaise grâce à refuser.
Les journées débutent à 8 h. Le contenu de l’heure initiale est flexible, puis les cours se répartissent en trois modules d’une heure et demie, pour finir vers 14 h 30. Mais les élèves peuvent rester étudier l’après-midi, et les enseignants superviser leur travail. Présent du lundi au vendredi, je me fais peu à peu à ce que je connais moins, comme l’emploi fréquent de l’Intranet ou la numérotation de l’année en semaines.
Votre situation vous permet de comparer chaque jour les deux systèmes. Comment vivez-vous de telles différences ?
Un tel poste a un côté paradoxal : j’enseigne mais suis moi-même à l’école d’un système scolaire, différent, autre. Ces différences se vivent, en effet, et j’ai l’embarras du choix. L’emploi des nouvelles technologies, les recherches sur Internet sont monnaie courante. Le téléphone portable est toléré et permet même de faire de petits films de poche. Le rapport aux élèves, qui me tutoient et que je tutoie, comme chacun au Danemark, est ouvert, sans la pesanteur de la hiérarchie.
Le tutoiement n’est pas ressenti comme une marque de défi, mais vécu comme une proximité. Des rapports de confiance s’instruisent assez vite. La relation aux collègues, souvent assez jeunes, est elle aussi franche. De même pour les parents d’élèves, qui ont bien plus leur mot à dire qu’en France et participent davantage à la vie de l’établissement. Le suivi entre l’école et le domicile, deux endroits où l’on retire ses chaussures, est d’ailleurs prioritaire à Hellerup.
En outre, je suis frappé par le nombre des réunions. Les cours peuvent se finir en début d’après-midi, mais la journée de l’enseignant se poursuit. Je vois beaucoup plus mes collègues qu’en France, l’interdisciplinarité est très répandue. J’ai l’impression d’avoir été intégré à une unité extrêmement solidaire. L’administration est aussi efficace que discrète. Je trouve le pragmatisme nordique très intéressant en termes d’éducation. Ceci rend la pratique de l’enseignement agréable et, je reprends à nouveau votre verbe, vivante.
Vous enseignez en danois ou intégralement en français ?
Le problème de la langue est captivant, qui conditionne le rapport aux élèves. Ceux auxquels j’enseigne sont des débutants. Les plus chevronnés des apprentis francophones auxquels je m’adresse connaissent la langue depuis seulement trois ans.
L’anglais, que les jeunes Danois parlent bien, intervient alors comme langue d’appoint, davantage même que je ne l’aimerais. Un bon niveau en anglais fait d’ailleurs partie du profil de mon poste. Se passer de cette langue est évidemment souhaitable, mais aussi difficile. Mais j’enseigne le plus souvent possible en français, en insistant, les élèves le savent, sur la prononciation et les idiomatismes. On peut me poser des questions en danois.
Je pense qu’à la fin de l’année, le cours entier sera donné en français, au moins pour le niveau supérieur. Dans les évaluations, en revanche, le recours au danois ou à l’anglais n’est pas souhaitable. Il n’y a plus qu’une langue, le français, et je note, en plein accord avec mes deux collègues dans cette matière, la capacité de l’élève à s’exprimer.
En outre, une autre langue me tient à cœur : l’idiome social, la manière dont les Danois se comportent les uns avec les autres, ce qui est si important dans leur système scolaire et me permet de mieux comprendre les élèves auxquels je m’adresse.
Quelles caractéristiques du système danois seraient-elles selon vous transposables en France ? Et serait-ce souhaitable ?
Une part de mon travail est de relayer les actions de formation et de coopération de l’Ambassade et de l’Institut français auprès de l’équipe pédagogique et des élèves d’Hellerup. Il n’en reste pas moins qu’une grande partie de mes activités consiste à observer les pratiques pédagogiques de mes collègues danois, pour lesquels l’apprentissage par cœur a disparu depuis longtemps, alors que les aptitudes (færdigheder) l’emportent sur le savoir (viden).
