Les temps de l’éducation, le poids du politique

 

A. Couder. Le Serment du Jeu de Paume, 1789
A. Couder. Le Serment du Jeu de Paume, 1789

La vie de notre système éducatif se déploie sur différentes temporalités qui peuvent soit être en phase les unes avec les autres, comme dans une sorte de symphonie rythmique – on s’approcherait alors d’un idéal, bien entendu jamais atteint – soit de manière plus ou moins désaccordée.

Par exemple, lorsqu’un pouvoir politique amorce une « refondation » (je ne crois plus à la majuscule) de l’éducation, donc pas une mince affaire, lorsqu’il commence à accumuler les cafouillages dès les premières étapes et qu’enfin il se livre à une désespérante valse des ministres, on se trouve dans une situation de plus en plus « désaccordée ». C’est celle que nous connaissons en cette troisième rentrée sous un pouvoir politique de gauche. Notons que, même si la rentrée 2012 était mécaniquement associée à l’action du gouvernement précédent, il n’y en aura plus que deux, normalement, sous l’actuel régime. La moitié du chemin est déjà dépassée.

Il est donc légitime de s’interroger sur la réalité de ce qui aurait été déjà « refondé » et, à la lumière de cette première période, sur les chances de réalisation, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles s’amoindrissent, de ce qui était annoncé au départ. Pour cela il est bon de distinguer les différentes temporalités qui rythment la vie de l’Education nationale et la perception qu’en ont ses acteurs. Personnellement, j’en vois trois principales : le temps de l’institution, celui de la politique et celui de la communication.

Une convention utile

Je précise « personnellement » pour relativiser mon point de vue en soulignant que ce n’est « que » mon point de vue. Peut-être, après tout, qu’il n’y a pas trois temporalités, ou trois temps, de l’éducation, mais quatre ou cinq. Et sans doute n’y a-t-il, au fond, qu’un seul temps, fait d’évolutions simultanées et enchevêtrées. Mais justement, cette idée de distinguer des temps différents est une convention utile pour tenter de créer un ordre intelligible là où tout est embrouillé et difficilement saisissable.

Le temps de l’institution correspond à celui de la vie réelle de ses acteurs et de son public d’élèves. Le temps de la politique correspond, lui, aux vraies décisions prises au niveau gouvernemental. Quant au temps de la communication, il correspond à… l’impression donnée à l’opinion sur ce que les politiques sont censés faire. Ce temps de la communication peut être perçu à la fois comme une excroissance, une accélération et une perversion du temps politique. Mais c’est un sous-ensemble qui tend aujourd’hui, sur tous les sujets (donc pas seulement dans l’éducation) à prendre son autonomie, c’est-à-dire que la production du message devient une fin en soi, qui ne change rien à rien.

Un exemple de ce qu’on peut appeler le « temps de la com » en éducation ? Prenons-en plusieurs. En voici un lointain (à l’échelle de la com) : le fameux « je veux une école où les élèves se lèvent lorsque le professeur arrive » de Nicolas Sarkozy pendant la campagne de 2007. Formule percutante, impact garanti. Sept ans plus tard, des professeurs continuent d’arriver dans ou devant leurs salles de classe, de faire entrer leurs élèves, de les faire asseoir à leur signal ou non, comme avant. Chacun à leur manière et sans aucun lien avec cette formule, qui n’a rien produit dans la réalité scolaire et n’a eu d’effet que sur l’image de son auteur.

Produire un effet

Autre exemple, celui-là récent et d’une échelle infiniment plus modeste : à l’université d’été du Medef, la directrice de la mission formation initiale de l’organisation patronale, au demeurant sympathique (la directrice) envoie un tweet citant entre guillemets l’académicien, écrivain et économiste Erik Orsenna qui aurait dit : « 15 % de jeunes qui ne savent pas lire ou écrire, c’est un scandale moral mais aussi une imbécillité économique ». Ce chiffre est faux car il mélange les mauvais lecteurs, les très mauvais lecteurs et les non-lecteurs – ce qui n’est pas du tout la même chose. En témoigne l’enquête lecture de la JAPD (Journée d’appel et de préparation à la défense) 2013, dernière en date (et dernière de cette appellation, changée en 2014 pour JDC, Journée défense et citoyenneté). Cette enquête annuelle sur la tranche d’âge des 17 ans fait état d’environ 10 % des jeunes « en difficulté » dont environ 4 % en « grave difficulté ». C’est ce dernier groupe qui se rapproche le plus, sans s’y assimiler en entier, d’une situation d’illettrisme.

Clamer « 15 % des jeunes ne savent pas lire ou écrire » est donc faux mais produit son effet, que ce soit devant un public riche, modeste, moyen, de gauche, de droite… Effet annexe : un succès rhétorique garanti devant tout contradicteur, que l’on accusera de vouloir « casser le thermomètre » pour mieux pratiquer le déni de la réalité. C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé lorsque j’ai « gazouillé » une protestation. Micro-exemple donc, dans le registre de la « com », avec cette nuance que, comme beaucoup d’autres propos publics sur l’éducation, celui-là ressort de la catégorie de « l’éphémère permanent » : oxymore désignant des messages ou des propos immédiats, rapides, superficiels mais qui reviennent souvent et nourrissent un discours de long terme.

Gardons l’exemple des performances en lecture pour aborder le temps de l’institution. Le « vrai » temps de l’institution serait en principe celui du terrain (encore que les deux, confondus ici pour la clarté du schéma, pourraient être distingués si par « institution » on entend seulement l’univers hiérarchique de l’administration et de ses directives). Intégrons pleinement à l’institution l’action des enseignants à la base, sans laquelle elle n’existerait pas.

Le temps du réel

Dans ce temps du réel, seuls d’énormes, lents, durables et opiniâtres efforts – des enseignants comme des enseignés – sont susceptibles de permettre, par exemple, le passage d’un élève d’une catégorie de mauvais lecteurs à une catégorie de moins mauvais. Cela s’appelle le travail. L’institution éducative, chaque jour, travaille, même si cela ne crée aucun « événement ». Cette institution est notamment faite d’enseignants et de hiérarchies diverses, les deux pouvant s’opposer tout en travaillant. Elle ne travaille pas que dans les classes. Elle agit aussi dans les champs de l’accompagnement, de la préparation de l’avenir, de la recherche d’une meilleure organisation, etc. Une grande partie de ce travail est médiatiquement peu visible ou ne l’est qu’à « basse intensité », comme on dit des conflits qui ne passent pas en boucle sur les chaînes info.

Des exemples ? Avec beaucoup d’injustice pour des dizaines d’autres possibles, en voici quelques uns. Citons le travail réalisé par Eduveille, dans le cadre de l’Ifé (Institut français d’éducation, qui a succédé à l’INRP). Dans le même cadre, NéoPass@action, la plate-forme de ressources en ligne, notamment vidéo, mise en place au service de la formation des enseignants et des formateurs. Sur l’analyse et la prévention des violences et du harcèlement, le travail réalisé par Eric Debarbieux, délégué ministériel, d’un ministère à l’autre (nommé par un Luc Chatel non-sectaire, il a continué sous les suivants). Le réseau Respire, « réseau social des professionnels de l’éducation », lancé par le ministère en 2012, consacré à l’innovation et qui, malgré son caractère officiel, favorise les échanges entre pairs, donc hors pression hiérarchique. Citons encore un organisme auquel les journalistes pensent rarement, tant son inscription dans le paysage paraît naturelle : l’ONISEP qui, traversant imperturbablement toutes les polémiques vaines sur l’orientation, continue à produire le seul outil valable en ce domaine : de l’information solide, actualisée et bien présentée sur toutes les branches d’activité et leurs métiers.

Toujours quelques années

Arrêtons là cette liste, car elle pourrait être quasi infinie. J’ai choisi les exemples parmi des actions que je juge particulièrement positives, mais d’autres observateurs auraient pu faire des choix différents, tout en restant dans le même registre. Ces quelques exemples se placent véritablement, (sauf accident politique qui viendrait « flinguer » telle ou telle action), dans le temps long de l’institution éducative. Le temps du métier, de ses défis et de ses aléas. Ce temps où pour « remonter » un établissement malade, il faut au minimum quelques années à la meilleure des équipes.

Ce temps aussi où, pour approcher la meilleure des préconisations possibles en matière d’apprentissages fondamentaux en maternelle et en primaire, il faut encore, après des années de polémiques et de revirements, remettre l’ouvrage sur le métier en organisant une confrontation raisonnée, si possible fondée sur des éléments tangibles, entre des experts aux thèses et aux conclusions qui restent très divergentes. Soit un travail se situant directement dans le temps long de l’institution, car intégrant des problématiques complexes et des données historiques, mais dont l’issue reste déterminée par la décision politique. Ce qui nous amène, parmi les trois temporalités citées en préambule, au temps politique de l’éducation.

Ce temps politique – combien de fois l’a-t-on répété – est en permanence en contradiction avec le temps de l’institution du seul fait qu’il est rapide et focalisé sur les échéances électorales donc sur la recherche de bénéfices immédiats, en termes de résultats, alors que les seuls résultats « attrapables » ne le sont qu’au bout de plusieurs années… à supposer que les décisions prises aient été les bonnes. Quand le décalage devient flagrant, les professionnels de l’éducation, même les plus motivés, intègrent l’idée qu’ils n’ont rien à attendre du ministre en place ni même de l’instance politique en général. Ils se réfugient dans le temps long.

Relatif et aléatoire

Le temps politique n’est important et positif, au sens de ce qui procure une prise sur les événements, que s’il se place en phase avec la vraie durée du temps éducatif. C’était le projet annoncé par un adepte déclaré du temps long, Vincent Peillon, qui a commencé à instiller le doute lorsqu’il a annoncé sa candidature aux élections européennes. Ce faisant, alors qu’il était déjà affaibli – par ses propres erreurs, par les épreuves déjà subies dans l’Education nationale et, à l’extérieur, par le début de la déroute présidentielle – il a contribué à créer lui-même les conditions d’une dévalorisation de toute la démarche de « refondation ». Celle-ci, depuis, a été rétrogradée, par son départ puis par le départ de son successeur, à quelque chose de relatif et d’aléatoire, par-delà toutes les réaffirmations solennelles possibles.

La question, relayée par certains journalistes impertinents, s’est posée d’elle-même ces dernières semaines : après tout, un ministre pour quoi faire ? Non seulement, la rentrée peut s’en passer, mais toutes les actions silencieuses qui correspondent au temps long de l’institution peuvent continuer de s’accomplir sans tambours ni trompettes. Il est vrai que, sous réserve de régler certains points juridiques comme la signature des décrets, l’existence d’une autorité incarnée n’est pas indispensable au quotidien. En revanche, ce serait, à terme, une insupportable dévaluation de l’éducation dans l’ordre symbolique. Le sentiment d’abandon «  en rase campagne » (selon la formule de Christian Chevalier, du SE-UNSA) ressenti par beaucoup d’enseignants au moment de la confirmation du départ de Benoît Hamon, suffit à le souligner.

Le registre suprême

Que restera-t-il du projet initial ? « La prévision est difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir », dit un aphorisme attribué à Pierre Dac. Najat Vallaud-Belkacem, propulsée au premier plan par les péripéties du jeu politique, n’est pas dépourvue de capacités mais – outre qu’elle doit découvrir un continent – hérite d’une marge de manœuvre dégradée. Au-delà du seul personnage incarnant l’Education nationale, c’est l’ensemble du gouvernement et même l’exécutif tout entier qui est aujourd’hui entravé, cerné, limité par son insuccès et son impopularité record. Même si Benoît Hamon était resté en poste, le « crédit changement » du ministre de l’éducation était déjà considérablement  restreint.

Sans compter qu’au-delà de la seule configuration gouvernementale, ce sont les idées et les valeurs traditionnelles de gauche qui, dans l’opinion, subissent une décote spectaculaire. Et qu’est-ce que l’Education nationale sinon une grandiose histoire de gauche, entérinée, récupérée, intégrée par les générations successives de la droite républicaine ? Cette droite qui est en train de changer et d’orienter son gouvernail vers le cap libéral-autoritaire, où l’enseignant incarne la figure honnie du fonctionnaire syndiqué… Comme d’autres milieux, le monde enseignant a tendance à ignorer l’extérieur. En l’occurrence, c’est bien dans le registre suprême du politique et dans sa temporalité que se joue l’avenir de l’éducation.

Luc Cédelle

Le catéchisme « antipédago », le « gender » et la nouvelle extrême droite soralo-dieudonniste

Gustave Moreau, couple avec chimère
Gustave Moreau, couple avec chimère

Chacun connaît les fondamentaux de la rhétorique « antipédagogiste » installée depuis une quinzaine d’années au sommet des discours en vogue sur l’école et du prêt-à-penser pour politiques en panne de programme. L’école, en proie à un « effondrement », aurait renoncé à la transmission comme à l’autorité. Un « constructivisme » sans limites règnerait dans des classes qui ne sont plus des classes, mais des lieux de débats forcés où l’élève doit construire lui-même ses savoirs, etc.

Ce discours désormais éculé connaît une infinité de déclinaisons, de droite (beaucoup) à gauche (moins mais fréquent). Du plus chic au plus vulgaire, depuis le mépris de nombreux universitaires envers toute démarche pédagogique, présentée comme antithèse du « savoir », jusqu’aux diatribes éruptives à la Brighelli, prince littéraire de l’exécration, ou aux ridicules recyclages de Rama Yade sur une Education nationale qui aurait été transformée en « Woodstock » permanent.

Un nouvel avatar

Chaque fois que l’on croit pouvoir tourner la page, quitter le théâtre des polémiques délirantes pour de nécessaires confrontations argumentées (dont le dialogue Meirieu/ Kambouchner pourrait être un modèle), ce type d’atrocité intellectuelle ressurgit, inépuisablement relancé par une quelconque entreprise éditoriale ou politique peu scrupuleuse. Un nouvel avatar en est apparu là où on ne l’attendait pas, preuve supplémentaire de l’extrême « portabilité » de ce discours.

C’est une découverte triste, troublante, dérangeante. Particulièrement au moment où l’on vient de revenir, çà et là, sur le trentième anniversaire de la « marche des Beurs » d’octobre à décembre 1983, dont le vrai nom était « marche pour l’égalité et contre le racisme ».

Farida Belghoul, auparavant étudiante communiste à la fac Tolbiac en 1978,  ne fut pas une marcheuse de 1983 mais une importante figure, néanmoins, de la « deuxième génération » de l’immigration et de cette époque. Elle fut la principale animatrice de l’initiative Convergence 84 qui, avec le slogan « la France, c’est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange », fit se rejoindre à Paris cinq cortèges de de jeunes « rouleurs » accompagnés par des dizaines de milliers de manifestants.

En 1984
En 1984

C’est elle qui  – belle allure – prononça  à l’arrivée à Paris un brillant discours final. Mettant en garde les participants contre les récupérations  politiques, au moment où SOS Racisme était lancé avec le soutien de l’Elysée, elle y dénonçait le « paternalisme » des associations et organisations de gauche et, au nom de la revendication d’égalité, refusait « d’enfermer » le mouvement dans la seule démarche antiraciste.

« Toujours en marche »

Elle quitta ensuite les feux de l’actualité. Auteur notamment d’un roman (Georgette ! Barrault éditions, 1986) et de deux films (C’est Madame la France que tu préfères et Le Départ du père), devenue en 1996 enseignante de français en lycée professionnel, Farida Belghoul n’est réapparue sur la scène publique qu’en 2008, lors du 25ème anniversaire de la marche de 1983.

Sollicitée par les médias sur cette commémoration, elle lance au même moment une association, dénommée REID (pour « Remédiation individualisée éducative à domicile »), initiative en direction des jeunes déscolarisés. Elle apparaît, entre autres, dans l’hebdomadaire Politis, l’association rencontre un écho dans « Là-bas si j’y suis », la célèbre émission de Daniel Mermet sur France Inter et son portrait est croqué par Libération en dernière page sous le titre « Toujours en marche ».

Et maintenant ? Maintenant, il faut se résoudre à un triste constat. Alerté par un tweet contenant un lien sur le site des Dernières nouvelles d’Alsace (DNA) je tombe sur ce titre : Strasbourg : un collectif veut boycotter les écoles en agitant le spectre de la « théorie du genre »

L’article annonce que « différentes organisations proches des milieux intégristes et d’extrême droite, liées au mouvement de la « Manif pour tous » (contre le mariage homosexuel) organisent vendredi à Strasbourg une «journée de retrait de l’école» en signe de protestation contre la supposée introduction de la « théorie du genre » à l’école. La Ville dénonce une manipulation, le rectorat déplore la rumeur. »

Galerie de prédicateurs

Jusque là, cette information est en cohérence avec un contexte d’actualité qui ne surprendra personne. Mais en poursuivant la lecture des DNA, j’apprends avec stupéfaction que : « La journée de retrait de l’école » est menée par une romancière et cinéaste Farida Belghoul, une figure historique du mouvement Beur des années 80. Son message est relayé par un certain nombre d’associations dont Égalité et Réconciliation, l’association d’Alain Soral, proche de Dieudonné. »

Une rapide recherche confirme ce que les spécialistes des droites extrêmes savent certainement depuis longtemps mais qui relève pour moi d’une pénible découverte : Farida Belghoul a bel et bien réinvesti son expérience et son savoir-faire militant dans le mouvement d’Alain Soral. En quelques années, une femme animée par des idéaux d’émancipation s’est donc perdue dans le conspirationnisme, l’ignominie antisémite et le soutien aux régimes iranien et syrien qui caractérisent cette mouvance.

Une mouvance qui pousse sa pelote dans un espace infra-politique, une sorte de Second Life de la vie publique où les courants, partis, institutions historiques auraient totalement disparu au profit d’une galerie de prédicateurs accumulant sur Internet un spectaculaire capital de popularité… en attente d’utilisation le moment venu. Poussant un peu la curiosité,  je visionne une vidéo, choisie sur ce qui se présente, logo à l’appui, comme ERTV (ER pour Egalité et Réconciliation), où Farida Belghoul disserte sur la soi-disant théorie du genre (ou toujours pour cultiver l’étrangeté sémantique, «  théorie du gender »)

Farida BelghoulNouvelle surprise : les trois-quarts de son intervention consistent en une reprise en version hard et « conspirationnisée » du discours antipédagogiste. L’école publique y est décrite comme totalement à la dérive : il n’y a plus de maîtres, plus de classes, plus d’autorité, plus de savoir et une sorte de propagande gaucho-bobo effrénée y étend son emprise. Tous les poncifs y passent : l’apprentissage de la lecture compromis par les mauvaises méthodes, l’orthographe abandonnée, les règles de grammaire bafouées, les œuvres littéraires remplacées par l’étude du gansta rap et celle du « schéma actanciel », les IUFM acteurs du désastre constructionniste, l’appel à rétablir un ministère « de l’Instruction publique », etc.

Rampe de lancement

Le tout servant de rampe de lancement à l’appel à la mobilisation contre ce qui est présenté comme l’axe central de la politique de Vincent Peillon : la « propagande LGBT », destinée, selon ce discours qui prend alors des accents proprement délirants, à « apprendre l’homosexualité » aux enfants contre les valeurs de leurs familles et à tenter d’éliminer toute différence entre les sexes. Les « ABCD de l’égalité », des modules pédagogiques pour lutter contre les stéréotypes, sont dénoncés comme le vecteur d’une entreprise de « rééducation » des enfants, arrachés à l’influence de leurs parents par de nouveaux Gardes rouges. Un programme de démolition morale et sociétale qui serait soigneusement mis en œuvre, main dans la main, par la hiérarchie de l’éducation nationale et le  SNUIPP.

Voilà. Il faut, pour le croire, en entendre quelques extraits. La divagation y est poussée jusqu’à prêter à l’enseignement une volonté de castration mentale et  jusqu’à manier – extraits de vidéos de conspirationnistes américains à l’appui –  des accusations tordues de convergence entre militantisme LGBT et complaisance pédophile.

couple poulesAttention, il ne faut pas se moquer. Farida Belghoul ne plaisante pas. Elle y croit. Elle a l’énergie, les compétences et la force de conviction d’une militante aguerrie, qui sait capter l’auditoire aussi bien dans une « cité » que devant un public réuni par des associations catholiques de droite ou au micro de Radio Courtoisie où il lui arrive d’être invitée. Elle a, comme d’ailleurs Alain Soral que les observateurs patentés de la vie politique sous-estiment, un vrai talent de tribun, désormais démultiplié par la vidéosphère numérique sans règlement ni responsabilité éditoriale. Pour le courant soralo-dieudonniste, Farida Belghoul est une vraie belle prise, un cadre à haut potentiel, dirait-on dans une société privée.

Et son discours, au moins sur ce terrain des mœurs, converge désormais à plein avec celui de l’autre branche, traditionnelle, de l’extrême droite. Aussi faut-il absolument jeter un coup d’œil au site de la  « Journée de retrait de l’école », où l’on peut lire un appel intitulé « Protégeons la pudeur et l’intégrité de nos enfants ». Où l’on peut voir aussi que ce type d’action est en train de se coordonner nationalement. Où l’on peut voir, enfin, au bas d’un « Manifeste », voisiner notamment les signatures de Farida Belghoul, de Béatrice Bourges (le « Printemps français) et… de l’association Lire-Ecrire.

Celle-ci, air connu, se présente comme « un groupe de parents et de grands parents qui, devant la situation faite aux enfants dans l’école, ont décidé d’agir pour faire changer le fonctionnement du système scolaire ». Elle compte dans son conseil d’administration et dans son comité d’honneur quelques noms connus de la « réacosphère » éducative, que je ne citerai pas ici pour ne pas pratiquer d’amalgame avec le mouvement d’Alain Soral. Précaution qui ne doit cependant pas empêcher de faire le constat, aujourd’hui, sur un terrain précis, d’une convergence flagrante.

Qu’il s’agisse de la préservation d’un « arc républicain » maintenant les extrêmes aux marges, qu’il s’agisse de la qualité des débats sur l’école ou de la lutte contre les préjugés homophobes dans les établissements scolaires, cette convergence ne promet rien de bon.

Luc Cédelle

Le ministre, la quasi-unanimité et le syndicat jamais content

La Comtesse de Ségur. François le bossu
La Comtesse de Ségur. François le bossu

Ceci est un billet où, incidemment et sans que ce soit le sujet principal, je vais dire un peu de mal du syndicat Sud Éducation, pour finir par en dire aussi du bien. Ce dont ce syndicat ne me sera aucunement gré puisque j’en aurai dit suffisamment de mal avant. Moquez-vous donc ! Tous les sujets éducation sont complexes. Et tous ceux qui prétendent zapper la complexité au profit d’un discours simple et percutant cultivent l’illusion.

Sud Éducation a donc été le seul syndicat à afficher son insatisfaction face au plan de relance de l’éducation prioritaire annoncé jeudi 16 janvier par Vincent Peillon et qui enregistre une quasi-unanimité de réactions favorables. Accueil exceptionnel et que je ne saurais mieux résumer que ne vient de le faire le bloc-notes des Cahiers pédagogiques.

Rectification après la remarque d’un lecteur :  Sud n’a pas été «le seul» même s’il a été le plus visible.  FO aussi a signifié son désaccord en condamnant  «une politique d’austérité et de refonte des statuts pour tous»…

« Toujours contre tout  »

Sur Twitter, un défenseur de la position de Sud  Éducation s’est attiré cette réponse, exaspérée : « De toute façon, vous êtes toujours contre tout  » ! L’accusation de pratiquer l’opposition systématique et prévisible a beau être schématique, elle n’est pas fausse : on voit mal quelle décision ministérielle, d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, Sud Éducation, syndicat calé sur une ligne de radicale intransigeance nourrissant souvent l’argumentaire du conservatisme, serait susceptible d’approuver.

Résumée sous le titre « Des miettes pour l’éducation prioritaire, le gâteau pour Dassault », la réaction de Sud Éducation contraste donc avec une vague de satisfaction englobant jusqu’au Snes-FSU. Pas mal, pour un ministre, d’obtenir sur un sujet important l’aval du Snes… Bien manœuvré. D’autant mieux que ce plan a été arrêté en écoutant l’avis des professionnels les plus impliqués dans l’éducation prioritaire depuis que celle-ci existe : l’OZP (Observatoire des zones prioritaires). Non que l’aval de l’OZP ni d’aucune autre structure soit en tous points exigible dès lors que des mesures sont envisagées dans l’éducation prioritaire. C’est le politique qui décide, qui est mandaté pour cela et dont la légitimité surpasse celle de n’importe quel groupe organisé.

La Comtesse de Ségur. Les Petites Filles modèles
La Comtesse de Ségur. Les Petites Filles modèles

Mais l’OZP, sur l’éducation prioritaire, représente à la fois la mémoire (longue) du sujet, la connaissance de « qui en pense quoi et pour quelles raisons » et l’implication personnelle et désintéressée d’une frange de professionnels intègres. Autrement dit, un exemple de ce que l’Éducation nationale produit de meilleur en matière de « « personnes ressources ». L’équipe ministérielle a forcément écouté (et entendu) d’autres interlocuteurs. Mais annoncer un plan éducation prioritaire sans recueillir l’adhésion de l’OZP eût été un mauvais signe. Et annoncer le même plan en déclenchant son désaccord total eût été absolument alarmant.

Une lampe témoin

Le ministère a donc tranché sur l’éducation prioritaire après avoir pris en considération les personnels les plus motivés sur ce sujet. Soit l’exact inverse de ce qu’il a fait pour la formation des enseignants, où les décisions ont été prises en ignorant ostensiblement les avis polis et de bonne volonté, les requêtes, les mises en garde, les interpellations, les analyses et les calculs du Groupe reconstruire la formation des enseignants (GRFDE). Sur la formation des enseignants, ce collectif est pourtant l’équivalent de ce qu’est l’OZP sur l’éducation prioritaire. C’est-à-dire qu’il n’est pas le seul interlocuteur légitime mais un interlocuteur clé et une « lampe témoin » : si sa lumière rouge clignote, on peut être sûr que quelque chose ne va pas.

Je n’ai pas intellectuellement ni techniquement les moyens de défendre ou même de critiquer les positions du GRFDE sur les Éspé, la place du concours, etc. Ma façon normale de travailler (que je ne suis pas en situation de pratiquer pour l’instant) me conduirait, après l’entretien avec André Ouzoulias, à solliciter les avis et les réactions de ses contradicteurs. En revanche, je suis certain de plusieurs choses :

1)  Ces contradicteurs, s’ils existent, ne se pressent pas de se manifester. A ma connaissance, ils ne se sont d’ailleurs jamais manifestés publiquement, alors que les positions du GRFDE, elles, sont publiques.

2) Les arguments développés par ce groupe sont… des arguments. Ils ne s’appuient pas sur des bases arbitraires, procèdent de l’expérience, sont étayés et observent une logique. Rien ne les assimile à l’univers des slogans, de la rhétorique ronflante ou des récriminations. Ce sont des arguments de bâtisseurs et de praticiens, qui n’ignorent ni les contraintes du terrain ni les principes de fonctionnement de l’Éducation nationale.

3) La manière dont ce groupe a été traité par les deux ministères concernés – qui est décrite dans la dernière partie de mon entretien avec André Ouzoulias – est une caricature d’un certain comportement politique condescendant envers d’anciens alliés soudain répudiés car ne jouant pas le jeu préféré des politiques : l’amnésie et l’allégeance. Le message qui leur est implicitement transmis est terrible : votre engagement, au fond, ne nous intéresse pas.

Cahin-caha

Ainsi va la « refondation » : cahin-caha, un pas sur le chemin un autre dans l’ornière, sur fond de fragilité gouvernementale croissante. Qu’en restera-t-il ? Il est trop tôt pour le dire mais on peut être certain que si elle échoue, c’est une autre refondation qui prendra le relais, dont les contours s’esquissent peu à peu, entre libéralisme décomplexé, scientisme, technolâtrie, politique du chiffre et culte rudimentaire des « méthodes efficaces ».

Et Sud Éducation ?

Ah oui… Quelques remarques. Tout d’abord, Sud Éducation est un syndicat « bête et méchant »… qui compte dans ses rangs beaucoup d’individus brillants et gentils. Un exemple ? Véronique Decker, la directrice d’école avec qui j’ai fait le blog « Service maximum », aujourd’hui arrêté à la suite d’un incident de santé qu’elle a subi (avant de reprendre son service). Une icône républicaine. Et, en matière d’expression publique, une bombe : je la recommande très vivement à quiconque, parmi mes consœurs et confrères, travaille avec un micro ou une caméra et voudrait confronter la bonne parole officielle à l’une des incarnations du « terrain ». Une personne respectable, généreuse, réfléchie, et certainement pas la seule de son espèce au sein de cette organisation.

Autre remarque : plan éducation prioritaire ou pas, il y a, notamment là ou travaillent Véronique Decker et ses collègues, des situations d’urgence tellement urgentes qu’aucun professionnel ne peut se satisfaire d’un « plan » qui ne change pas la donne à très court terme. Troisième remarque : toutes les prises de position favorables au plan éducation prioritaire, à commencer par celle de l’OZP, ont insisté sur le fait que les « moyens » devaient suivre et être « pérennisés ».

Quatrièmement : la vigilance est salutaire lorsqu’un pouvoir politique croit être « débarrassé » d’un sujet épineux. Il n’est pas nécessaire d’appartenir au « méchant » Sud Éducation pour le souligner : la sociologue Agnès Van Zanten, spécialiste des politiques éducatives, interrogée par Le Point, fait elle même entendre cette petite musique.

ça ne durera pas toujours

Dernier point : n’oublions pas que la radicalité, celle de Sud Éducation entre autres, bénéficie de circonstances non pas atténuantes mais encourageantes, qui lui sont apportées chaque jour sur un plateau. Le « gâteau » n’est donc pas que « pour Dassault ». Pendant que ce billet était rédigé, une dépêche AFP est venue annoncer l’information suivante (dont j’ai ôté les noms et prénoms pour ne laisser que les initiales, estimant qu’il s’agit plus d’une question de caste que d’individus) :

[Trois dirigeants de la banque franco-belge en cours de démantèlement Dexia ont vu leur salaire augmenter de 30 % au 1er janvier, à 450 000 euros par an, révèle Le Journal du dimanche. Nommés mi-décembre au comité de direction de la banque, le directeur financier P.V., le responsable des risques M.B. et le secrétaire général J.B. ont vu leur rémunération passer de 340 000 à 450 000 euros, précise le JDD sans citer ses sources.]

Il ne faut pas s’étonner ensuite, si des gens intelligents et gentils choisissent, sur l’éducation prioritaire comme sur d’autres sujets, des modes d’engagement qui refusent d’entendre toute logique gestionnaire. Cela étant, le plan éducation prioritaire, éclaircie dans les nuages, laisse entrevoir ce qu’aurait pu être sur tous les grands sujets une refondation bien menée. Ce qu’elle pourrait encore être ?

Luc Cédelle

Formation des enseignants: éspé, espoirs et désespoirs … Entretien avec André Ouzoulias (texte intégral)

André Ouzoulias
André Ouzoulias

Entretien avec André Ouzoulias. Professeur agrégé honoraire de philosophie, Université de Cergy-Pontoise (ex-IUFM), directeur de la collection Comment faire ? (coédition CRDP de l’Académie de Versailles-Retz), cofondateur du Groupe reconstruire la formation des enseignants (GRFDE).

 

 

Préambule

Vincent Peillon, sur le sujet, crucial pour sa « refondation », de la formation initiale des enseignants fait-il fausse route ? C’est ce que pense une figure du milieu des formateurs, André Ouzoulias, qui a été aussi un des animateurs les plus en vue du mouvement de 2009 contre la réforme Darcos-Chatel. Et il est loin d’être seul à le penser, même si la plupart des critiques, contrairement aux siennes, s’expriment jusqu’à présent sur un mode feutré.

Complexe, jargonnant avec sa forêt de sigles et d’acronymes, au centre d’intérêts et de visions fortement divergentes, le sujet « formation des enseignants » est un des plus difficiles à traiter par les médias. Cela rendait d’autant plus utile cet entretien approfondi, pour lequel nous avons pris le temps d’un échange posé et suivi, publié sur ce blog en quatre parties, dont le présent billet est la première.

Que l’on partage ou non l’analyse particulièrement sévère d’André Ouzoulias, ses arguments, exprimés avec l’élégance de pensée qu’on lui connaît, ont du poids et contribuent à la réflexion collective, qui n’est pas terminée, sur ce dossier. Afin de démarrer sur de bonnes bases, nous commençons ici par un retour en arrière, sorte de « résumé des chapitres précédents ». Bonne lecture.

Luc Cédelle

 

1ère partie

Paris, 2009
Paris, 2009

LC : On lit un peu partout aujourd’hui, en résumé, que la formation initiale des enseignants, supprimée par Xavier Darcos en 2009, a été rétablie cette année par Vincent Peillon. Cette vision à la fois schématique et « heureuse » ne vous convient sans doute pas. Mais revenons un instant à l’étape antérieure : cette formation initiale était-elle vraiment « supprimée » ? Le propos de Xavier Darcos était de remplacer une formation en IUFM, très contestée, par une formation « par les pairs », un « compagnonnage » sur le terrain. Cela n’avait donc pas été fait ?

AO : Pour certains de vos lecteurs, qui ne connaissent pas forcément dans le détail les modalités de formation des enseignants qui se sont succédé ces dernières années, il faut même revenir à l’épisode précédent : la mise en place des Instituts universitaires de formation des maîtres, les IUFM.

Créés en 1991, ils visent notamment à instituer une formation pédagogique pour tous les enseignants, tout particulièrement ceux du secondaire qui, jusque-là, n’en bénéficiaient pas vraiment. La formation pédagogique en alternance des instituteurs en école normale sert de modèle pour les nouveaux professeurs certifiés. Simultanément, le niveau de recrutement des enseignants du primaire est alors déplacé de la deuxième année d’études supérieures à la troisième, soit du DEUG à la licence. Un nouveau corps, celui de « professeur des écoles » (PE), est créé et sa carrière alignée sur celle des certifiés.

La formation se déroule ainsi : après la licence, les étudiants qui se destinent au métier d’enseignant peuvent être admis sur dossier en 1re année d’IUFM pour préparer l’un des concours : CAPES (enseignement secondaire général), CAPEPS (éducation physique et sportive), CAPLP (enseignement dans les lycées professionnels), CRPE (professeurs des écoles)… S’ils le réussissent, ils obtiennent le statut de professeur-stagiaire, qui leur donne une première rémunération. Durant cette seconde année, organisée par l’IUFM, ils bénéficient d’une formation en alternance où la période de stage en pleine responsabilité représente, selon les métiers, 33 % à 40 % de l’obligation de service des titulaires. Par exemple, alors que le professeur certifié « doit » 18 h devant élèves, le stagiaire ne « doit » que 8 h. Le reste du temps, il participe à des modules de formation organisés par l’IUFM, dont les objectifs sont divers : apports disciplinaires et didactiques, compréhension des grands enjeux de l’éducation, préparation des stages, analyse de ces expériences en situation puis à distance, etc.

La réforme de 1991 donne aussi une coloration professionnelle au concours : dès sa préparation, outre l’acquisition des connaissances disciplinaires (toujours évaluées au concours), les futurs enseignants sont ainsi conduits à s’intéresser aux recherches en psychologie des apprentissages, en didactique et en pédagogie, à l’histoire de l’école, à l’histoire et à l’épistémologie des disciplines solaires… Les auteurs de la réforme ont cherché ainsi un équilibre entre les différentes dimensions de la formation. Ils ont voulu garantir à tous les enseignants un premier socle disciplinaire et pédagogique lié à une formation initiale de deux années : l’année 1 étant celle de la préparation du concours, et l’année 2, dite « de stage », celle de la formation en alternance.

Cet ancien dispositif pouvait être amélioré, notamment en augmentant d’une année la durée du stage. Mais il donnait aux futurs enseignants une véritable expérience de la classe, au sein des équipes d’établissements, au contact à la fois des pairs et des formateurs du « terrain » (maitres-formateurs et conseillers pédagogiques) c’est-à-dire d’enseignants expérimentés.

On en est là quand, en juin 2008, Nicolas Sarkozy et Xavier Darcos annoncent la réforme de la formation, dite de la « mastérisation ». Les nouveaux enseignants devront avoir un master. Ce faisant, le Président et son ministre donnent satisfaction aux syndicats qui demandaient cette élévation du niveau de recrutement depuis plusieurs années…

Finalement, le dispositif retenu est le suivant : les étudiants doivent obtenir un master, ce qui équivaut à deux années de formation universitaire après la licence. Il peut s’agir des « masters recherche » ouverts par les Unités de formation et de recherche (UFR) « disciplinaires » ou de « masters enseignement, éducation et formation » (MEEF) ouverts par les IUFM. Contrairement à ce qu’ont clamé avec une jubilation non dissimulée le président Sarkozy et son ministre de l’époque, ces derniers ne sont pas supprimés, chaque IUFM restant intégré dans une université ce qu’avait établi la réforme Fillon de 2005. Mais il est vrai que leur géométrie se replie peu ou prou sur la formation des PE, des PLP et des CPE, la formation des profs de collège et lycée revenant pour l’essentiel à l’université.

Les étudiants passent le concours au cours de la seconde année de master et sont déclarés lauréats sous condition d’obtenir finalement le diplôme du master. La coloration professionnelle du concours est moins importante. Mais les étudiants doivent tout à la fois préparer un concours, obtenir un master et, dans ce cadre, produire une recherche – la barque menace de couler.

L’autre bouleversement concerne l’année post-concours. Les lauréats ont l’obligation de faire la classe à temps plein. Ils touchent alors leur première rémunération, pratiquement identique à celle des stagiaires du dispositif précédent, qui étaient pourtant déchargés pour 60 à 66 % du temps de service. L’alternance est supprimée. Toute la formation est censée avoir été prodiguée en amont, durant la licence et le master. Or, dès 2010, plus de la moitié des lauréats sont issus de masters dans lesquels il n’y a pas une once de formation pédagogique et le plus souvent aucun stage en établissement. Un très grand nombre de débutants découvrent ainsi les élèves et le métier le premier jour de leur année post-concours !

LC : Ce qui explique la levée de boucliers qui a précédé et accompagné ce nouveau système, derrière le slogan fédérateur « Enseigner est un métier qui s’apprend »…

Tout à fait ! Mais malgré la mobilisation de toute la profession, Xavier Darcos maintient son dispositif en expliquant que l’année post-concours est une véritable année de formation, grâce au « compagnonnage » des débutants avec leur tuteur. Celui-ci est un enseignant expérimenté. Dans le secondaire, il est désigné par l’inspecteur. Ce tuteur doit donner des conseils pour organiser une progression, préparer les cours, conduire la classe et faire respecter la discipline scolaire, élaborer les consignes, évaluer les élèves, etc. Il est invité à ouvrir sa classe à l’observation du débutant. Quand ce tutorat peut se mettre en place, ce qui est loin d’être toujours le cas, on espère que les débutants sauront bientôt « faire le travail » grâce à la transmission des savoir-faire des plus expérimentés aux plus novices durant cette année.

Mais c’est un abus de langage de parler de compagnonnage. Il n’y a qu’un tutorat plus ou moins serré. Et pratiquement toute la formation professionnelle est limitée à celle du tuteur. Aussi compétent soit-il à titre personnel, et sans heures spécifiques pour assurer ce « compagnonnage », la formation se trouve réduite aux recettes pratiques qu’il transmet, parfois sans trop de discussion, et dans un temps d’autant plus contraint que les stagiaires exercent à temps plein. Ce dispositif aboutit plus à conformer qu’à former. Sont alors évacuées la dimension réflexive et critique de la formation et son insertion dans un horizon social et politique ainsi que dans le collectif de travail qu’est l’équipe pédagogique.

Le compagnonnage est une modalité de formation très intéressante, mais il exige une longue période de travail en commun du duo maître-apprenti, ce qui est loin d’être le cas ici.

Supposons toutefois qu’on puisse mobiliser un tel dispositif de formation pour les enseignants, par exemple pendant deux ans. Cela ne saurait suffire. Les débutants ont aussi besoin d’analyser collectivement, entre pairs, leur expérience pratique. Ces analyses doivent pouvoir s’enrichir des éclairages apportés par les didactiques, la psychologie, l’histoire de la pédagogie, les sciences de l’éducation… Ils doivent pouvoir observer des pratiques diverses et rencontrer des pairs divers. Ils doivent être amenés à expérimenter des pratiques et à rédiger un mémoire de recherche, etc. Bref, le modèle pertinent est celui de l’alternance, modèle qui, soulignons-le, prévaut dans toutes les formations de haut niveau : médecins, ingénieurs, magistrats, etc.

Dans le dispositif de Xavier Darcos, avalisé et mise en œuvre par Luc Chatel, on est loin de cela. Ces deux ministres ont bien supprimé la formation en alternance rémunérée qui fonctionnait depuis 1991. Ils lui ont substitué un service à temps plein avec le maigre soutien d’un tuteur. Y a-t-il là un parti pris idéologique, à l’unisson avec les discours des antipédagogistes ? Ce n’est même pas sûr. Il fallait supprimer des milliers de postes d’enseignants sans émouvoir l’opinion publique. La fin de la formation en alternance des débutants permettait d’en supprimer 15 000 sans effet visible pour les parents tout en se drapant dans le discours d’une « grande réforme de la formation qui élèvera le niveau de formation et de recrutement des futurs enseignants ». On a là un bel exemple de cynisme politique.