J’ai tenu à cette phase active d’observation avant le début de mes cours. Les conditions de possibilité d’une transposition semblent en effet être au cœur de ma mission, comme elles étaient au centre de la table ronde avec le ministre français. Différences d’échelle, de coûts, de tradition, de mentalités : pour d’évidentes raisons, beaucoup de choses ne peuvent être transposées.
La question de l’aménagement du temps scolaire me semble avoir une importance particulière. Je l’étudierai dans le rapport que je remettrai à ma hiérarchie. La grosse partie de la journée d’apprentissage a bien lieu le matin. Quant à savoir si une transposition est souhaitable -je ne parle que pour moi – oui.
L’enseignement français gagnerait à – c’est l’un des très beaux mots de notre langue – nordir. Notamment en ce qui concerne l’accent généreusement posé sur l’élève, au centre de tout, et duquel on essaie de faire, dès l’école, avec des moyens originaux qui me semblent valoir d’être connus, un acteur engagé de la société.
Et dans l’autre sens ? Le système danois manque-t-il de caractéristiques « françaises » ?
Je ne sais pas. Je mets des notes (elles courent, ici, de – 3 à 12) à des élèves, pas à des systèmes. En outre, je me vois mal critiquer le dispositif à l’intérieur duquel j’opère. Pas davantage, d’ailleurs, je n’aurais l’idée de dire du mal de l’éducation française à l’étranger. Je suis tenu à un élémentaire devoir de réserve qu’il me plaît d’observer. Je ne me définis pas, cette année, par rapport à la France, mais par rapport au Danemark.
Je peux néanmoins recourir à quelques conditionnels pour exprimer des regrets minimes, qui n’engagent qu’une part infime de moi, trop personnelle pour acquérir sens et valeur. Peut-être un côté gratuit, voire abstrait, de la culture, me manquerait-il, alors que les choses sont ici systématiquement ramenées à leur aspect pratique.
J’aimerais également que le cours puisse se déployer davantage dans le temps, alors que les élèves, auxquels on a enseigné très jeunes à se montrer critiques envers l’enseignement reçu, posent vraiment beaucoup de questions, d’ailleurs pleines de bon sens. Le dialogue est même une valeur centrale ici et le cours magistral bien loin.
Une chose est claire : les caractéristiques françaises en matière d’enseignement, si elles ne sont pas caricaturées, sont largement ignorées. Comme l’étaient le Danemark et le Nord en matière pédagogique il y a encore quelques années…
Reviendrez-vous en France « intact » ou avec des ides changées ?
Il est trop tôt pour répondre, je manque de recul. Mes idées ont déjà changé, mais ce changement lui-même changera peut-être. Je reviendrai touché par ce que j’ai vu, appris, compris ou cru comprendre. Je ne rentrerai pas « intact », tant mieux, mais appauvri en idées toutes faites et, je l’espère, enrichi de cette expérience, singulière dans le déroulement d’une carrière professionnelle. Je mesure pleinement la chance que j’ai.
Pour autant, ces onze mois danois ne remettront pas en cause mon cap, mais le préciseront. Changement dense, profond, significatif, oui, transformation radicale non. Mes amis me reconnaîtront. Ce qui m’intéresse est de confronter les points de vue, de prélever la meilleure part de l’un et de l’autre système, d’en tisser la synthèse afin d’améliorer une pratique enseignante, la mienne, dont je connais trop, hélas, et de l’intérieur, les limites.
De fait, le changement pour le changement est creux. Cette année à l’étranger aura du sens dans la mesure où elle pourra m’aider à planter là l’enseignant médiocre et routinier, médiocre parce que routinier, qui est aussi en moi et que je n’aime pas. Le but est de réinvestir ce que j’aurai acquis dans ma pratique. Au retour. En France. Pour des élèves français. D’ici là, je jouerai le jeu avec d’autres élèves. À la danoise. « Danoisement », si vous voulez.
Propos recueillis par L.C.