LC : Vous venez de parler d’un « dispositif qui aboutit plus à conformer qu’à former ». Mais c’était justement le thème – permanent, martelé, omniprésent – des critiques portées contre le système précédent, celui des IUFM. La critique, il faudrait plutôt dire l’exécration des IUFM a été en quelque sorte la pièce maîtresse du discours « antipédagogiste ». N’évacuez-vous pas cet aspect un peu vite ? En tant que journaliste, je peux vous dire que pour dix attaques virulentes qui nous parvenaient, on ne recevait pas forcément un seul texte en défense…

AO : Oui, c’est vrai, les formateurs des IUFM, qu’ils fussent chercheurs ou praticiens n’ont pas du tout défendu leur travail. Ils étaient persuadés que les critiques des antipédagogistes étaient ressenties par le public comme ils les percevaient eux-mêmes : caricaturales, mensongères, voire injurieuses chez les détracteurs les plus acharnés des IUFM. Songez que Jean-Paul Brighelli, sur son blog, appelait à « éradiquer le cancer des IUFM » ! Ne serait-ce pas s’abaisser que de répondre à ces pamphlets ? L’opinion pouvait-elle vraiment adhérer à cette campagne ? Pour les formateurs, leur pratique quotidienne plaidait pour eux. Mais, il aurait été bon qu’un collectif de formateurs des IUFM lance un appel pour réagir aux antipédagogistes et dénoncer leur caricature des IUFM.

Dans d’autres circonstances, d’autres professionnels qui se sont sentis mis en cause dans leur travail n’ont pas hésité à réagir collectivement. Ont également manqué des évaluations de la formation, réalisées par des structures indépendantes. Elles auraient pu contrebalancer cette propagande, au moins dans l’opinion éclairée et chez les enseignants eux-mêmes. Mais le courant antipédagogiste tenait le haut du pavé médiatique et institutionnel et, rétrospectivement, je crois que cela n’aurait guère changé le rapport des forces. Il y a tout de même eu la pétition 100 000 voix pour la formation des enseignants, rappelant qu’ « enseigner est un métier qui s’apprend ». Mais, significatif de ce rapport des forces, cette pétition n’a pas été médiatisée comme elle le méritait, alors qu’il est rare de voir des textes signés ainsi par tant de personnes en si peu de temps.

Ce que je dis là n’est cependant pas une forme d’adhésion à ce qu’était cette formation. Celle-ci souffrait de deux défauts constitutifs. D’abord, la formation post-concours était bien trop courte. Je l’ai déjà dit : il faudrait au moins deux années de formation en alternance ! Une année, c’est une situation minoritaire dans les formations supérieures en alternance. Les infirmières sont formées en trois ans en alternance après le concours. Trois ans, en plaçant le concours au niveau licence, c’est ce que propose le Groupe Reconstruire la Formation Des Enseignants, le GRFDE, qui regroupe 250 chercheurs et formateurs.

LC : Nous y viendrons, mais vous allez trop vite. Quel était l’autre « défaut constitutif » du système antérieur ?

AO : Le fait de donner au concours une forte coloration professionnelle était une grave erreur. Cela a conduit à construire un discours officiel sur la manière d’enseigner du point de vue didactique et pédagogique. Les épreuves écrites et orales sont en effet conçues, et c’est inévitable, de sorte qu’il y a des réponses meilleures que d’autres aux questions posées. Les candidats eux-mêmes veulent savoir ce qu’il faut dire pour être reçus. Or, on leur demandait de juger savamment de pratiques scolaires alors même que, pour la plupart, ils n’avaient aucune expérience pratique du métier. Dès lors, la porte était ouverte à la dérive dogmatique, alors que l’entrée dans ce métier devrait au contraire s’appuyer sur une formation critique, prenant en compte la pluralité des approches. Le concours était la pièce maîtresse de la formation en première année et, lors des épreuves, l’on voyait bien souvent les candidats répéter une sorte de catéchisme qui, dans leur esprit, était censé séduire le jury. Une part de la solution : un concours après la licence, sur des épreuves à caractère académique. Nous y reviendrons sûrement dans la suite de cet entretien.

 

2ème partie

Paris, 2009
Paris, 2009

LC : Cela fait quinze ans que j’entends répéter partout, sauf chez les défenseurs acharnés du « tout disciplinaire », qu’il faut cesser de recruter des profs sur de seuls critères académiques, que la seule maîtrise d’une discipline ne suffit pas à faire un bon enseignant et que la clé du renouveau est précisément de « professionnaliser les concours »…  Je croyais les camps bien délimités, et voilà que [dans la partie 1 de l’entretien] vous dénoncez comme « une grave erreur » le fait de vouloir donner une coloration professionnelle aux concours !  Vous y voyez même un encouragement à « répéter une sorte de catéchisme ». C’est un peu le monde à l’envers, non ? Alors, les notions de déontologie du métier, d’histoire de l’école, de connaissance de l’institution, etc… tout cela relève pour vous du « catéchisme » ?

AO : Bien sûr, il y a des connaissances et des valeurs en matière d’éducation qui font consensus. Ce que vous citez : déontologie du métier, histoire de l’école, connaissance de l’institution peuvent légitimement s’enseigner et — vous avez raison — s’évaluer à un concours, car ce sont des connaissances et des valeurs partagées. On pourrait même préciser encore : la connaissance de la laïcité (la loi de 1905, les valeurs portées par cette conception de la vie collective , l’histoire de la laïcité à l’école), la sociologie de l’éducation, l’éducation comparée…

Il est vrai qu’il n’y avait pas que la didactique dans les épreuves des concours d’avant 2009. Même si elle avait une grande importance, notamment pour le concours des PE, le candidat devait avoir un minimum de « culture pédagogique générale ». Mais il me paraît fondamental de distinguer entre de telles connaissances et les discours didactiques qui se présentent, eux, comme des prescriptions : « il ne faut pas faire ceci, il faut s’y prendre comme cela », là où, en fait, il n’y a pas de consensus mais des débats, parfois vifs, entre des approches différentes.

Quant au discours selon lequel le renouveau passe par la « professionnalisation des concours », il pèche par excès de simplicité et par naïveté. Excès de simplicité : il confond concours et recrutement. Imaginons que le concours se fasse sur critères académiques après la licence et donne accès à une école professionnelle, ce qui est le cas de la plupart des écoles professionnelles supérieures. Supposons qu’il ouvre sur une formation qui nécessite l’obtention progressive d’un master dans lequel il y a, dès le début, des stages pratiques. Si cette formation se conclut par un certificat d’aptitude pratique… alors le recrutement véritable se fait à cette étape, à l’issue d’un processus graduel – j’insiste sur ce terme – qui permet de réorienter, assez tôt dans la formation, des lauréats qui montreraient des difficultés  importantes d’adaptation au métier.

LC : Donc, si je vous suis bien, le « processus graduel » que vous suggérez aurait pour première conséquence que la réussite au concours ne se traduirait pas par un « recrutement véritable ». Il y aurait donc un découplage concours/recrutement. Le concours, purement académique, n’étant plus dans ce schéma qu’une première étape. Mais quel serait alors le statut des lauréats ? Et que faire de ceux, parmi eux, qui seraient finalement recalés à l’étape professionnelle ?

Disons plutôt que le « couplage » se ferait entre certification finale et recrutement. Le statut des lauréats, pendant le master, pourrait s’inspirer de celui des normaliens des Écoles normales supérieures, celui d’élève-professeur. Mais je crois qu’on pourrait aussi imaginer une solution originale qui protège les lauréats sans rendre leur recrutement automatique. Cela ne changerait rien aux statuts des enseignants-stagiaires en troisième année de formation. Quant à ceux — a priori très peu nombreux — qui ne seraient pas en mesure de s’adapter aux exigences du métier au début du master, le processus graduel auquel je pense devrait comporter pour eux des dispositifs d’aide et de réorientation.

La validation des stages constitue donc ici un élément décisif de l’évaluation du master et de la délivrance du diplôme et ainsi est assise institutionnellement cette idée juste que « la seule maîtrise d’une discipline ne suffit pas à faire un bon enseignant ». Encore ne faut-il pas opposer ces deux dimensions, académique et pédagogique, qui doivent s’articuler tout au long de la formation. On ne fait jamais du « mieux pédagogique » en minorant la culture disciplinaire du professeur, y compris et peut-être surtout celle du PE (professeur des écoles).

LC : Et la « naïveté », que vous prêtez à cette idée du « concours professionnel » ?

Oui, les défenseurs du « concours professionnel » font également preuve de naïveté : ils pensent que des épreuves écrites et orales bien conçues peuvent donner à voir les premières capacités professionnelles des candidats. On ne comprend pas comment ces capacités peuvent se développer dans l’année précédant le concours alors même que celle-ci ne comporte pas de stages pratiques conséquents. À moins de ne juger que de capacités plus générales à communiquer avec un jury, mais on en revient à un concours plus classique quand il évalue cela au cours des épreuves orales.

En outre, la thèse du « concours professionnel » se berce d’illusions : comment être certain que le candidat qui présente devant le jury une leçon fictive pour des élèves virtuels fera un bon enseignant ? Dans sa prestation, il n’y a pour l’essentiel que des capacités discursives et il n’est pas certain, loin de là, que les meilleurs dans cet exercice (auquel on peut s’entraîner) fassent les meilleurs enseignants dans la classe, au contact d’élèves en chair et en os. Ce n’est pas la même chose de dire ce qu’il faut faire et de pouvoir le faire dans des conditions réelles.

Enfin, le candidat doit dire ce qu’il croit que le jury attend de lui, laissant éventuellement place à l’hypocrisie… Le jury observe-t-il un futur enseignant ou un candidat qui n’a qu’une idée en tête : réussir le concours en tenant du mieux possible le rôle auquel il s’est préparé ? À tous points de vue, le « concours professionnel » est l’exemple même de la fausse bonne idée.

Remarquons au passage que, pour la formation des PE, on revient aujourd’hui à ce modèle d’avant 2009 : dans la réforme Peillon, on a repris l’idée d’un concours à coloration professionnelle au milieu des deux années de formation. Mais on a sérieusement aggravé les défauts du dispositif en augmentant énormément la dose de professionnel dans les épreuves de beaucoup de concours (environ 80 % de la note finale pour les PE dans les épreuves orales !), redonnant ainsi plus de force à la dérive vers la dogmatisation de la didactique. Les épreuves professionnelles du concours sont un piège pour la didactique. Elle croit être ainsi valorisée et institutionnalisée. Mais elle y perd son âme. Et les critiques des antipédagogistes à l’égard de la didactique ne sont pas sur le point de s’éteindre.

LC : La professionnalisation des concours, une fausse bonne idée… C’est votre position personnelle ou celle du GRFDE, dont je ne voulais pas que l’on parle tout de suite ? Mais au point où on en est, rappelons aussi en quelques mots ce qu’est ce « Groupe reconstruire la formation des enseignants »…

AO : Je ne parle pas ici au nom du GRFDE. Mais étant l’un de ses cofondateurs, il m’est agréable de répondre. Dans son texte programmatique, intitulé « Reconstruire la formation des enseignants », le GRFDE plaide pour un concours à l’issue de la licence, sur critères académiques et donnant accès à une formation dans une école professionnelle supérieure d’une durée de 3 ans. Cette position ne m’est donc pas propre.

Et maintenant qu’est-ce donc que le GRFDE ? Créé en septembre 2012, à la fin de la concertation nationale sur la formation des enseignants organisée par le ministère, il réunit aujourd’hui 250 chercheurs, formateurs et militants pédagogiques Il a été créé par des animateurs de la Coordination nationale formation des enseignants (CNFDE) qui avait émergé en janvier 2009 pour favoriser la mobilisation contre la réforme de Xavier Darcos.

LC : Coordination dont – je le rappelle car vous n’alliez pas le faire vous-même – vous étiez un pilier… Mais quand vous indiquez que ce groupe compte 250 membres, ce n’est pas forcément très parlant. Certains sont des gens connus. Pouvez-vous citer quelques noms ?

AO : Ce que vous me demandez là est embarrassant. Notre démarche a un caractère collectif. Tous les signataires sont égaux.

L.C : Alors, je vais le faire à votre place, sous ma responsabilité… Je n’en citerai que quelques uns, par ordre alphabétique et sans développer leurs titres ou mandats : Jean-Louis Auduc, Élisabeth Bautier, Serge Boimare, Rémi Brissiaud, Catherine Chabrun, François Dubet, Roland Goigoux, Sylvain Grandserre, Danièle Manesse, Philippe Meirieu, Patrick Rayou, Jean-Yves Rochex, Bernard Toulemonde, Vincent Troger, Philippe Watrelot, etc. Est-ce que je me trompe si j’ai l’impression qu’ils appartiennent, sur l’éducation, à la même famille de pensée ?

AO : Ils viennent d’horizons divers : chercheurs en didactique des disciplines, en psychologie, en sciences de l’éducation, praticiens-formateurs et formateurs permanents des IUFM (aujourd’hui des ÉSPÉ), militants pédagogiques, anciens cadres de l’Éducation nationale. Ils ont en fait des visions diverses de la pédagogie et sont loin d’être d’accord sur tous les sujets concernant l’école. S’ils se sont réunis dans ce groupe, c’est d’abord parce que tous étaient opposés à la réforme Darcos-Chatel. Ils ont soutenu l’idée qu’« enseigner est un métier qui s’apprend » et, au moment où il fallait miser sur la refondation de la formation, indispensable pour sortir du marasme, ils se sont retrouvés sur ce que cela devait signifier dans les grandes lignes.

LC : Il y a pourtant des limites à la représentativité du GRFDE. Sur ce thème, je peux reprendre ma question à l’envers : qui n’en fait pas partie ? Je n’ai pas vu, par exemple,  de syndicalistes dans la liste de signataires.

AO : Détrompez-vous. Un très grand nombre des signataires sont adhérents ou militants des syndicats du supérieur et de diverses organisations du syndicalisme enseignant. Il est vrai cependant qu’on ne retrouve pas parmi les signataires les dirigeants nationaux de plusieurs syndicats comme c’était le cas avec la pétition 100 000 voix pour la formation des enseignants lancée en janvier 2010 par des animateurs de la CNFDE. Mais obtenir l’adhésion des organisations syndicales au GRFDE n’est pas son objectif. Il affirme vouloir contribuer à la réflexion de tous les acteurs des décisions dans le domaine de la formation des enseignants.

Et en intervenant régulièrement dans le débat public, il ne désespère pas de faire évoluer les positions des uns et des autres, notamment sur la place du concours, qui conditionne vraiment beaucoup de choses. Ainsi, après avoir publié en septembre 2012 un programme qui dessine une formation en alternance, de haut niveau académique et pédagogique, d’une durée importante (trois ans), rémunérée et diplômante (obtention d’un master), le GRFDE a publié depuis lors une dizaine de textes que l’on peut retrouver sur site son site. On y lira notamment des critiques sévères de la réforme Peillon.

LC : Nous y voilà. Vous connaissez la réputation des enseignants version « café du commerce » : jamais contents, toujours en train de récriminer… Des critiques sévères, dites-vous. Mais vous venez déjà d’en porter une, contre des concours de professeurs des écoles que vous trouvez à trop forte coloration professionnelle. Qu’allez-vous sortir de votre chapeau maintenant ?

AO : « Sortir de mon chapeau » voudrait dire que ces critiques seraient gratuites, dictées par la mauvaise foi ou le désir de contester à tout prix. Or ce n’est pas du tout le cas, et le parcours des membres du GRFDE serait en lui-même suffisant pour en témoigner. Et le GRFDE n’est pas le seul à le dire : il existe dans la réforme actuelle un énorme défaut, contre lequel il n’a cessé, jusqu’à présent en vain, de mettre en garde ses concepteurs. Il s’agit de la place des concours dans le cursus de formation. En effet, les candidats aux divers métiers de l’enseignement doivent disposer d’un master, qui comporte deux années d’études après la licence.

Pour passer le concours, il suffit d’être inscrit en première année (M1), le concours n’étant validé, à la fin de la seconde année (M2), que si le candidat atteste, bien sûr, de l’obtention du master complet. Les épreuves se déroulent au cours de cette même première année, épreuves écrites en mars, épreuves orales entre avril et juin. Il faut souligner ici que, sur le plan légal, ce dispositif diminue d’une année — et c’est un comble pour un gouvernement de gauche ! — la durée de la formation initiale.

LC : Comment cela ?

Dans le dispositif hérité de Xavier Darcos et Luc Chatel, la formation initiale durait légalement trois ans, deux années de master et une année de stage, la formation se terminant à bac + 6. Certes, on l’a déjà dit en parlant du compagnonnage, le terme de stage est à prendre ici dans son acception purement administrative. Mais on pouvait imaginer que la réforme consiste en particulier à rétablir une année de stage avec un temps des service réduit pour les stagiaires. Or, avec le dispositif de Vincent Peillon, l’année de stage a été avancée et placée pendant le M2. Légalement et objectivement, il n’y a donc plus que deux années de formation initiale et celle-ci se termine à bac + 5.

LC : Vous êtes le seul à le dire !

Non, dans plusieurs textes sur le dispositif voulu par Vincent Peillon, le GRFDE a pointé cette diminution. C’est en quelque sorte le retour à l’ancien dispositif, celui d’avant la « mastérisation », avec les contraintes d’un master dont les exigences sont nécessairement revues à la baisse. Du reste, on peut légitimement se questionner sur la valeur ajoutée d’un tel master. Cette contradiction n’a pas non plus échappé à bien des syndicats.

 

Troisième partie

En classe
Détail de « En classe, le travail des petits », tableau de Henri Jules Geoffroy représentant une classe en 1889. Salon de réception au 1er étage du ministère de l’Education.

LC : Revenons à la place des concours dans le cursus de formation des enseignants… C’est sur ce point que porte une de vos critiques et de vos déception les plus fortes sur le nouveau dispositif « Peillon ». Mais c’est aussi un point difficile à évaluer de l’extérieur du système universitaire. En quoi le fait de placer les épreuves des concours pendant l’année de M1 [la première année de master] vous paraît-il si grave ?

AO: Je rappelle qu’avec le dispositif Darcos-Chatel, le concours avait lieu en seconde année de master, soit à la fin de la formation. La place du concours au milieu des deux années de formation va compromettre la qualité de la formation professionnelle. La première année sera forcément une année de bachotage. S’il y a des stages, les candidats qui voudront donner la priorité à la préparation du concours ne s’y investiront qu’avec frilosité.

De toute façon, il n’y a pas vraiment d’alternance. De plus, la moitié des candidats environ ne viendront pas de masters MEEF (« masters enseignement, éducation et formation ») et n’auront donc eu aucun stage en établissement scolaire. Pour les PE (professeurs des écoles), beaucoup seront aussi tentés de faire le minimum sur les disciplines qui ne sont pas évaluées au CRPE car il n’y a que quatre disciplines représentées : français, maths, EPS, plus une optionnelle. La quatrième consiste à soutenir un dossier réalisé à la maison. Sur les disciplines enseignées à l’école, 9 ne seront pas évaluées, ce qui a amené les concepteurs des maquettes des masters à réduire encore le volume horaire qui leur est consacré.

À titre d’exemple, dans le MEEF de Créteil, on passe de 68 h l’an dernier en histoire et géographie à 30 h cette année (48 h si c’est l’option choisie pour la quatrième épreuve), de 83 h en sciences à 30 h (48 h si c’est l’option choisie), de 84 h en langue à 44 h. Pour la formation initiale des PE à la polyvalence, la réforme de Vincent Peillon constitue hélas une régression. Où l’on voit avec cet exemple combien le master est piloté par le concours.

Quant à la deuxième année elle sera, pour l’essentiel, marquée par le stage. Au lieu de 33 à 40 % de l’obligation de service avant 2009, il est passé à 50 % — je rappelle que Xavier Darcos l’avait établi à 100 % du temps réglementaire. Cela rend difficile une véritable alternance. Outre le stage, les stagiaires ont en effet à produire un mémoire de recherche et à terminer leur master. La barque est vraiment trop chargée : master, stage, mémoire, rien ne pourra se faire de façon satisfaisante.

En somme, ni en première année, ni en seconde année, on ne pourra mettre en œuvre une véritable formation professionnelle. Mais on ne fera pas pour autant une meilleure formation disciplinaire ! La première année donne la priorité objective à la préparation d’épreuves marquées par les exigences didactiques pour tous les concours, très fortes pour celui des PE ; la seconde année donne la priorité au stage et au mémoire. Avec ce dispositif, il y a même un gros risque que le niveau disciplinaire des lauréats, notamment des PE, se révèle en baisse significative.

De plus, le concours au milieu des deux années du master engendre inévitablement le problème des reçus-collés, reçus au M1 ou, a fortiori, au M2, et collés au concours à l’issue de l’écrit ou de l’oral, car il est tout à fait possible d’avoir le master et pas le concours et, à moindre fréquence, le concours et pas le master. Les étudiants qui auront été collés au concours le représenteront forcément une, deux ou trois autres fois. Comme il est prévu de leur offrir des formations pour les préparer aux épreuves, ce qui est légitime, ils seront a priori mieux formés pour affronter les épreuves que les étudiants issus de la première année !

Le système va donc dériver vers une situation où les étudiants qui passeront le concours dans le temps « normal », en fin de première année de master, se retrouveront en compétition avec un très grand nombre de candidats plus « expérimentés », soit inscrits en M2, soit ayant déjà un master complet. Et on verra sans doute dès 2015 qu’une majorité de reçus seront d’anciens collés… Indiscutablement, c’est un gâchis humain et budgétaire qui s’annonce. Comment les ministères peuvent-ils fermer les yeux sur cette faiblesse constitutive du dispositif ? C’est totalement incompréhensible.

LC : « Une majorité de reçus seront d’anciens collés »… J’entends bien, mais c’est vous qui le dites. Votre argument introduit l’hypothèse, plausible, qu’une certaine proportion de reçus soient d’anciens collés, ce qui serait d’ailleurs de leur part une preuve de motivation. Mais une majorité… Personne ne peut le prouver à ce stade. J’imagine que les experts qui suivent ce dossier au cabinet de Vincent Peillon ont une appréciation et des estimations différentes. Mais vous présentez les choses comme si le ministère n’avait opposé aucun argument aux vôtres…

Certes, tant que le concours de 2015 n’a pas eu lieu, ce n’est encore qu’une hypothèse. Mais elle s’appuie sur la réalité passée. Selon la très officielle DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, au ministère de l’Éducation), dans une note d’information 13-03 d’avril 2013 sur les candidats au concours de recrutement des PE à la session 2011, c’était déjà une réalité marquée dans le dispositif précédent. Je cite : « Au regard du taux de réussite global aux concours externes (17 %), les « redoublants » réussissent mieux (19,6 %), comme les « triplants» (19,1 %). Près de 80 % des lauréats de 2011 avaient déjà tenté le CRPE en 2010 ; plus d’un tiers l’avait déjà tenté en 2010 et en 2009. » Il n’y a guère de raisons pour que ce phénomène disparaisse en 2015.

LC : Aïe ! C’est sûrement l’effet de mon « innumératie » mais j’ai du mal à  lier ces deux séries de chiffres… Si le taux de réussite des redoublants ou  triplants est à peine supérieur de 2 points à celui des candidats « normaux », comment obtient-on ces « 80 % des lauréats » en 2011 ?

C’est simplement que ces taux de réussite ne s’appliquent pas aux mêmes nombres de candidats. Par exemple, s’il y 10 000 candidats doublants avec 19, 1% de taux de réussite et 5000 « normaux » avec 17 %, vous aurez 1910 doublants reçus pour 850 « normaux », ce qui fait 70 % de doublants parmi les lauréats. CQFD.

LC : Merci. Je garde la question et la réponse car je ne suis pas, et de loin, le seul journaliste ni le seul lecteur « nul en chiffres ». Mais du coup, je vous ai interrompu dans votre propos sur les reçus-collés…

Sur la question des reçus-collés, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche s’est assuré que les M2 des MEEF (« masters enseignement, éducation et formation ») seraient ouverts à tous les étudiants ayant validé leur M1, y compris les collés au concours, ce que réclamaient à juste titre les organisations étudiantes et la plupart des formateurs. Il a insisté pour que des formations adaptées leur soient proposées, comprenant notamment une préparation aux épreuves des concours. C’était légitime et nécessaire. Mais, du coup, il a donné une forme institutionnelle au phénomène que décrit la DEPP. Pour ceux qui auront le concours à leur deuxième ou troisième tentative, c’est bien sûr une excellente chose.

Mais il faut voir l’autre face de la pièce : avec ce dispositif, il y aura des milliers d’étudiants qu’on aura encouragés à suivre la formation durant deux, trois ou quatre ans après la licence et qui se retrouveront dans une impasse. C’est un énorme gâchis humain. À mon sens, il aurait été plus judicieux de chercher un dispositif alternatif, qui évite carrément le phénomène des reçus-collés. Et il n’y en a que deux : soit un concours qui permette l’entrée des lauréats dans la formation professionnelle, soit la suppression pure et simple du concours et le recrutement par les chefs d’établissement des étudiants pourvus d’un master et pouvant attester de périodes de stage favorablement évaluées. Vous devinez quelle solution je défends…

La seconde a les faveurs de la partie la plus à droite de l’UMP et, si je ne me trompe, figure dans le programme du FN. Voyons bien que cette solution pourrait apparaître finalement assez raisonnable si les jeunes détenteurs d’un master enseignement (MEEF) qui n’ont pas obtenu le concours forment d’année en année une masse de dizaines de milliers de jeunes, le plus souvent chômeurs ou sous-employés, mais réputés capables de « faire le job » de prof. Ce serait sans doute la fin de l’appartenance des enseignants à la fonction publique d’État. On n’en est pas là. Mais ce risque est consubstantiel au phénomène des reçus-collés.

LC : Et c’est un risque que prendrait sans sourciller un gouvernement de gauche élu sur la priorité à l’école publique et à sa « refondation » ? Vous ne m’avez pas répondu sur les arguments du ministère, ou plutôt des ministères puisqu’il s’agit à la fois de l’éducation et de l’enseignement supérieur. Un cabinet ministériel sans arguments, cela n’existe pas…

Il faut pourtant croire que si… Sur ce sujet, les ministères n’ont guère défendu leur projet, probablement car il leur aurait fallu entrer en dialogue public avec les partisans d’un concours en fin de licence. Il leur aurait fallu plaider pour le projet hybride qu’ils ont adopté et qui résulte en fait d’un compromis entre les principaux acteurs de la décision à l’issue de la concertation nationale menée pendant l’été 2012 : universitaires, employeur et syndicats d’enseignants, sans autre logique que celle de l’équilibre des forces en présence.

LC : Ah, alors les syndicats ont avalisé ce projet que vous contestez ?

Tous ne l’ont pas fait. FO milite toujours pour un concours à l’issue de la licence. La CGT soutient les propositions du GRFDE. Le SNES, le SNEP (syndicat des professeurs d’EPS) et le SNESUP-FSU défendaient et continuent de défendre un concours en fin de master, quand d’autres syndicats, après avoir demandé à placer le concours en fin de licence, ont concédé qu’il soit placé en fin de M1 à condition qu’il comporte une forte dose de « professionnel ». Le concours en M1, c’était aussi la demande du principal syndicat du primaire, le SNUIPP-FSU, dès le début de la concertation nationale.

LC : Revenons à l’attitude des ministères sur le problème des reçus-collés. Vous dites donc qu’ils l’ont délibérément ignoré.

Non bien sûr, mais le ministère de l’enseignement supérieur s’est limité à insister auprès des ÉSPÉ et des universités pour qu’elles mettent au point, pour les collés au concours en M1, des M2 orientés vers d’autres métiers que celui d’enseignant, comme éducateur, cadre des collectivités territoriales, cadre administratif d’association jeunesse et sports, etc. et pour qu’elles établissent des modalités d’orientation incitatives vers ces métiers. Mais, à ma connaissance, la plupart des ÉSPÉ en sont restées à un aménagement des M2 qui permette aux collés du concours à l’issue du M1 de continuer vers le métier d’enseignant, ce qui, du reste, correspond aux demandes massives de ces étudiants. Ils pensent légitimement pouvoir réussir le concours lors de la deuxième tentative.

LC : La décision gouvernementale de placer le concours en première année de M1, que vous n’avez pas pu empêcher, n’est-elle pas liée à un problème de coût ? Les fameuses « contraintes budgétaires », aujourd’hui plus fortes que jamais et dont l’Éducation nationale est déjà seule à être en partie dispensée… La formation en trois ans que vous proposez n’est-elle pas nécessairement plus coûteuse qu’une formation en deux ans ?

AO : C’était ce que je pensais tout en étant convaincu — je le suis toujours — que la formation initiale des enseignants est un des investissements les plus « rentables » : elle conditionne la qualité de l’école et, par voie de conséquence, celle la formation des deux prochaines générations. Personne n’a calculé le « rendement » de cet investissement ; il a un tel « effet de levier » que nous ne devons pas demander d’abord combien ça coûte aujourd’hui mais ce que ça coûtera demain si on économise sur la qualité de cette formation.

Or, nos collègues de Toulouse ont fait une première étude sur le coût des trois dispositifs : celui de Xavier Darcos et Luc Chatel, celui de Vincent Peillon et celui qui correspond à un concours en fin de licence suivi de trois années de formation. Et, surprise ! C’est ce dernier dispositif qui est le moins coûteux.

Le GRFDE a ensuite affiné cette étude sur le coût des différents dispositifs et le résultat, de prime abord, ne cesse d’être étonnant : même en incluant dans le budget la rémunération de la formation durant trois ans et l’attribution d’une bourse pour préparer le concours dès le début de la deuxième année de licence à un nombre d’étudiants équivalent à 50 % des postes mis au concours, le dispositif du GRFDE est toujours le moins coûteux. Cela tient principalement au fait que, dans les deux autres dispositifs, il faut assurer le coût de la formation de milliers d’étudiants qui, voir le problème des reçus-collés, ne seront pas en mesure finalement de pratiquer le métier. Autrement dit, on peut former mieux sans coûter plus cher ou beaucoup plus cher au budget de la nation.

LC : Pardon d’insister, mais… quelle est la réponse des ministères sur cet argument du coût ? Ne me dites pas qu’il n’y en a pas, c’est tout simplement inconcevable en période de disette budgétaire ! Inconcevable aussi dans la mesure où l’on se serait attendu, sur ce dossier à l’argument inverse, en substance : vous êtes bien gentils et vos propositions sont séduisantes, hélas nous n’en avons pas les moyens…

AO : Tant que nous n’avions pas étudié la question, l’argument du coût nous a été retourné par de nombreux acteurs. Et ne nous le cachons pas : alors que Vincent Peillon paraissait lui-même acquis à l’idée d’un concours à l’issue de la licence, le coût supposé plus élevé a été le principal argument avancé pour décrédibiliser ce scénario.

Je ne trahis pas un secret si je dis que les représentants des universitaires ne voulaient pas non plus d’un concours à l’issue de la licence. Beaucoup craignaient — et craignent toujours — que cela signe leur élimination de la formation des enseignants, la fin de la formation disciplinaire et l’imposition d’un « tout professionnel ». Ce scénario est fantasmatique. Avec un concours en fin de licence, on ne présuppose pas que les candidats ont le niveau académique requis pour enseigner et qu’il n’y a plus qu’à les doter des savoir-faire propres au métier.

On ne peut pas le présupposer car la licence ne suffit pas ou ne suffit plus à doter les étudiants d’une formation académique solide. Celle-ci est nécessaire en elle-même : comment bien enseigner ce qu’on ne maîtrise pas ou ce qu’on maîtrise mal ? C’est aussi une condition sine qua non d’une formation pédagogique éclairée. Le scénario du concours à l’issue de la licence impose évidemment que les UFR continuent à faire leur travail auprès des futurs enseignants en collaborant avec d’autres formateurs et en étant coresponsables de la gestion des ÉSPÉ.

Il faut aussi prendre en compte le fait que de nombreux étudiants s’engagent dans un master disciplinaire et ne se décident à rejoindre la filière éducation qu’à l’issue de celui-ci. C’est ce qui a amené le GRFDE à proposer l’organisation d’une entrée en formation directement en deuxième année du master enseignement pour les seuls détenteurs de masters disciplinaires, par le biais d’un concours spécifique. La formation en M2 serait bien sûr adaptée à leur parcours antérieur.

 

Quatrième partie

Création de lumière. Gustave Doré
Création de lumière. Gustave Doré

LC : Au fil de notre entretien, m’apparaît une sorte de mystère sur lequel je bute. Mais peut-être est-il dû au fait que, éloigné du suivi au jour le jour de l’actualité éducative, j’ai manqué quelques épisodes ? Auquel cas vous allez m ‘éclairer facilement. Ce mystère, c’est que j’identifie mal la genèse des décisions prises. Le GRFDE, ce Groupe reconstruire la formation des enseignants auquel vous appartenez, rassemble quand même une grande partie des personnalités impliquées dans la formation des enseignants et ayant misé sur la « refondation ». A priori, vous étiez les mieux placés pour faire valoir votre point de vue dès le départ de la concertation en 2012. Alors que s’est-il passé ? Comment la balance a-t-elle penché du côté qui, de votre point de vue, n’est pas le bon ?

AO : Il faut bien voir que le GRFDE n’existe pas « dès le départ de la concertation » en 2012. Il se crée vers la mi-septembre, alors que les principales orientations sont déjà arrêtées dans l’esprit de Vincent Peillon. Et la constitution de ce groupe se veut aussi une réponse à ces orientations que les signataires jugent néfastes. Trop tard assurément. Mais voyons aussi que cette réforme est le fruit d’une méthode : Vincent Peillon voulait aller vite et il a organisé une concertation limitée « au sommet » de la pyramide.

Qui a fait pencher la balance ? En fait, il n’y a guère de mystère. Le dispositif de Vincent Peillon se situe au point de convergence de deux grandes forces : les craintes d’un grand nombre d’universitaires travaillant dans les UFR (unités de formation et de recherche) d’une part et les convictions de Bercy sur le coût d’un projet alternatif, d’autre part. Ceci dans un contexte où les syndicats d’enseignants ne présentaient pas un front uni pour défendre un autre projet et où plusieurs d’entre eux, et non des moindres, soutenaient, bon gré mal gré, la place du concours en M1.

LC : C’est un peu troublant ce que vous venez d’exposer là…  En substance, vous m’expliquez donc que les universitaires, SNESUP-FSU en tête, ont adopté au nom de la préservation du savoir académique une position essentiellement dictée par la volonté de garder suffisamment d’étudiants dans leurs filières – mais parfaitement contraire aux intérêts des futurs enseignants et à la qualité de leur formation, du moins telle que vous la concevez. Il est bien loin, le temps où vous manifestiez ensemble en vous donnant du « chers collègues »…

AO : D’abord, n’oubliez pas que de nombreux signataires du programme du GRFDE sont membres du SNESUP-FSU. Je suis moi-même un de ses adhérents. Personne, à ma connaissance, n’y soutient l’idée du concours en M1. Qu’en son sein, il n’y ait pas unanimité pour un concours en M2, qui est le mandat du congrès du SNESUP de 2012, ce n’est pas non plus un secret. Les adhérents sont en fait partagés entre concours en fin de licence et concours en fin de M2. Le concours en fin de M2 a sa logique : assurer un recrutement à l’issue du master, en le décalant de deux ans par rapport au dispositif d’avant 2009, pour marquer l’élévation du niveau de formation.

Cela ne préjuge d’ailleurs pas de la manière dont se déroule la formation au sein du master puis lors de l’année de stage qui suit. Sur ce point, beaucoup de partisans du concours en M2 au sein du SNESUP partagent avec le GRFDE l’idée que la formation doit adopter d’emblée le mode de l’alternance et bénéficier d’emblée aussi de l’encadrement d’équipes pluricatégorielles. Ils plaident également, comme le GRFDE, pour une formation qui se développerait de façon plus progressive, par exemple avec des modules de préprofessionnalisation en licence.

Quant aux craintes de beaucoup de nos collègues universitaires devant le scénario du concours en fin de licence, n’en sous-estimez pas la réalité. Ne les réduisez pas à des logiques de marché où il s’agirait de « se garder » un public d’étudiants. Maintenir une formation de haut niveau disciplinaire pour tous les enseignants est une préoccupation légitime. Je crois qu’il y a un travail d’information à faire pour convaincre l’ensemble des universitaires que, dans le scénario du concours à l’issue de la licence, leur rôle est crucial, durant les trois années de formation qui suivent le concours, au service d’une formation de haut niveau, académique et pédagogique.

LC : D’autre part et comme vous l’avez indiqué précédemment, le SNUIPP-FSU, syndicat des enseignants du primaire disposant lui aussi d’une majorité relative, a lui-même demandé et obtenu un concours en M1. Comment concevoir que le syndicat majoritaire chez les « instits » ait mis en avant, toujours si l’on vous suit, une revendication néfaste à la formation initiale de leurs futurs collègues ? Décidément, le mystère s’épaissit…

AO : Pour moi aussi, c’est un peu mystérieux, d’autant que, il n’y a pas si longtemps, le SNUIPP défendait plutôt, si je ne me trompe, un concours placé à l’issue de la licence. Je crois cependant qu’il a finalement pris cette position parce qu’il craignait que le concours en fin de licence comporte des risques de déclassement. Et c’est vrai qu’ainsi, si l’on ne prend pas en compte les trois années de formation qui suivent, cela pourrait être regardé comme un retour en arrière, à l’avant 2009, quand le concours se passait à l’issue de la licence. Il y avait peut-être aussi l’idée, parmi les dirigeants du SNUIPP, de se rapprocher des autres syndicats de la FSU qui demandaient majoritairement un concours en fin de M2.

LC : Les syndicats majoritaires, aussi bien du primaire que du supérieur, semblent donc avoir pesé dans les décisions prises. Mais qu’en est-il du Groupe reconstruire la formation des enseignants ? A-t-il au moins été entendu ? Le GRFDE est-il aujourd’hui ou non un interlocuteur du gouvernement dans cette affaire ? Et s’il ne l’est pas, pourquoi ?

AO : Non, on ne peut pas dire que le GRFDE soit considéré comme un interlocuteur par le gouvernement. Une délégation du GRFDE a été reçue par le cabinet de Vincent Peillon et par Daniel Filâtre pour celui de Geneviève Fioraso en décembre 2012, mais c’est tout. Les membres des deux cabinets présents ont écouté poliment les délégués du GRFDE. Ils ont défendu le projet ministériel, notamment en soulignant l’importance de la formation didactique et sa place au concours…

À ce moment-là, le dispositif du concours en M1 était déjà arrêté au niveau ministériel alors que l’Assemblée nationale et le Sénat n’étaient pas encore saisis du projet de loi créant les ÉSPÉ. Du reste, les assemblées n’ont pas été amenées à débattre de la place du concours, le projet de loi restant étrangement muet sur ce chapitre pourtant crucial. Les responsables ministériels qui ont reçu le GRFDE n’ont pas voulu entendre un résumé de l’étude du GRFDE sur le coût des divers dispositifs. Celle-ci leur a été cependant remise en mains propres. Les responsables ministériels ont promis de la lire « avec intérêt »…

Le dernier texte du GRFDE, publié en juin 2013, est une lettre ouverte au Président de la République lui demandant de différer la mise en place des ÉSPÉ, telle qu’elle était prévue, et d’ouvrir une nouvelle concertation. Mais le GRFDE n’a eu qu’un accusé de réception de la part du cabinet de la Présidence.

Pourquoi en est-il ainsi ? Sûrement parce que le GRFDE pèse beaucoup moins qu’il ne faudrait…

LC : Peut-être avez-vous manqué de savoir-faire médiatico-politique ? Vous avez quand même quelques signatures de poids qui auraient dû vous permettre de vous faire entendre, quand d’autres font du « buzz » avec beaucoup moins. Et GRFDE, c’est quand même un peu ingrat comme dénomination, non ? Vous auriez pu vous appeler, je ne sais pas… les Tigres, les Crapauds, les Cobras, les Castors, enfin vous voyez ce que je veux dire…

AO : Les Tigres ou les Cobras, ça fait peur ! Les crapauds sont des animaux fort utiles aux équilibres écologiques, mais ils ne sont pas très sexy. Il est sûrement possible de trouver un animal emblématique plus attirant, mais je ne suis pas sûr que cela clarifierait auprès du public ce qu’est et ce que veut le GRFDE.

L’entendrait-on mieux s’il s’appelait « Les Castors de la formation » ou le « Groupe Ferdinand Buisson » ? Je ne crois pas. Plus sérieusement, quel écho les médias ont-ils donné aux textes du GRFDE ? Ses textes ont été relayés par certains d’entre eux. Par exemple, Libération a publié un résumé de la lettre ouverte au Président de la République. L’Humanité a publié un entretien avec Didier Frydman, l’un des animateurs du GRFDE. Il y a eu plusieurs échos radio sur France Info et France Culture. Mais la diffusion de ces textes s’est faite surtout par le biais des sites spécialisés en matière d’éducation, comme le Café Pédagogique, qui accueille chaque jour plusieurs dizaines de milliers de visiteurs.

Malgré les difficultés, le GRFDE aurait-il pu mieux faire connaître ses positions ? C’est vrai qu’il semble de plus en plus difficile, pour les grands médias, de proposer à leurs lecteurs des articles fouillés sur la formation des enseignants. C’est une question complexe. Elle comporte des aspects techniques qui peuvent rebuter le lecteur. Votre blog est l’un des rares, avec ceux de Sylvestre Huet et de Véronique Soulé, à oser entrer dans le détail des choses et à le faire avec rigueur et clarté.

LC : Un « comité de suivi de la réforme de la formation des enseignants », de 24 membres, a été installé il y a quelques semaines, le 29 novembre 2013 par Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale et Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Ce comité de suivi compte dans ses rangs des personnalités dont l’ancienneté, l’engagement et la compétence sur ce dossier sont établies, je pense par exemple à son président, Daniel Filâtre, recteur de l’académie de Grenoble ou à Gilles Baillat, président de l’université de Reims… En revanche, je n’ai pas identifié dans la liste un seul membre du GRFDE. Sommes-nous en présence de deux « lignes » incompatibles et qui s’affrontent en coulisses ?

AO : Le comité de suivi est présidé par Daniel Filâtre. Or, il a été le responsable n° 1 de la conception de cette réforme pour le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Il était le principal interlocuteur, côté ministères lors de la rencontre entre membres des cabinets et délégation du GRFDE. Dans cette position de président du Comité, il est donc juge et partie. Gilles Baillat a été directeur d’IUFM et président de la conférence des directeurs d’IUFM (CDIUFM). Mais il n’a pas manifesté publiquement d’opposition au dispositif actuel, jouant plutôt une musique de l’aménagement à la marge.

Quant aux autres membres, ils se répartissent entre 7 représentants de l’employeur (recteur, DASEN, IPR, IEN, DRH, directeur de l’ESEN, directeur du CNED…), 5 représentants des syndicats d’enseignants et 1 de l’UNEF, 8 représentants de l’université, 2 professeurs d’École Normale Supérieure et 3 enseignants-chercheurs intéressés dans leur champ de recherche par la formation des enseignants, une représentante de l’AFEV, etc.

À ma connaissance, aucun de ces membres ne travaille de manière permanente dans une ÉSPÉ, mis à part la représentante du SNESUP, celle du SGEN et Jacques Ginestié, administrateur de l’ÉSPÉ d’Aix-Marseille, où une forte mobilisation des étudiants et des formateurs, mécontents de la manière dont se met en place le master, a eu lieu en décembre 2013. Bref, les recommandations du Comité sont écrites d’avance. Il est certain qu’il ne demandera pas aux ministres de changer d’orientation. On aura tout au plus quelques conseils donnés aux universités et aux ÉSPÉ pour « ajuster le tir ».

Autrement dit, oui, nous sommes en présence de deux « lignes » difficilement compatibles. Mais elles ne s’affrontent nullement en coulisses, ni, hélas publiquement et, si ce débat n’a pas lieu, ce n’est pas le fait des opposants à cette réforme. Beaucoup de ceux qui ont combattu avec pugnacité la réforme Darcos-Chatel n’adhèrent pas davantage à cette nouvelle cote mal taillée : la réforme que beaucoup défendaient a été rejetée sans avoir été discutée.

Et il n’est pas vrai, comme on l’entend, repris en boucle, que « la formation professionnelle a été rétablie ». C’est notamment ce que j’ai voulu montrer dans cet entretien. En fait, la montagne a accouché d’une souris : on est pratiquement revenu à la situation qui prévalait avant la réforme Darcos : une année de préparation au concours suivie d’une année de stage, mais avec une décharge de 50 % au lieu de 60 à 66 % avant 2009 et avec l’exigence d’un mémoire de recherche en M2, l’alternance est compromise.

Quant à l’avenir, on voit bien, aujourd’hui encore, que la mise en place des ÉSPÉ n’est pas un chemin bordé de roses. Partout, les formateurs expriment leur mécontentement devant les plans de formation arrêtés et leur inquiétude sur la qualité de la formation qui en résultera. Ils sont en outre dépités et même humiliés de se retrouver écartés de la conception de ces plans. Dans les Conseils des ÉSPÉ, à l’image du Comité de suivi, leur place est marginale. Alors que sans eux, les ÉSPÉ ne « tourneraient » pas, ils ont le sentiment d’être ravalés au rang de simples exécutants. Leur expérience de ce métier, former des enseignants, est ignorée et parfois brutalement niée.

LC : Alors, l’affaire est « pliée » ? Irréversiblement ? D’après vous, les décisions prises dans ce dossier relèvent de l’erreur historique. Vous n’avez pas employé ce terme mais c’est clairement ce qui découle de votre propos. Une erreur de l’ampleur que vous suggérez, au cœur du cœur de la démarche de refondation, serait difficilement pardonnable. Les autres membres du GRFDE ont-ils un avis aussi tranché que le vôtre ? Et ne voyez-vous donc aucune lueur d’espoir, même à l’horizon ? Aucun rattrapage possible ? Quelle pourrait être la prochaine étape ?

AO : Le GRFDE a intitulé l’un de ses premiers textes : « Concours en fin de M1 : la refondation de l’école de la République compromise ». Dans un autre de ses textes, il appelait le ministre à « saisir la main que lui tend l’Histoire » et à réaliser la réforme de la formation qui s’impose plutôt que ce « compromis boiteux ». Oui, je crois que malheureusement, on peut le dire ainsi : la réforme de Vincent Peillon est une erreur historique.

Mais rien n’est irréversible. En ce début d’année universitaire, les défauts et les contradictions du dispositif ont commencé à apparaître. Des grèves des étudiants et des formateurs, très suivies, ont eu lieu à Toulouse et à Marseille. Les personnels et étudiants de l’ÉSPÉ d’Aquitaine se sont émus de la démission de l’administratrice provisoire et de plusieurs directeurs et se sont réunis dans des assemblées de 100 à 300 participants. Il se pourrait que, dans les semaines qui viennent, les formateurs expriment plus collectivement leur mécontentement. Et puis, le concours au milieu du master n’est pas inscrit dans la loi. Changer de dispositif, par exemple pour mettre le concours à l’issue de la licence, ne présente pas de difficulté juridique. C’est seulement une question de volonté politique. Il est clair toutefois que, si les formateurs ne s’expriment pas collectivement et avec suffisamment de force, le pouvoir n’a aucune raison de changer profondément quoi que ce soit. L’avenir est entre leurs mains.  

Fin

Propos recueillis par Luc CédelleRampe4

Formation des enseignants : éspé, espoirs et désespoirs … (4/4 – Fin)

Création de lumière. Gustave Doré
Création de lumière. Gustave Doré

Quatrième et dernière partie de notre entretien avec André Ouzoulias. Pour lire ce qui précède, voici les liens pour la première partie, la deuxième et la troisième.

Professeur agrégé honoraire de philosophie, Université de Cergy-Pontoise (ex-IUFM), directeur de la collection Comment faire ? (coédition CRDP de l’Académie de Versailles-Retz), cofondateur du Groupe Reconstruire la formation des enseignants (GRFDE).

André Ouzoulias
André Ouzoulias

LC : Au fil de notre entretien, m’apparaît une sorte de mystère sur lequel je bute. Mais peut-être est-il dû au fait que, éloigné du suivi au jour le jour de l’actualité éducative, j’ai manqué quelques épisodes ? Auquel cas vous allez m ‘éclairer facilement. Ce mystère, c’est que j’identifie mal la genèse des décisions prises. Le GRFDE, ce Groupe reconstruire la formation des enseignants auquel vous appartenez, rassemble quand même une grande partie des personnalités impliquées dans la formation des enseignants et ayant misé sur la « refondation ». A priori, vous étiez les mieux placés pour faire valoir votre point de vue dès le départ de la concertation en 2012. Alors que s’est-il passé ? Comment la balance a-t-elle penché du côté qui, de votre point de vue, n’est pas le bon ?

AO : Il faut bien voir que le GRFDE n’existe pas « dès le départ de la concertation » en 2012. Il se crée vers la mi-septembre, alors que les principales orientations sont déjà arrêtées dans l’esprit de Vincent Peillon. Et la constitution de ce groupe se veut aussi une réponse à ces orientations que les signataires jugent néfastes. Trop tard assurément. Mais voyons aussi que cette réforme est le fruit d’une méthode : Vincent Peillon voulait aller vite et il a organisé une concertation limitée « au sommet » de la pyramide.

Qui a fait pencher la balance ? En fait, il n’y a guère de mystère. Le dispositif de Vincent Peillon se situe au point de convergence de deux grandes forces : les craintes d’un grand nombre d’universitaires travaillant dans les UFR (unités de formation et de recherche) d’une part et les convictions de Bercy sur le coût d’un projet alternatif, d’autre part. Ceci dans un contexte où les syndicats d’enseignants ne présentaient pas un front uni pour défendre un autre projet et où plusieurs d’entre eux, et non des moindres, soutenaient, bon gré mal gré, la place du concours en M1.

LC : C’est un peu troublant ce que vous venez d’exposer là…  En substance, vous m’expliquez donc que les universitaires, SNESUP-FSU en tête, ont adopté au nom de la préservation du savoir académique une position essentiellement dictée par la volonté de garder suffisamment d’étudiants dans leurs filières – mais parfaitement contraire aux intérêts des futurs enseignants et à la qualité de leur formation, du moins telle que vous la concevez. Il est bien loin, le temps où vous manifestiez ensemble en vous donnant du « chers collègues »…

AO : D’abord, n’oubliez pas que de nombreux signataires du programme du GRFDE sont membres du SNESUP-FSU. Je suis moi-même un de ses adhérents. Personne, à ma connaissance, n’y soutient l’idée du concours en M1. Qu’en son sein, il n’y ait pas unanimité pour un concours en M2, qui est le mandat du congrès du SNESUP de 2012, ce n’est pas non plus un secret. Les adhérents sont en fait partagés entre concours en fin de licence et concours en fin de M2. Le concours en fin de M2 a sa logique : assurer un recrutement à l’issue du master, en le décalant de deux ans par rapport au dispositif d’avant 2009, pour marquer l’élévation du niveau de formation.

Cela ne préjuge d’ailleurs pas de la manière dont se déroule la formation au sein du master puis lors de l’année de stage qui suit. Sur ce point, beaucoup de partisans du concours en M2 au sein du SNESUP partagent avec le GRFDE l’idée que la formation doit adopter d’emblée le mode de l’alternance et bénéficier d’emblée aussi de l’encadrement d’équipes pluricatégorielles. Ils plaident également, comme le GRFDE, pour une formation qui se développerait de façon plus progressive, par exemple avec des modules de préprofessionnalisation en licence.

Quant aux craintes de beaucoup de nos collègues universitaires devant le scénario du concours en fin de licence, n’en sous-estimez pas la réalité. Ne les réduisez pas à des logiques de marché où il s’agirait de « se garder » un public d’étudiants. Maintenir une formation de haut niveau disciplinaire pour tous les enseignants est une préoccupation légitime. Je crois qu’il y a un travail d’information à faire pour convaincre l’ensemble des universitaires que, dans le scénario du concours à l’issue de la licence, leur rôle est crucial, durant les trois années de formation qui suivent le concours, au service d’une formation de haut niveau, académique et pédagogique.

LC : D’autre part et comme vous l’avez indiqué précédemment, le SNUIPP-FSU, syndicat des enseignants du primaire disposant lui aussi d’une majorité relative, a lui-même demandé et obtenu un concours en M1. Comment concevoir que le syndicat majoritaire chez les « instits » ait mis en avant, toujours si l’on vous suit, une revendication néfaste à la formation initiale de leurs futurs collègues ? Décidément, le mystère s’épaissit…

AO : Pour moi aussi, c’est un peu mystérieux, d’autant que, il n’y a pas si longtemps, le SNUIPP défendait plutôt, si je ne me trompe, un concours placé à l’issue de la licence. Je crois cependant qu’il a finalement pris cette position parce qu’il craignait que le concours en fin de licence comporte des risques de déclassement. Et c’est vrai qu’ainsi, si l’on ne prend pas en compte les trois années de formation qui suivent, cela pourrait être regardé comme un retour en arrière, à l’avant 2009, quand le concours se passait à l’issue de la licence. Il y avait peut-être aussi l’idée, parmi les dirigeants du SNUIPP, de se rapprocher des autres syndicats de la FSU qui demandaient majoritairement un concours en fin de M2.

Henri Jules Geoffroy, tableau "La classe des petits" (détail) au ministère de l'éducation.
Henri Jules Geoffroy, tableau « La classe des petits » (détail), Ministère de l’éducation.

LC : Les syndicats majoritaires, aussi bien du primaire que du supérieur, semblent donc avoir pesé dans les décisions prises. Mais qu’en est-il du Groupe reconstruire la formation des enseignants ? A-t-il au moins été entendu ? Le GRFDE est-il aujourd’hui ou non un interlocuteur du gouvernement dans cette affaire ? Et s’il ne l’est pas, pourquoi ?

AO : Non, on ne peut pas dire que le GRFDE soit considéré comme un interlocuteur par le gouvernement. Une délégation du GRFDE a été reçue par le cabinet de Vincent Peillon et par Daniel Filâtre pour celui de Geneviève Fioraso en décembre 2012, mais c’est tout. Les membres des deux cabinets présents ont écouté poliment les délégués du GRFDE. Ils ont défendu le projet ministériel, notamment en soulignant l’importance de la formation didactique et sa place au concours…

À ce moment-là, le dispositif du concours en M1 était déjà arrêté au niveau ministériel alors que l’Assemblée nationale et le Sénat n’étaient pas encore saisis du projet de loi créant les ÉSPÉ. Du reste, les assemblées n’ont pas été amenées à débattre de la place du concours, le projet de loi restant étrangement muet sur ce chapitre pourtant crucial. Les responsables ministériels qui ont reçu le GRFDE n’ont pas voulu entendre un résumé de l’étude du GRFDE sur le coût des divers dispositifs. Celle-ci leur a été cependant remise en mains propres. Les responsables ministériels ont promis de la lire « avec intérêt »…

Le dernier texte du GRFDE, publié en juin 2013, est une lettre ouverte au Président de la République lui demandant de différer la mise en place des ÉSPÉ, telle qu’elle était prévue, et d’ouvrir une nouvelle concertation. Mais le GRFDE n’a eu qu’un accusé de réception de la part du cabinet de la Présidence.

Pourquoi en est-il ainsi ? Sûrement parce que le GRFDE pèse beaucoup moins qu’il ne faudrait…

LC : Peut-être avez-vous manqué de savoir-faire médiatico-politique ? Vous avez quand même quelques signatures de poids qui auraient dû vous permettre de vous faire entendre, quand d’autres font du « buzz » avec beaucoup moins. Et GRFDE, c’est quand même un peu ingrat comme dénomination, non ? Vous auriez pu vous appeler, je ne sais pas… les Tigres, les Crapauds, les Cobras, les Castors, enfin vous voyez ce que je veux dire…

tigreAO : Les Tigres ou les Cobras, ça fait peur ! Les crapauds sont des animaux fort utiles aux équilibres écologiques, mais ils ne sont pas très sexy. Il est sûrement possible de trouver un animal emblématique plus attirant, mais je ne suis pas sûr que cela clarifierait auprès du public ce qu’est et ce que veut le GRFDE.

L’entendrait-on mieux s’il s’appelait « Les Castors de la formation » ou le « Groupe Ferdinand Buisson » ? Je ne crois pas. Plus sérieusement, quel écho les médias ont-ils donné aux textes du GRFDE ? Ses textes ont été relayés par certains d’entre eux. Par exemple, Libération a publié un résumé de la lettre ouverte au Président de la République. L’Humanité a publié un entretien avec Didier Frydman, l’un des animateurs du GRFDE. Il y a eu plusieurs échos radio sur France Info et France Culture. Mais la diffusion de ces textes s’est faite surtout par le biais des sites spécialisés en matière d’éducation, comme le Café Pédagogique, qui accueille chaque jour plusieurs dizaines de milliers de visiteurs.crapaud

Malgré les difficultés, le GRFDE aurait-il pu mieux faire connaître ses positions ? C’est vrai qu’il semble de plus en plus difficile, pour les grands médias, de proposer à leurs lecteurs des articles fouillés sur la formation des enseignants. C’est une question complexe. Elle comporte des aspects techniques qui peuvent rebuter le lecteur. Votre blog est l’un des rares, avec ceux de Sylvestre Huet et de Véronique Soulé, à oser entrer dans le détail des choses et à le faire avec rigueur et clarté.

LC : Un « comité de suivi de la réforme de la formation des enseignants », de 24 membres, a été installé il y a quelques semaines, le 29 novembre 2013 par Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale et Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Ce comité de suivi compte dans ses rangs des personnalités dont l’ancienneté, l’engagement et la compétence sur ce dossier sont établies, je pense par exemple à son président, Daniel Filâtre, recteur de l’académie de Grenoble ou à Gilles Baillat, président de l’université de Reims… En revanche, je n’ai pas identifié dans la liste un seul membre du GRFDE. Sommes-nous en présence de deux « lignes » incompatibles et qui s’affrontent en coulisses ?

AO : Le comité de suivi est présidé par Daniel Filâtre. Or, il a été le responsable n° 1 de la conception de cette réforme pour le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Il était le principal interlocuteur, côté ministères lors de la rencontre entre membres des cabinets et délégation du GRFDE. Dans cette position de président du Comité, il est donc juge et partie. Gilles Baillat a été directeur d’IUFM et président de la conférence des directeurs d’IUFM (CDIUFM). Mais il n’a pas manifesté publiquement d’opposition au dispositif actuel, jouant plutôt une musique de l’aménagement à la marge.

Quant aux autres membres, ils se répartissent entre 7 représentants de l’employeur (recteur, DASEN, IPR, IEN, DRH, directeur de l’ESEN, directeur du CNED…), 5 représentants des syndicats d’enseignants et 1 de l’UNEF, 8 représentants de l’université, 2 professeurs d’École Normale Supérieure et 3 enseignants-chercheurs intéressés dans leur champ de recherche par la formation des enseignants, une représentante de l’AFEV, etc.

À ma connaissance, aucun de ces membres ne travaille de manière permanente dans une ÉSPÉ, mis à part la représentante du SNESUP, celle du SGEN et Jacques Ginestié, administrateur de l’ÉSPÉ d’Aix-Marseille, où une forte mobilisation des étudiants et des formateurs, mécontents de la manière dont se met en place le master, a eu lieu en décembre 2013. Bref, les recommandations du Comité sont écrites d’avance. Il est certain qu’il ne demandera pas aux ministres de changer d’orientation. On aura tout au plus quelques conseils donnés aux universités et aux ÉSPÉ pour « ajuster le tir ».

Achab contre les Araméens, Gustave Doré
Achab contre les Araméens, Gustave Doré

Autrement dit, oui, nous sommes en présence de deux « lignes » difficilement compatibles. Mais elles ne s’affrontent nullement en coulisses, ni, hélas publiquement et, si ce débat n’a pas lieu, ce n’est pas le fait des opposants à cette réforme. Beaucoup de ceux qui ont combattu avec pugnacité la réforme Darcos-Chatel n’adhèrent pas davantage à cette nouvelle cote mal taillée : la réforme que beaucoup défendaient a été rejetée sans avoir été discutée.

Et il n’est pas vrai, comme on l’entend, repris en boucle, que « la formation professionnelle a été rétablie ». C’est notamment ce que j’ai voulu montrer dans cet entretien. En fait, la montagne a accouché d’une souris : on est pratiquement revenu à la situation qui prévalait avant la réforme Darcos : une année de préparation au concours suivie d’une année de stage, mais avec une décharge de 50 % au lieu de 60 à 66 % avant 2009 et avec l’exigence d’un mémoire de recherche en M2, l’alternance est compromise.

Quant à l’avenir, on voit bien, aujourd’hui encore, que la mise en place des ÉSPÉ n’est pas un chemin bordé de roses. Partout, les formateurs expriment leur mécontentement devant les plans de formation arrêtés et leur inquiétude sur la qualité de la formation qui en résultera. Ils sont en outre dépités et même humiliés de se retrouver écartés de la conception de ces plans. Dans les Conseils des ÉSPÉ, à l’image du Comité de suivi, leur place est marginale. Alors que sans eux, les ÉSPÉ ne « tourneraient » pas, ils ont le sentiment d’être ravalés au rang de simples exécutants. Leur expérience de ce métier, former des enseignants, est ignorée et parfois brutalement niée.

LC : Alors, l’affaire est « pliée » ? Irréversiblement ? D’après vous, les décisions prises dans ce dossier relèvent de l’erreur historique. Vous n’avez pas employé ce terme mais c’est clairement ce qui découle de votre propos. Une erreur de l’ampleur que vous suggérez, au cœur du cœur de la démarche de refondation, serait difficilement pardonnable. Les autres membres du GRFDE ont-ils un avis aussi tranché que le vôtre ? Et ne voyez-vous donc aucune lueur d’espoir, même à l’horizon ? Aucun rattrapage possible ? Quelle pourrait être la prochaine étape ?

AO : Le GRFDE a intitulé l’un de ses premiers textes : « Concours en fin de M1 : la refondation de l’école de la République compromise ». Dans un autre de ses textes, il appelait le ministre à « saisir la main que lui tend l’Histoire » et à réaliser la réforme de la formation qui s’impose plutôt que ce « compromis boiteux ». Oui, je crois que malheureusement, on peut le dire ainsi : la réforme de Vincent Peillon est une erreur historique.

Mais rien n’est irréversible. En ce début d’année universitaire, les défauts et les contradictions du dispositif ont commencé à apparaître. Des grèves des étudiants et des formateurs, très suivies, ont eu lieu à Toulouse et à Marseille. Les personnels et étudiants de l’ÉSPÉ d’Aquitaine se sont émus de la démission de l’administratrice provisoire et de plusieurs directeurs et se sont réunis dans des assemblées de 100 à 300 participants. Il se pourrait que, dans les semaines qui viennent, les formateurs expriment plus collectivement leur mécontentement. Et puis, le concours au milieu du master n’est pas inscrit dans la loi. Changer de dispositif, par exemple pour mettre le concours à l’issue de la licence, ne présente pas de difficulté juridique. C’est seulement une question de volonté politique. Il est clair toutefois que, si les formateurs ne s’expriment pas collectivement et avec suffisamment de force, le pouvoir n’a aucune raison de changer profondément quoi que ce soit. L’avenir est entre leurs mains.  

Fin.

Pour en faciliter l’accès et le partage, l’ensemble des 4 volets de cet entretien sera présenté à partir du mercredi 15 janvier dans un billet unique.

Propos recueillis par Luc CédelleRampe4

 

Formation des enseignants : éspé, espoirs et désespoirs … (2/4)

Paris, 2009
Paris, 2009

Deuxième partie de notre entretien avec André Ouzoulias. Pour qui l’aurait «ratée », la première partie est ici.

Professeur agrégé honoraire de philosophie, Université de Cergy-Pontoise (ex-IUFM), directeur de la collection Comment faire ? (coédition CRDP de l’Académie de Versailles-Retz), cofondateur du Groupe Reconstruire la formation des enseignants (GRFDE).

LC : Cela fait quinze ans que j’entends répéter partout, sauf chez les défenseurs acharnés du « tout disciplinaire », qu’il faut cesser de recruter des profs sur de seuls critères académiques, que la seule maîtrise d’une discipline ne suffit pas à faire un bon enseignant et que la clé du renouveau est précisément de « professionnaliser les concours »…  Je croyais les camps bien délimités, et voilà que [dans la partie 1 de l’entretien] vous dénoncez comme « une grave erreur » le fait de vouloir donner une coloration professionnelle aux concours !  Vous y voyez même un encouragement à « répéter une sorte de catéchisme ». C’est un peu le monde à l’envers, non ? Alors, les notions de déontologie du métier, d’histoire de l’école, de connaissance de l’institution, etc… tout cela relève pour vous du « catéchisme » ?

André Ouzoulias
André Ouzoulias

AO : Bien sûr, il y a des connaissances et des valeurs en matière d’éducation qui font consensus. Ce que vous citez : déontologie du métier, histoire de l’école, connaissance de l’institution peuvent légitimement s’enseigner et — vous avez raison — s’évaluer à un concours, car ce sont des connaissances et des valeurs partagées. On pourrait même préciser encore : la connaissance de la laïcité (la loi de 1905, les valeurs portées par cette conception de la vie collective , l’histoire de la laïcité à l’école), la sociologie de l’éducation, l’éducation comparée…

Il est vrai qu’il n’y avait pas que la didactique dans les épreuves des concours d’avant 2009. Même si elle avait une grande importance, notamment pour le concours des PE, le candidat devait avoir un minimum de « culture pédagogique générale ». Mais il me paraît fondamental de distinguer entre de telles connaissances et les discours didactiques qui se présentent, eux, comme des prescriptions : « il ne faut pas faire ceci, il faut s’y prendre comme cela », là où, en fait, il n’y a pas de consensus mais des débats, parfois vifs, entre des approches différentes.

Quant au discours selon lequel le renouveau passe par la « professionnalisation des concours », il pèche par excès de simplicité et par naïveté. Excès de simplicité : il confond concours et recrutement. Imaginons que le concours se fasse sur critères académiques après la licence et donne accès à une école professionnelle, ce qui est le cas de la plupart des écoles professionnelles supérieures. Supposons qu’il ouvre sur une formation qui nécessite l’obtention progressive d’un master dans lequel il y a, dès le début, des stages pratiques. Si cette formation se conclut par un certificat d’aptitude pratique… alors le recrutement véritable se fait à cette étape, à l’issue d’un processus graduel – j’insiste sur ce terme – qui permet de réorienter, assez tôt dans la formation, des lauréats qui montreraient des difficultés  importantes d’adaptation au métier.

LC : Donc, si je vous suis bien, le « processus graduel » que vous suggérez aurait pour première conséquence que la réussite au concours ne se traduirait pas par un « recrutement véritable ». Il y aurait donc un découplage concours/recrutement. Le concours, purement académique, n’étant plus dans ce schéma qu’une première étape. Mais quel serait alors le statut des lauréats ? Et que faire de ceux, parmi eux, qui seraient finalement recalés à l’étape professionnelle ?

Disons plutôt que le « couplage » se ferait entre certification finale et recrutement. Le statut des lauréats, pendant le master, pourrait s’inspirer de celui des normaliens des Écoles normales supérieures, celui d’élève-professeur. Mais je crois qu’on pourrait aussi imaginer une solution originale qui protège les lauréats sans rendre leur recrutement automatique. Cela ne changerait rien aux statuts des enseignants-stagiaires en troisième année de formation. Quant à ceux — a priori très peu nombreux — qui ne seraient pas en mesure de s’adapter aux exigences du métier au début du master, le processus graduel auquel je pense devrait comporter pour eux des dispositifs d’aide et de réorientation.

La validation des stages constitue donc ici un élément décisif de l’évaluation du master et de la délivrance du diplôme et ainsi est assise institutionnellement cette idée juste que « la seule maîtrise d’une discipline ne suffit pas à faire un bon enseignant ». Encore ne faut-il pas opposer ces deux dimensions, académique et pédagogique, qui doivent s’articuler tout au long de la formation. On ne fait jamais du « mieux pédagogique » en minorant la culture disciplinaire du professeur, y compris et peut-être surtout celle du PE (professeur des écoles).

LC : Et la « naïveté », que vous prêtez à cette idée du « concours professionnel » ?

Oui, les défenseurs du « concours professionnel » font également preuve de naïveté : ils pensent que des épreuves écrites et orales bien conçues peuvent donner à voir les premières capacités professionnelles des candidats. On ne comprend pas comment ces capacités peuvent se développer dans l’année précédant le concours alors même que celle-ci ne comporte pas de stages pratiques conséquents. À moins de ne juger que de capacités plus générales à communiquer avec un jury, mais on en revient à un concours plus classique quand il évalue cela au cours des épreuves orales.

En outre, la thèse du « concours professionnel » se berce d’illusions : comment être certain que le candidat qui présente devant le jury une leçon fictive pour des élèves virtuels fera un bon enseignant ? Dans sa prestation, il n’y a pour l’essentiel que des capacités discursives et il n’est pas certain, loin de là, que les meilleurs dans cet exercice (auquel on peut s’entraîner) fassent les meilleurs enseignants dans la classe, au contact d’élèves en chair et en os. Ce n’est pas la même chose de dire ce qu’il faut faire et de pouvoir le faire dans des conditions réelles.

Enfin, le candidat doit dire ce qu’il croit que le jury attend de lui, laissant éventuellement place à l’hypocrisie… Le jury observe-t-il un futur enseignant ou un candidat qui n’a qu’une idée en tête : réussir le concours en tenant du mieux possible le rôle auquel il s’est préparé ? À tous points de vue, le « concours professionnel » est l’exemple même de la fausse bonne idée.

Remarquons au passage que, pour la formation des PE, on revient aujourd’hui à ce modèle d’avant 2009 : dans la réforme Peillon, on a repris l’idée d’un concours à coloration professionnelle au milieu des deux années de formation. Mais on a sérieusement aggravé les défauts du dispositif en augmentant énormément la dose de professionnel dans les épreuves de beaucoup de concours (environ 80 % de la note finale pour les PE dans les épreuves orales !), redonnant ainsi plus de force à la dérive vers la dogmatisation de la didactique. Les épreuves professionnelles du concours sont un piège pour la didactique. Elle croit être ainsi valorisée et institutionnalisée. Mais elle y perd son âme. Et les critiques des antipédagogistes à l’égard de la didactique ne sont pas sur le point de s’éteindre.

Recherche de la vérité

LC : La professionnalisation des concours, une fausse bonne idée… C’est votre position personnelle ou celle du GRFDE, dont je ne voulais pas que l’on parle tout de suite ? Mais au point où on en est, rappelons aussi en quelques mots ce qu’est ce « Groupe reconstruire la formation des enseignants »…

AO : Je ne parle pas ici au nom du GRFDE. Mais étant l’un de ses cofondateurs, il m’est agréable de répondre. Dans son texte programmatique, intitulé « Reconstruire la formation des enseignants », le GRFDE plaide pour un concours à l’issue de la licence, sur critères académiques et donnant accès à une formation dans une école professionnelle supérieure d’une durée de 3 ans. Cette position ne m’est donc pas propre.

Et maintenant qu’est-ce donc que le GRFDE ? Créé en septembre 2012, à la fin de la concertation nationale sur la formation des enseignants organisée par le ministère, il réunit aujourd’hui 250 chercheurs, formateurs et militants pédagogiques Il a été créé par des animateurs de la Coordination nationale formation des enseignants (CNFDE) qui avait émergé en janvier 2009 pour favoriser la mobilisation contre la réforme de Xavier Darcos.

Paris, 2009
Paris, 2009

LC : Coordination dont – je le rappelle car vous n’alliez pas le faire vous-même – vous étiez un pilier… Mais quand vous indiquez que ce groupe compte 250 membres, ce n’est pas forcément très parlant. Certains sont des gens connus. Pouvez-vous citer quelques noms ?

AO : Ce que vous me demandez là est embarrassant. Notre démarche a un caractère collectif. Tous les signataires sont égaux.

L.C : Alors, je vais le faire à votre place, sous ma responsabilité… Je n’en citerai que quelques uns, par ordre alphabétique et sans développer leurs titres ou mandats : Jean-Louis Auduc, Élisabeth Bautier, Serge Boimare, Rémi Brissiaud, Catherine Chabrun, François Dubet, Roland Goigoux, Sylvain Grandserre, Danièle Manesse, Philippe Meirieu, Patrick Rayou, Jean-Yves Rochex, Bernard Toulemonde, Vincent Troger, Philippe Watrelot, etc. Est-ce que je me trompe si j’ai l’impression qu’ils appartiennent, sur l’éducation, à la même famille de pensée ?

AO : Ils viennent d’horizons divers : chercheurs en didactique des disciplines, en psychologie, en sciences de l’éducation, praticiens-formateurs et formateurs permanents des IUFM (aujourd’hui des ÉSPÉ), militants pédagogiques, anciens cadres de l’Éducation nationale. Ils ont en fait des visions diverses de la pédagogie et sont loin d’être d’accord sur tous les sujets concernant l’école. S’ils se sont réunis dans ce groupe, c’est d’abord parce que tous étaient opposés à la réforme Darcos-Chatel. Ils ont soutenu l’idée qu’« enseigner est un métier qui s’apprend » et, au moment où il fallait miser sur la refondation de la formation, indispensable pour sortir du marasme, ils se sont retrouvés sur ce que cela devait signifier dans les grandes lignes.

LC : Il y a pourtant des limites à la représentativité du GRFDE. Sur ce thème, je peux reprendre ma question à l’envers : qui n’en fait pas partie ? Je n’ai pas vu, par exemple,  de syndicalistes dans la liste de signataires.

AO : Détrompez-vous. Un très grand nombre des signataires sont adhérents ou militants des syndicats du supérieur et de diverses organisations du syndicalisme enseignant. Il est vrai cependant qu’on ne retrouve pas parmi les signataires les dirigeants nationaux de plusieurs syndicats comme c’était le cas avec la pétition 100 000 voix pour la formation des enseignants lancée en janvier 2010 par des animateurs de la CNFDE. Mais obtenir l’adhésion des organisations syndicales au GRFDE n’est pas son objectif. Il affirme vouloir contribuer à la réflexion de tous les acteurs des décisions dans le domaine de la formation des enseignants.

Et en intervenant régulièrement dans le débat public, il ne désespère pas de faire évoluer les positions des uns et des autres, notamment sur la place du concours, qui conditionne vraiment beaucoup de choses. Ainsi, après avoir publié en septembre 2012 un programme qui dessine une formation en alternance, de haut niveau académique et pédagogique, d’une durée importante (trois ans), rémunérée et diplômante (obtention d’un master), le GRFDE a publié depuis lors une dizaine de textes que l’on peut retrouver sur site son site. On y lira notamment des critiques sévères de la réforme Peillon.

LC : Nous y voilà. Vous connaissez la réputation des enseignants version « café du commerce » : jamais contents, toujours en train de récriminer… Des critiques sévères, dites-vous. Mais vous venez déjà d’en porter une, contre des concours de professeurs des écoles que vous trouvez à trop forte coloration professionnelle. Qu’allez-vous sortir de votre chapeau maintenant ?

AO : « Sortir de mon chapeau » voudrait dire que ces critiques seraient gratuites, dictées par la mauvaise foi ou le désir de contester à tout prix. Or ce n’est pas du tout le cas, et le parcours des membres du GRFDE serait en lui-même suffisant pour en témoigner. Et le GRFDE n’est pas le seul à le dire : il existe dans la réforme actuelle un énorme défaut, contre lequel il n’a cessé, jusqu’à présent en vain, de mettre en garde ses concepteurs. Il s’agit de la place des concours dans le cursus de formation. En effet, les candidats aux divers métiers de l’enseignement doivent disposer d’un master, qui comporte deux années d’études après la licence. Pour passer le concours, il suffit d’être inscrit en première année (M1), le concours n’étant validé, à la fin de la seconde année (M2), que si le candidat atteste, bien sûr, de l’obtention du master complet. Les épreuves se déroulent au cours de cette même première année, épreuves écrites en mars, épreuves orales entre avril et juin.

Il faut souligner ici que, sur le plan légal, ce dispositif diminue d’une année — et c’est un comble pour un gouvernement de gauche ! — la durée de la formation initiale.

LC : Comment cela ?

Dans le dispositif hérité de Xavier Darcos et Luc Chatel, la formation initiale durait légalement trois ans, deux années de master et une année de stage, la formation se terminant à bac + 6. Certes, on l’a déjà dit en parlant du compagnonnage, le terme de stage est à prendre ici dans son acception purement administrative. Mais on pouvait imaginer que la réforme consiste en particulier à rétablir une année de stage avec un temps des service réduit pour les stagiaires. Or, avec le dispositif de Vincent Peillon, l’année de stage a été avancée et placée pendant le M2. Légalement et objectivement, il n’y a donc plus que deux années de formation initiale et celle-ci se termine à bac + 5.

LC : Vous êtes le seul à le dire !

Non, dans plusieurs textes sur le dispositif voulu par Vincent Peillon, le GRFDE a pointé cette diminution. C’est en quelque sorte le retour à l’ancien dispositif, celui d’avant la « mastérisation », avec les contraintes d’un master dont les exigences sont nécessairement revues à la baisse. Du reste, on peut légitimement se questionner sur la valeur ajoutée d’un tel master. Cette contradiction n’a pas non plus échappé à bien des syndicats.

A suivre

Propos recueillis par Luc CédelleRampe4

Formation des enseignants : éspé, espoirs et désespoirs … (1/4)

Manif IUFM Paris 1

Entretien avec André Ouzoulias

Professeur agrégé honoraire de philosophie, Université de Cergy-Pontoise (ex-IUFM), directeur de la collection Comment faire ? (coédition CRDP de l’Académie de Versailles-Retz), cofondateur du Groupe reconstruire la formation des enseignants (GRFDE).

Vincent Peillon, sur le sujet, crucial pour sa « refondation », de la formation initiale des enseignants fait-il fausse route ? C’est ce que pense une figure du milieu des formateurs, André Ouzoulias, qui a été aussi un des animateurs les plus en vue du mouvement de 2009 contre la réforme Darcos-Chatel. Et il est loin d’être seul à le penser, même si la plupart des critiques, contrairement aux siennes, s’expriment jusqu’à présent sur un mode feutré.

Complexe, jargonnant avec sa forêt de sigles et d’acronymes, au centre d’intérêts et de visions fortement divergentes, le sujet « formation des enseignants » est un des plus difficiles à traiter par les médias. Cela rendait d’autant plus utile cet entretien approfondi, pour lequel nous avons pris le temps d’un échange posé et suivi, publié sur ce blog en quatre parties, dont le présent billet est la première.

Que l’on partage ou non l’analyse particulièrement sévère d’André Ouzoulias, ses arguments, exprimés avec l’élégance de pensée qu’on lui connaît, ont du poids et contribuent à la réflexion collective, qui n’est pas terminée, sur ce dossier. Afin de démarrer sur de bonnes bases, nous commençons ici par un retour en arrière, sorte de « résumé des chapitres précédents ». Bonne lecture. L.C.

la machineLC : On lit un peu partout aujourd’hui, en résumé, que la formation initiale des enseignants, supprimée par Xavier Darcos en 2009, a été rétablie cette année par Vincent Peillon. Cette vision à la fois schématique et « heureuse » ne vous convient sans doute pas. Mais revenons un instant à l’étape antérieure : cette formation initiale était-elle vraiment « supprimée » ? Le propos de Xavier Darcos était de remplacer une formation en IUFM, très contestée, par une formation « par les pairs », un « compagnonnage » sur le terrain. Cela n’avait donc pas été fait ?

André Ouzoulias
André Ouzoulias

AO : Pour certains de vos lecteurs, qui ne connaissent pas forcément dans le détail les modalités de formation des enseignants qui se sont succédé ces dernières années, il faut même revenir à l’épisode précédent : la mise en place des Instituts universitaires de formation des maîtres, les IUFM.

Créés en 1991, ils visent notamment à instituer une formation pédagogique pour tous les enseignants, tout particulièrement ceux du secondaire qui, jusque-là, n’en bénéficiaient pas vraiment. La formation pédagogique en alternance des instituteurs en école normale sert de modèle pour les nouveaux professeurs certifiés. Simultanément, le niveau de recrutement des enseignants du primaire est alors déplacé de la deuxième année d’études supérieures à la troisième, soit du DEUG à la licence. Un nouveau corps, celui de « professeur des écoles » (PE), est créé et sa carrière alignée sur celle des certifiés.

La formation se déroule ainsi : après la licence, les étudiants qui se destinent au métier d’enseignant peuvent être admis sur dossier en 1re année d’IUFM pour préparer l’un des concours : CAPES (enseignement secondaire général), CAPEPS (éducation physique et sportive), CAPLP (enseignement dans les lycées professionnels), CRPE (professeurs des écoles)… S’ils le réussissent, ils obtiennent le statut de professeur-stagiaire, qui leur donne une première rémunération. Durant cette seconde année, organisée par l’IUFM, ils bénéficient d’une formation en alternance où la période de stage en pleine responsabilité représente, selon les métiers, 33 % à 40 % de l’obligation de service des titulaires. Par exemple, alors que le professeur certifié « doit » 18 h devant élèves, le stagiaire ne « doit » que 8 h. Le reste du temps, il participe à des modules de formation organisés par l’IUFM, dont les objectifs sont divers : apports disciplinaires et didactiques, compréhension des grands enjeux de l’éducation, préparation des stages, analyse de ces expériences en situation puis à distance, etc.

La réforme de 1991 donne aussi une coloration professionnelle au concours : dès sa préparation, outre l’acquisition des connaissances disciplinaires (toujours évaluées au concours), les futurs enseignants sont ainsi conduits à s’intéresser aux recherches en psychologie des apprentissages, en didactique et en pédagogie, à l’histoire de l’école, à l’histoire et à l’épistémologie des disciplines solaires… Les auteurs de la réforme ont cherché ainsi un équilibre entre les différentes dimensions de la formation. Ils ont voulu garantir à tous les enseignants un premier socle disciplinaire et pédagogique lié à une formation initiale de deux années : l’année 1 étant celle de la préparation du concours, et l’année 2, dite « de stage », celle de la formation en alternance.

Cet ancien dispositif pouvait être amélioré, notamment en augmentant d’une année la durée du stage. Mais il donnait aux futurs enseignants une véritable expérience de la classe, au sein des équipes d’établissements, au contact à la fois des pairs et des formateurs du « terrain » (maitres-formateurs et conseillers pédagogiques) c’est-à-dire d’enseignants expérimentés.

Galerie des portraits d'anciens ministres, escalier du ministère de l'Education
Galerie des portraits d’anciens ministres, escalier du ministère de l’Education nationale

On en est là quand, en juin 2008, Nicolas Sarkozy et Xavier Darcos annoncent la réforme de la formation, dite de la « mastérisation ». Les nouveaux enseignants devront avoir un master. Ce faisant, le Président et son ministre donnent satisfaction aux syndicats qui demandaient cette élévation du niveau de recrutement depuis plusieurs années…

Finalement, le dispositif retenu est le suivant : les étudiants doivent obtenir un master, ce qui équivaut à deux années de formation universitaire après la licence. Il peut s’agir des « masters recherche » ouverts par les Unités de formation et de recherche (UFR) « disciplinaires » ou de « masters enseignement, éducation et formation » (MEEF) ouverts par les IUFM. Contrairement à ce qu’ont clamé avec une jubilation non dissimulée le président Sarkozy et son ministre de l’époque, ces derniers ne sont pas supprimés, chaque IUFM restant intégré dans une université ce qu’avait établi la réforme Fillon de 2005. Mais il est vrai que leur géométrie se replie peu ou prou sur la formation des PE, des PLP et des CPE, la formation des profs de collège et lycée revenant pour l’essentiel à l’université.

Les étudiants passent le concours au cours de la seconde année de master et sont déclarés lauréats sous condition d’obtenir finalement le diplôme du master. La coloration professionnelle du concours est moins importante. Mais les étudiants doivent tout à la fois préparer un concours, obtenir un master et, dans ce cadre, produire une recherche – la barque menace de couler.

L’autre bouleversement concerne l’année post-concours. Les lauréats ont l’obligation de faire la classe à temps plein. Ils touchent alors leur première rémunération, pratiquement identique à celle des stagiaires du dispositif précédent, qui étaient pourtant déchargés pour 60 à 66 % du temps de service. L’alternance est supprimée. Toute la formation est censée avoir été prodiguée en amont, durant la licence et le master. Or, dès 2010, plus de la moitié des lauréats sont issus de masters dans lesquels il n’y a pas une once de formation pédagogique et le plus souvent aucun stage en établissement. Un très grand nombre de débutants découvrent ainsi les élèves et le métier le premier jour de leur année post-concours !

LC : Ce qui explique la levée de boucliers qui a précédé et accompagné ce nouveau système, derrière le slogan fédérateur « Enseigner est un métier qui s’apprend »…

Tout à fait ! Mais malgré la mobilisation de toute la profession, Xavier Darcos maintient son dispositif en expliquant que l’année post-concours est une véritable année de formation, grâce au « compagnonnage » des débutants avec leur tuteur. Celui-ci est un enseignant expérimenté. Dans le secondaire, il est désigné par l’inspecteur. Ce tuteur doit donner des conseils pour organiser une progression, préparer les cours, conduire la classe et faire respecter la discipline scolaire, élaborer les consignes, évaluer les élèves, etc. Il est invité à ouvrir sa classe à l’observation du débutant. Quand ce tutorat peut se mettre en place, ce qui est loin d’être toujours le cas, on espère que les débutants sauront bientôt « faire le travail » grâce à la transmission des savoir-faire des plus expérimentés aux plus novices durant cette année.

Mais c’est un abus de langage de parler de compagnonnage. Il n’y a qu’un tutorat plus ou moins serré. Et pratiquement toute la formation professionnelle est limitée à celle du tuteur. Aussi compétent soit-il à titre personnel, et sans heures spécifiques pour assurer ce « compagnonnage », la formation se trouve réduite aux recettes pratiques qu’il transmet, parfois sans trop de discussion, et dans un temps d’autant plus contraint que les stagiaires exercent à temps plein. Ce dispositif aboutit plus à conformer qu’à former. Sont alors évacuées la dimension réflexive et critique de la formation et son insertion dans un horizon social et politique ainsi que dans le collectif de travail qu’est l’équipe pédagogique.

Le compagnonnage est une modalité de formation très intéressante, mais il exige une longue période de travail en commun du duo maître-apprenti, ce qui est loin d’être le cas ici.

Supposons toutefois qu’on puisse mobiliser un tel dispositif de formation pour les enseignants, par exemple pendant deux ans. Cela ne saurait suffire. Les débutants ont aussi besoin d’analyser collectivement, entre pairs, leur expérience pratique. Ces analyses doivent pouvoir s’enrichir des éclairages apportés par les didactiques, la psychologie, l’histoire de la pédagogie, les sciences de l’éducation… Ils doivent pouvoir observer des pratiques diverses et rencontrer des pairs divers. Ils doivent être amenés à expérimenter des pratiques et à rédiger un mémoire de recherche, etc. Bref, le modèle pertinent est celui de l’alternance, modèle qui, soulignons-le, prévaut dans toutes les formations de haut niveau : médecins, ingénieurs, magistrats, etc.

Luc Chatel en 2011
Luc Chatel en 2011

Dans le dispositif de Xavier Darcos, avalisé et mise en œuvre par Luc Chatel, on est loin de cela. Ces deux ministres ont bien supprimé la formation en alternance rémunérée qui fonctionnait depuis 1991. Ils lui ont substitué un service à temps plein avec le maigre soutien d’un tuteur. Y a-t-il là un parti pris idéologique, à l’unisson avec les discours des antipédagogistes ? Ce n’est même pas sûr. Il fallait supprimer des milliers de postes d’enseignants sans émouvoir l’opinion publique. La fin de la formation en alternance des débutants permettait d’en supprimer 15 000 sans effet visible pour les parents tout en se drapant dans le discours d’une « grande réforme de la formation qui élèvera le niveau de formation et de recrutement des futurs enseignants ». On a là un bel exemple de cynisme politique.

LC : Vous venez de parler d’un « dispositif qui aboutit plus à conformer qu’à former ». Mais c’était justement le thème – permanent, martelé, omniprésent – des critiques portées contre le système précédent, celui des IUFM. La critique, il faudrait plutôt dire l’exécration des IUFM a été en quelque sorte la pièce maîtresse du discours « antipédagogiste ». N’évacuez-vous pas cet aspect un peu vite ? En tant que journaliste, je peux vous dire que pour dix attaques virulentes qui nous parvenaient, on ne recevait pas forcément un seul texte en défense…

AO : Oui, c’est vrai, les formateurs des IUFM, qu’ils fussent chercheurs ou praticiens n’ont pas du tout défendu leur travail. Ils étaient persuadés que les critiques des antipédagogistes étaient ressenties par le public comme ils les percevaient eux-mêmes : caricaturales, mensongères, voire injurieuses chez les détracteurs les plus acharnés des IUFM. Songez que Jean-Paul Brighelli, sur son blog, appelait à « éradiquer le cancer des IUFM » ! Ne serait-ce pas s’abaisser que de répondre à ces pamphlets ? L’opinion pouvait-elle vraiment adhérer à cette campagne ? Pour les formateurs, leur pratique quotidienne plaidait pour eux. Mais, il aurait été bon qu’un collectif de formateurs des IUFM lance un appel pour réagir aux antipédagogistes et dénoncer leur caricature des IUFM.

Dans d’autres circonstances, d’autres professionnels qui se sont sentis mis en cause dans leur travail n’ont pas hésité à réagir collectivement. Ont également manqué des évaluations de la formation, réalisées par des structures indépendantes. Elles auraient pu contrebalancer cette propagande, au moins dans l’opinion éclairée et chez les enseignants eux-mêmes. Mais le courant antipédagogiste tenait le haut du pavé médiatique et institutionnel et, rétrospectivement, je crois que cela n’aurait guère changé le rapport des forces. Il y a tout de même eu la pétition 100 000 voix pour la formation des enseignants, rappelant qu’ « enseigner est un métier qui s’apprend ». Mais, significatif de ce rapport des forces, cette pétition n’a pas été médiatisée comme elle le méritait, alors qu’il est rare de voir des textes signés ainsi par tant de personnes en si peu de temps.

Ce que je dis là n’est cependant pas une forme d’adhésion à ce qu’était cette formation. Celle-ci souffrait de deux défauts constitutifs. D’abord, la formation post-concours était bien trop courte. Je l’ai déjà dit : il faudrait au moins deux années de formation en alternance ! Une année, c’est une situation minoritaire dans les formations supérieures en alternance. Les infirmières sont formées en trois ans en alternance après le concours. Trois ans, en plaçant le concours au niveau licence, c’est ce que propose le Groupe Reconstruire la Formation Des Enseignants, le GRFDE, qui regroupe 250 chercheurs et formateurs.

LC : Nous y viendrons, mais vous allez trop vite. Quel était l’autre « défaut constitutif » du système antérieur ?

AO : Le fait de donner au concours une forte coloration professionnelle était une grave erreur. Cela a conduit à construire un discours officiel sur la manière d’enseigner du point de vue didactique et pédagogique. Les épreuves écrites et orales sont en effet conçues, et c’est inévitable, de sorte qu’il y a des réponses meilleures que d’autres aux questions posées. Les candidats eux-mêmes veulent savoir ce qu’il faut dire pour être reçus. Or, on leur demandait de juger savamment de pratiques scolaires alors même que, pour la plupart, ils n’avaient aucune expérience pratique du métier. Dès lors, la porte était ouverte à la dérive dogmatique, alors que l’entrée dans ce métier devrait au contraire s’appuyer sur une formation critique, prenant en compte la pluralité des approches. Le concours était la pièce maîtresse de la formation en première année et, lors des épreuves, l’on voyait bien souvent les candidats répéter une sorte de catéchisme qui, dans leur esprit, était censé séduire le jury. Une part de la solution : un concours après la licence, sur des épreuves à caractère académique. Nous y reviendrons sûrement dans la suite de cet entretien.

A suivre

Propos recueillis par Luc CédelleRampe4

Débat public sur l’école : faut-il arroser les arroseurs ? (1)

J’aurais bien titré « faut-il flinguer les flingueurs ? », mais en ces temps d’hystérisation du débat public, méfions-nous des excès interprétatifs, alors  l’arrosage suffira.

Il existe au moins un livre sur l’école publié en cette rentrée dont j’ai appris avec plaisir la publication et à la lecture duquel je me suis délecté : celui de Pascal Bouchard. Sans pour autant adhérer à son facétieux titre, « Je hais les pédagogues », fondé sur un retournement que je trouve attirant, mais à l’usage fatiguant et trop artificiel. Même si l’on se prend à sourire à l’idée qu’il ait pu déclencher quelques achats par erreur et précipitation.

Bien sûr, on a vite confirmation de ce qu’on savait, c’est-à-dire que l’auteur, même s’il leur envoie quelques piques et leur rappelle à bon escient qu’il ne suffit pas d’avoir raison pour être entendu, ne « hait » absolument pas les pédagogues, parmi lesquels se comptent beaucoup de ses amis et quelques maîtres admirés. Une grande partie du livre est d’ailleurs consacrée à un plaisant jeu de massacre, où Bouchard se « paye » l’une après l’autre certaines des figures les plus connues de l’antipédagogisme français.

Tendance lourde

Pas toutes, malheureusement, car il y faudrait un dictionnaire ! Mais ne faisons pas la fine bouche devant cette sélection. C’est, toujours irrésistible, le vieux gag de l’arroseur arrosé. Les intéressés en sortiront-il indemnes ? C’est probable, hélas. D’une part, ils ont quelques quelques centaines de milliers d’exemplaires d’avance en matière de soft power éditorial et d’influence sur la représentation que les milieux intellectuels se font du système scolaire. Ce n’est pas un livre isolé qui pourrait inverser une tendance aussi lourde.

D’autre part, « ils » appliquent un principe de fonctionnement leur permettant de limiter l’impact de toute attaque. Ce principe est simple, efficace et instinctif (je ne crois pas à la conjuration) : ne jamais répondre. Opposer à toute mise en cause publique un silence de plomb. Eviter soigneusement toute réplique qui risquerait, par un seul effet mécanique, d’allouer de la notoriété à un détracteur et d’aboutir – qui sait – à voisiner avec lui dans les vitrines des librairies ou sur le plateau de quelque respectable émission (car il n’y a pas que des émissions respectables).

Positions acquises

Chaque ouvrage apportant de l’eau à leur moulin bénéficie aussitôt d’une promotion réflexe : on l’accueille comme une merveille, on l’intègre à force notes de bas de page, on préconise à tout bout de champ sa lecture, souvent même sans avoir vérifié de près l’ensemble de son contenu. A l’inverse, toute tentative argumentée de les contrer, sur le terrain des faits et des idées, les laissera sans réaction. Stratégie de l’évitement hautain : la blanche colombe ne fera pas au crapaud baveux l’honneur d’une réponse. L’absence de confrontation permettant ainsi de geler les positions acquises.

Or, l’idéologie « antipédagogiste », dans toutes ses variantes, en a acquis beaucoup, de positions. Jusqu’à se poser en prêt-à-penser pour quiconque souhaite, en abordant le sujet éducation, se tailler un succès sans se donner trop de mal (le succès n’est pas réellement garanti, ce serait trop simple, mais le « pas trop de mal » est assuré). Je pense par exemple à la toujours d’attaque et enjouée Rama Yade, ex-ministre et signataire en septembre 2011 d’un ouvrage chez Grasset, intitulé Plaidoyer pour une instruction publique. Sa publication a donné lieu à des accusations de plagiat sur lesquels je ne m’attarde pas ici (même si j’ai eu incidemment l’honneur, partagé avec beaucoup d’autres, de faire partie de la liste des auteurs concernés).

Concepts bulldozériens

En revanche, ce qui me paraît plus important est sa grossière reprise et aggravation des concepts les plus bulldozériens de l’agit-prop antipédago. « Réforme après réforme, dit la note de l’éditeur, [l’Education nationale] a cessé de devenir le lieu de la transmission du savoir pour devenir un laboratoire de l’«expression personnelle » où tout se vaut et rien ne réussit. » Et en juin 2012 l’ancienne ministre, qui a l’air pour son propre intérêt d’en connaître assez long sur l’expression personnelle, allait jusqu’à proférer que Vincent Peillon voulait ni plus ni moins « le retour de Woodstock » dans l’éducation.

Le « retour » de « Woodstock »… L’Education nationale aurait donc connu Woodstock, peace & love à tous les étages, pendant assez longtemps on l’imagine vu l’ancienneté de la référence. Et puis Woodstock, on ne sait pas trop quand ni comment, serait parti. Et aujourd’hui, Vincent Peillon voudrait donc faire revenir ce Woodstock.

A un tel niveau hallucinatoire, une citation plus complète est nécessaire. Voici un extrait d’une dépêche qui lui était consacrée : «Supprimer la notation, remettre en cause les évaluations, c’est le retour de Woodstock dans l’éducation nationale», a-t-elle affirmé sur France 2 en s’en prenant au «laxisme éducatif absolument incroyable» du ministre socialiste de l’Education nationale, Vincent Peillon, qui a souhaité samedi «faire évoluer la notation» des élèves. Selon lui, «la note sert toujours de sanction et jamais d’encouragement». Tout cela relève d’une «idéologie post-soixante-huitarde qui consiste à donner tous les pouvoirs aux élèves, à dire que l’enfant est roi, à estimer qu’il ne faut pas lui demander d’efforts, que le mérite ne compte pas…»

Ne pas rire trop fort

Original et décoiffant, n’est-ce pas ? Tous les pédagogues de France et leurs amis ne manqueront pas de se reconnaître dans cette volonté farouche de ne pas demander d’efforts aux élèves… Mais n’oublions pas que quand ces « pensées personnelles » sont imprimées, quand ces propos sont tenus, eh bien, non, personne n’est plié de rire. C’est cela la force de la bataille idéologique et médiatique : banaliser des énormités jusqu’à leur conférer une respectabilité qui coupe court au scandale comme à la moquerie.

Pascal Bouchard, dans la partie de son livre qu’il appelle le « chamboule-tout », ne s’en est pas pris à Rama Yade. C’est pour cela que, spontanément, je rattrape un peu… Mais il ne faut pas rire trop fort. Rama Yade a été ministre, elle peut le redevenir. Elle est « positionnée » sur l’éducation, dans le parti de Jean-Louis Borloo, susceptible de jouer un rôle clé dans les prochaines échéances politiques.

Pascal Bouchard, répétons-le, n’est pas exhaustif. Mais il fait quand même, saluons l’effort, une partie du boulot qui n’était pas faite auparavant. Dans l’ordre d’apparition, il égratigne d’abord sur quelques pages Natacha Polony (qu’il introduit par cette phrase assassine : « Commençons par le plus simple »). Personnellement, tout en la critiquant franchement lorsque j’en ai eu l’occasion, je n’ai jamais réussi à me montrer vraiment combatif avec Natacha Polony. Je ne m’explique pas de manière satisfaisante ce pacifisme journalistique et je ne suis pas sûr d’avoir eu raison de m’y conformer. Respect ou lâcheté? Maintenant qu’elle est passée dans le monde effarant des « people » de la télé – une autre planète- cette interrogation ne peut plus prendre qu’une allure abstraite.

Bouchard s’en prend ensuite à Jean-Paul Brighelli, sérial pamphlétaire, personnage à faconde et aux renaissances multiples qu’il expédie un peu vite, puis à Charles Coutel (professeur de philosophie à l’université d’Artois), Jean-Robert Pitte (ancien président de Paris 4, auteur notamment de Stop à l’arnaque du bac (Oh éditions, 2007), et Sophie Coignard.

Au suivant !

Sur cette dernière, journaliste au Point et auteur du livre Le Pacte immoral (Albin Michel, 2011, sous-titre : Comment ils sacrifient l’éducation de nos enfants), il se lâche, laissant filer sa colère. La réalisatrice d’un des plus grands (et des plus affligeants) succès éditoriaux de ces dernières années sur l’école, après Brighelli, en prend pour son grade. Au suivant !

A la suivante, plutôt, puisqu’il s’agit de Nathalie Bulle, sociologue et néanmoins antipédagogiste farouche, longtemps discrète, apparue il y a quelques années avec le livre L’École et son double. Essai sur l’évolution pédagogique en France (Ed. Herman, 2009) et une intimidante étiquette CNRS. J’ai lu ce passage avec d’autant plus d’intérêt que ce que Bouchard a fait à ce sujet correspond pile à un travail nécessaire, que je n’avais pu effectuer au moment de la sortie du livre. Cet auteur coïncide pour moi avec un rendez-vous manqué, comme il en existe beaucoup dans la vie d’un journaliste.

Esquisser une réfutation

J’avais eu, recommandées en interne par une consœur, les épreuves de son livre, et j’avais commencé à le lire… sans réussir à poursuivre. Plus que la difficulté réelle de lecture, le manque de temps en était la principale cause. Dans les semaines suivantes, j’avais eu brièvement l’auteur au téléphone, occasion d’être étonné par son adhésion apparemment inconditionnelle aux thèses antipédagogistes les plus caricaturales et virulentes, notamment sur l’apprentissage de la lecture.

Nathalie Bulle a un ennemi générique : le « progressisme éducatif ». Tous ses raisonnements reposent sur le postulat, jamais étayé, de la malfaisance essentielle, depuis les années 1970, de ce progressisme dans toutes ses dimensions. Elle présente donc comme des évidences les thèses des polémistes sur  le renoncement à la transmission, la baisse du niveau, la pression égalitariste ou les ravages du constructivisme… Sa particularité est de le faire en usant des codes stylistiques de la « science » et d’une manière qui, je dois l’avouer, transforme sa lecture en réelle épreuve. Bouchard, lui, a lu jusqu’au bout. A la fois plus patient et mieux armé, il ne s’est pas laissé impressionner, ce qui lui permet d’esquisser une réfutation sur plusieurs points importants.

Cela ne suffit jamais

Bien sûr, cela ne suffit pas. Cela ne suffit jamais. Il faudrait une armée de « décodeurs » spécialisés et incollables, fourmis consciencieuses, pour lire, relire, évaluer, repérer et contrer les mensonges, les erreurs, les impasses logiques, les manipulations sémantiques, les formules démagogiques, les ruses de séduction de la littérature antipédagogiste et, au-delà, de toute la production éditoriale sur l’éducation. Il faudrait que cette même fourmilière (ou cette ruche ou, pour sortir des métaphores animalières, cette communauté intellectuelle) reprenne l’avantage sur l’infernale loi du buzz et remette le débat sur l’éducation au niveau où doit se tenir un débat. Il ne serait alors peut-être plus nécessaire d’arroser les arroseurs ni de flinguer les flingueurs.

L’énervement n’est pas forcément la bonne stratégie face à un discours contestable ou scandaleux. Il est souvent plus efficace de pratiquer l’art de la déconstruction méthodique. Pascal Bouchard en donne un échantillon dans un extrait de son livre qu’avec sa permission je vais publier dans le prochain billet.

Luc Cédelle

La machine infernale du « non à tout »

Tout indique que la « crise des rythmes » scolaires n’est pas terminée. Et tout indique qu’elle n’était que la partie la plus immédiatement apparente d’un mal beaucoup plus profond.

Non seulement la protestation contre le décret sur les rythmes scolaires se poursuit à Paris mais elle touche désormais l’ensemble du territoire. En prévision de la grève nationale du mardi 12 février, circulent les annonces d’écoles fermées et de hauts pourcentages de grévistes.

« On ne fait pas deux fois de suite 80 % de grévistes », commentait, il y a quelques jours, un bon connaisseur du syndicalisme enseignant. Pourtant, l’épisode le plus récent, la manifestation parisienne du samedi 2 février n’a pas attesté d’un essoufflement.

Encouragés, les militants du « contre » sont partout à l’œuvre et trouvent un terrain favorable. « Une interprétation optimiste, écrivais-je dans mon premier billet sur cette affaire, voudrait que ce ne soit qu’un épisode un peu boiteux et non un signe annonciateur ». L’aiguille du sismographe tend plutôt à se stabiliser sur ce dernier terme. Ce qui s’annonce pour l’instant, dans un processus long et non dans un épisode anecdotique, est une radicalisation, qui commence à déborder le cadre des rythmes scolaires.

Le débat s’envenime, les esprits s’échauffent. Et un arc syndical s’est formé pour continuer à les échauffer et pour s’engager vers une épreuve de force. La principale organisation impliquée est le Snuipp-FSU, fort de sa majorité relative dans l’enseignement primaire, allié pour l’occasion avec FO, Sud et la CGT, qui contribuent à durcir le ton et les mots d’ordre.

Réalité paradoxale : le syndicat du primaire de la FSU, qui a fait du refus de l’immobilisme et de la proximité avec les chercheurs un élément de son identité est aujourd’hui le pivot d’une mobilisation anti-réforme.

Certes, la position officielle et nationale de ce syndicat n’est pas l’hostilité au projet de loi d’orientation : il dénonce dans le décret sur les rythmes « un bricolage », réclame que la concertation soit entièrement reprise sur ce sujet et que cette réforme soit reportée à 2014. Mais cette position marque une rupture cinglante avec l’actuel gouvernement : le ministre incarnant les « 60 000 postes », au moment même où il engage son action, est mis en difficulté par ceux-là mêmes censés en bénéficier. Les artisans de l’ex-RGPP, empêchés de poursuivre sur la voie du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite, doivent littéralement s’en torboyauter.

D’autant que le Rubicon franchi par le Snuipp avec son appel à la grève a donné le signal d’une ruée.

La rhétorique du refus

Du refus ponctuel d’un décret, certains passent au refus global de toute la démarche de « refondation » proposée par Vincent Peillon. Ça et là, des structures départementales entières du Snuipp basculent dans un discours d’opposition globale. Parallèlement, des syndicats SE-UNSA sont localement cosignataires d’appels en contradiction complète avec la ligne nationale de leur organisation.

Sans mystère et sans théorie du complot, il n’est d’ailleurs pas sorcier d’y voir la patte  de l’extrême gauche, présente dans les différents appareils syndicaux du monde enseignant et lancée avec enthousiasme, comme c’était prévisible, dans la dénonciation de « la même politique » menée, selon elle, par François Hollande et Nicolas Sarkozy.

Ce qui compte le plus, cependant, n’est pas que tel ou tel appareil soit pris en main ou influencé par tel ou tel courant radical. Cela relève d’une banalité totale et qui n’a d’ailleurs pas que des aspects négatifs : l’investissement de militants d’extrême gauche dans l’action syndicale est aussi leur façon de s’insérer dans le jeu démocratique.

En revanche, l’essentiel dans le processus en cours est de l’ordre du discours, de l’action sur les consciences et de la création d’une ambiance idéologique : c’est la fabrication d’une rhétorique du refus et la façon dont ses concepts, ses « éléments de langage » s’imposent sur le terrain, dans l’opinion des enseignants.

Exemple de concept ravageur : de 1998 à 2002, l’expression « lycée light » avait tué tout espoir de réaménagement des programmes et des horaires des lycéens. Aujourd’hui, certains s’activent au martelage d’un discours de déconsidération et de refus global de la « réforme Peillon ». Ce martelage est une fin en soi : il a justement pour but de banaliser, de rendre socialement acceptable un rejet qui, à l’extérieur du  milieu enseignant, reste aujourd’hui de l’ordre de l’incompréhensible.

Des mots clés comme « abrogation » – apparu sur la banderole de tête de la manifestation parisienne du 2 février – permettent de parcourir une partie du chemin. Si la crise s’accentue, il faudra, par exemple, guetter les premières occurrences de « coordination », mot fétiche de la gauche radicale. Autre mot clé et grosse ficelle à prévoir : « répression ». Que, d’aventure, des militants occupant un local municipal soient évacués par la police et le mot serait annexé au vocabulaire de la crise des rythmes.

Une fois lancé, ce type de processus peut aller très vite.

Lisez par exemple ce billet de blog paru sur la plate-forme de Médiapart : l’interview d’une directrice d’école parisienne qui, à la différence des « dindons », se présente à découvert. Un élégant exemple de glissement de la critique à l’hypercritique puis à la perte de toute mesure. L’ennemi y est clairement la refondation, désignée comme « une entourloupe », et le décret Peillon est « la violence de trop » s’exerçant contre les enseignants et les enfants. Le tout sans oublier la relance d’une rumeur qui plaît beaucoup et n’en est pas moins fausse – « savez-vous que les enseignants sont payés sur 10 mois et non sur 12 » ? – ni le couplet discrètement réac sur le fait que les enfants doivent savoir nager, se servir d’un ordinateur ou apprendre la sécurité routière au détriment des «fondements »

A la faveur de la tension actuelle, on observe aussi que le mot « privatisation » refleurit : certains prédicateurs de la gauchosphère assurent que le but stratégique de Vincent Peillon, poursuivant en cela l’œuvre entreprise par ses prédécesseurs, est ni plus ni moins que la privatisation de l’Education nationale.

Les « tea party » de l’éducation

Ce discours façon « tea party » de gauche n’est pas en soi une nouveauté. Il est  présent à l’état latent dans le débat sur l’éducation : ainsi en 2008, sous le ministère Darcos, la réduction (réelle) de la scolarisation à deux ans avait amené, sur les tracts des « nuits des écoles » (tiens, cela aussi est déjà de retour) à dénoncer le (faux) projet gouvernemental de « suppression de l’école maternelle ».

D’autres légendes resurgissent : revoici, sur un forum d’enseignants, la manipulatoire citation d’un article d’une revue publiée par l’OCDE en 1996 et prêtant (faussement) à cette organisation internationale le projet de faire baisser la qualité des services publics.

Sur Twitter, une enseignante du secondaire ressort une autre rumeur de ces dernières années, celle du « bac local », projet – évidemment faux lui aussi – désormais attribué à Vincent Peillon. Succès assuré dans d’éventuelles AG de lycéens : « ils » veulent faire un bac spécial Seine St-Denis ! Pour que ce type de rumeur recommence à circuler, il faut que deux conditions soient réunies : des personnes assez cyniques pour choisir de la relancer et un public désireux d’y croire.

A ces micro-signes qui s’accumulent et vont tous dans le même sens font écho des messages plus classiques, dont font partie les appels syndicaux ou intersyndicaux à la grève et aux manifestations. Je vais en citer ici deux. Non pour leur importance mais en raison de leur charge rhétorique exemplaire.

Le premier est un appel intersyndical diffusé dans un arrondissement parisien pour la manifestation du 2 février. Le deuxième un appel intersyndical départemental lancé dans le département de l’Aude pour la grève du 12.

Commençons par le texte parisien, signé par le Snuipp-FSU, FO, Sud-Education, la CGT (Educ’action) mais aussi, au moins dans l’arrondissement où il a été diffusé, par le SE-UNSA. Intitulé « Réforme des rythmes scolaires : c’est non ! », c’est un habile mélange de revendications et d’angles critiques « réalistes » avec des thèmes qui laissent pressentir une contestation sans fin.

Il s’indigne notamment que l’article 40 du projet de loi d’orientation « propose d’en appeler à des associations, des fondations ou encore des bénévoles, pour assurer le périscolaire ». Le rédacteur syndical ne prend même pas la précaution de rappeler l’apport des associations et mouvements d’éducation populaire qui interviennent déjà massivement dans le périscolaire. Son but est de frapper l’imagination et, pour cela, toute intervention du privé doit être une « privatisation ».

Qu’importe que la Fondation de France, par exemple, soit impliquée dans l’appui à une quantité de projets d’intérêt public. Possibilité parmi d’autres, ce genre de financement est présenté de façon à suggérer que le grand méchant capital privé va se substituer au budget de l’éducation. Inusable technique d’agitation aujourd’hui réactivée…

Autre phrase prometteuse d’arguties sans fin :

« Le service public d’Education est un service public national dont la mission doit rester totalement indépendante des mairies. »

Les auteurs savent bien que, même si l’école primaire en France est historiquement l’école « communale », ce ne sont pas les mairies qui définissent les « missions » de l’Education nationale. Ni aujourd’hui, ni demain. Ils le savent mais leur priorité est d’empoisonner toute perspective de développement des coopérations englobant parents, associations et collectivités territoriales dans un effort commun sous la responsabilité de l’Education nationale.

Oublié, l’Appel de Bobigny ?

Qu’importe si, en France, les collectivités territoriales assument déjà 25 % de la dépense globale d’éducation. Qu’importe si, dans le cas très spécial de Paris, la municipalité intervient directement sur 3 heures 30 du temps scolaire hebdomadaire avec le système des PVP (professeurs de la ville de Paris) et si les mêmes syndicats s’insurgeraient contre la moindre menace sur ce particularisme. Qu’importe si cela n’aboutit en rien à une « municipalisation » du primaire parisien qui reste du ressort  de l’Education nationale. Qu’importe si les projets impliquant les collectivités territoriales ne portent que sur le périscolaire. Si la décentralisation, grande réforme de gauche, a permis des avancées historiques, si les différents échelons territoriaux sont autant de leviers d’action et de financements possibles en faveur de l’éducation…

L’important est de dire non. D’installer dans les esprits, contre tout pragmatisme, que l’Education nationale est l’affaire exclusive de l’Etat central… à condition que les décisions de celui-ci soient approuvées par le corps enseignant, représenté par ses syndicats.

Oublié l’Appel de Bobigny, pourtant signé par le Snipp-FSU et par le SE-UNSA ! Oubliée cette longue et patiente démarche, lancée en mars 2009, de recherche du « point ultime d’avancée commune de tous les acteurs de l’éducation », qui proposait notamment « la reconnaissance nationale par la loi des projets éducatifs locaux » et « de territoire ».

Toute implication des collectivités appelle des architectures institutionnelles et des équilibres un peu compliqués où l’Education nationale, sans abandonner sa prééminence, doit évidemment consentir à certains compromis. Le fait de lancer un « bas-les-pattes ! » général compromet l’élaboration de ce type d’équilibre, d’avance  condamné sous le vocable de « territorialisation »…

« L’école des territoires, on n’en veut pas », scandaient les manifestants de Sud-Education le 2 février à Paris.

Ce dernier thème permet aussi un branchement très efficace avec celui de l’inégalité des moyens entre territoires riches et pauvres : un vrai problème, réclamant la mise en place d’un système de péréquation (Meirieu en avait proposé un en 1999 dans le cadre de « l’Ecole du XXIème siècle » mais s’était fait retoquer). Mais de la sorte, la fin des inégalités pourra toujours être commodément présentée comme un préalable indispensable à toute action.

Dans l’argumentaire anti-Peillon, l’idée que l’intervention des collectivités territoriales sur le périscolaire va nécessairement « aggraver les inégalités » est passée. Le manifestant de base la possède déjà et n’en démordra pas car quelle posture pourrait être plus généreuse que celle consistant à s’insurger contre les inégalités ? Surtout lorsque l’on fait soi-même partie d’une commune favorisée…

La bataille est à peine entamée que le slogan a déjà gagné. Car le slogan permet de dire non. Le contre-slogan, voulant expliquer qu’une mission nationale d’éducation définit un cahier des charges dont la mise en œuvre présentera forcément quelques différences selon les territoires concernés est trop compliqué.

« Abandon immédiat et définitif »

Le slogan a déjà gagné aussi dans un autre texte. C’est cette fois un appel intersyndical départemental, dans l’Aude, pour la grève du mardi 12 février. Ses signataires sont FO, le Snuipp, Sud-Education et la CGT-Éduc’action. Outre l’argumentaire habituel contre le décret sur les rythmes, beaucoup de points communs avec le texte parisien. Contestation de tout projet éducatif territorial, dont la mise en œuvre, est-il écrit, pourrait « même déterminer une partie de nos obligations de service ». Le projet de loi de refondation est directement visé par l’appel à la grève, sur le même thème : il « porte en germe la territorialisation du service public d’éducation ».

Variante budgétaire osée, faisant désormais partie de l’argumentaire protestataire : « la programmation budgétaire prévue pour les 5 ans à venir apparaît bien insuffisante », écrivent les auteurs de l’appel pour qui, visiblement, le manque d’argent public relève exclusivement de la pure mythologie libérale-patronale. On peut noter aussi, dans la longue liste des motifs de grève, la revendication d’une « réduction du temps de service ».

Mais l’essentiel est dans le titre : « Appel contre le projet de loi PEILLON et le décret concernant les rythmes scolaires ». Ainsi que dans la conclusion : « En l’état, nous nous prononçons pour l’abandon immédiat et définitif du projet de loi PEILLON et du décret sur les rythmes scolaires, qui en est la première déclinaison. »

Juste avant cette dernière phrase, les signataires réaffirment « qu’une réforme touchant à l’École ne peut se faire contre les enseignants ni sans eux ». Sur ce point, ils n’ont pas tort. Et c’est même tout le problème : s’il doit y avoir identification durable entre « les enseignants » et les auteurs de ce type d’appels alors… il faut sérieusement envisager qu’aucune réforme, en effet, ne soit possible.

La machine infernale du « non à tout » est bel et bien lancée. Il y a seulement une semaine, j’aurais laissé un point d’interrogation. Il y a seulement quelques heures, je n’aurais pas imaginé qu’elle ait déjà accompli autant de chemin et gagné autant de complaisances parfois surprenantes, comme si le seul moyen d’être épargné était de se draper préventivement de « résistance » en surjouant l’indignation contre « Peillon ».

Jusqu’où ira-t-elle ?

Mystère. L’emballement actuel sera peut-être un faux départ. Tout peut encore se calmer, mais ce qui s’est déjà passé donne une vertigineuse petite idée du problème. La machine à dire non existe, elle a du carburant et beaucoup de candidats pilotes qui, toujours pour des motifs contradictoires, voudraient bien rejouer avec Vincent Peillon la contestation du ministre Claude Allègre. La différence des personnalités est largement à l’avantage de l’actuel ministre mais l’exaspération qui travaille le corps enseignant et dont l’affaire imprévue des rythmes est un indicateur joue dans le sens des promoteurs de dynamiques définitivement paralysantes.

Luc Cédelle

Les larmes d’une instit et comment en rendre compte

Une « instit » parisienne est venue me demander à l’accueil vendredi dernier au journal, comme ça, sans rendez-vous. En pleurs dès ses premiers mots. Ne pouvant contenir son émotion. Jugeant insultante l’hostilité des médias envers le mouvement des professeurs des écoles parisiens. Se sentant blessée par le reproche de « corporatisme », formulé l’avant-veille avec la vigueur de plume et l’impact propres à un éditorial du Monde.

Mais même mon billet de blog sur « la grève troublante », qu’elle avait lu aussi et où je n’utilisais pas cette notion, l’avait déjà suffisamment heurtée pour qu’elle se trouve, assurait-elle, « incapable de le relire ».

Le syndrome, donc, du couteau dans le dos : très déstabilisant quand il ne relève plus de la rhétorique militante et que vous avez, là, en face, la personne qui vous dit qu’elle saigne et que vous y êtes pour quelque chose, en s’exprimant avec une émotion qui vous semble évidemment relever de la démesure mais dont vous ne pouvez nier la force ni la réalité.

Oui, la presse peut être perçue comme violente, même lorsqu’elle ne s’attaque nullement à des individus, même si elle n’emploie que le seul vocabulaire du débat d’idées sur un fait d’actualité. Sauf à ne jamais avoir d’avis (ou à toujours le dissimuler), il n’est pas du tout évident que cet impact émotionnel soit évitable. La recette pour mettre les points sur les i sans vexer personne n’a pas encore été inventée.

Ce qu’elle n’est pas et ne veut pas être

Les critiques ou les attaques portées (du point de vue du récepteur les critiques sont toujours des attaques) sont perçues comme une violence symbolique, avec une intensité variable selon que leur cible a le cuir tanné ou, ce qui était le cas, la chair à vif. Les catégories et qualificatifs politiques sont souvent chargés de connotations morales et aucun gréviste, par exemple, ne peut se réjouir d’être partie prenante d’une grève jugée « troublante » ou d’une communauté de travail taxée de « corporatisme ».

Mon interlocutrice se sentait donc atteinte dans son identité, dans ses choix de vie, désignée comme précisément ce qu’elle n’est pas et ce qu’elle ne veut être en aucun cas. J’ai tenté de ramener les choses à ce qui me semblait et me semble toujours être leur juste proportion : un désaccord, exprimé sur la place publique et avec la vigueur de ton qui caractérise les débats publics. Un désaccord en principe humainement supportable et dont on devrait pouvoir débattre.

Un désaccord ne mettant pas particulièrement en cause sa dignité professionnelle. Ni même d’ailleurs, celle de ses collègues (on peut être excellent professionnel et néanmoins engagé dans une démarche que certains jugeraient « corporatiste »).

Un désaccord, en l’espèce, entre un mouvement de protestation d’enseignants et la plupart des grands médias. Un désaccord cristallisé sur un événement précis mais venant réactiver une vieille thématique : « corporatisme » est un terme usuel lorsqu’une action syndicale est visée par la critique. Quand elles polémiquent entre elles, les différentes tendances syndicales se renvoient d’ailleurs assez banalement cette accusation.

Nous avons parlé longuement.

Chaque fois que mon interlocutrice évoquait un « dénigrement » systématique des enseignants – par la presse, l’opinion, les braves gens, etc. – j’ai tenté, évidemment sans parvenir à la convaincre, de présenter les nombreux éléments qui vont à l’encontre de cette thèse victimaire. A commencer par le fait que toutes les enquêtes d’opinion des quinze dernières années, à l’inverse, confirment invariablement que l’image de « l’instit » (comme l’ancienne série télévisée du même nom) continue de faire partie intégrante d’une tendre mythologie nationale.

Ainsi, un sondage – que je viens de retrouver – sur « l’image des enseignants auprès des Français », réalisé par CSA en juin 2005 pour Le Monde de l’Education et Télérama, donnait des résultats spectaculairement positifs pour les enseignants du primaire. Les sondés jugeaient à 88% qu’ils « aiment enseigner », à 87% qu’ils « aiment leur métier », à 83% qu’ils « savent expliquer et éveiller la curiosité des élèves », à 65% qu’ils « écoutent suffisamment les élèves », à 63% qu’ils « s’intéressent à tous les élèves y compris à ceux qui sont en difficulté » et à 60% qu’ils « se préoccupent de la situation personnelle et familiale des élèves ».

On connaît pire impopularité… Rien  n’est venu indiquer, depuis, que l’opinion aurait basculé. Durant la présidence de Nicolas Sarkozy, seule la presse franchement engagée à droite s’est emportée contre les trois ou quatre journées de grève nationale dans l’éducation que comptait chaque année scolaire.

Ce qui est favorable est oublié

La majorité alors au pouvoir subissait une usure politique croissante à mesure que son choix de reconduire de budget en budget la réduction des postes d’enseignants la plaçait un peu plus en plus en porte-à-faux avec l’opinion. Elle avait le sentiment lancinant d’être aux prises sur ce sujet avec des médias de tonalité défavorable.

Aussi attractive soit-elle pour des personnels éreintés, l’idée d’une hostilité médiatique latente à l’encontre du monde enseignant en général comme des professeurs des écoles en particulier est donc fausse. Combien, au contraire, d’articles, de reportages télévisés, de documentaires et même de films de fiction pour souligner la noblesse de ce métier et l’aggravation de la difficulté à l’exercer ? Combien d’exaltations des « hussards noirs », quitte à donner dans l’anachronisme nostalgique ou l’exagération ?

Il est saisissant de voir à quel point ce qui est favorable est aussitôt oublié, alors que ce qui ne l’est pas motive une inscription immédiate dans les annales de la persécution. Qui, ces derniers jours, s’est souvenu, par exemple, de l’édito du Monde du 12 juillet dernier, intitulé « la France doit investir dans ses enseignants ». Commençant par souligner que notre pays « sous-paye ses enseignants », ce texte concluait qu’il « faut des professeurs bien formés, payés et considérés » et que ceci « ne relève pas de la dépense publique mais de l’investissement dans l’avenir ».

A mesure que l’échange devenait plus posé, mon interlocutrice a repris, et développé sur la foi de son expérience, toute une série d’arguments brandis par les opposants au projet de réforme des rythmes scolaires.

Certains ne m’ont pas plus convaincu qu’auparavant. Ainsi, comme une proportion indéterminée de ses collègues, et pour mieux démontrer son désintéressement, elle déclarait sa préférence envers les cours du samedi matin plutôt que du mercredi : mais cette préférence est minoritaire et donc sans portée pratique dans l’actuel différend. La question des cours du samedi matin, sauf dérogation locale toujours possible, est réglée dans la mesure où ni une majorité d’enseignants ni une majorité de parents n’en veulent. Il est donc exclu qu’un politique se fasse le relais de leur rétablissement. En parler, ai-je tenté de faire valoir, est donc vain. De même que sont aujourd’hui vaines, sur ce dossier, toutes les propositions d’enseignants qui ne feraient pas clairement l’objet d’un consensus auprès de leurs collègues. Le caractère désordonné, voire contradictoire, des mises en cause du projet Peillon et l’incapacité des contestataires à proposer une alternative susceptible d’emporter les suffrages ont contribué à dévaloriser leur action.

Des arguments recevables et préoccupants

En revanche, d’autres arguments – déjà avancés ça et là à certaines occasions où le débat sur les rythmes se faisait plus technique – sont recevables, préoccupants et sont aussi très largement partagés par les enseignants du primaire. Même si l’on peut penser (question d’analyse et de point de vue) qu’ils ne justifiaient pas le recours à la grève et que leur portée a été amoindrie par le positionnement syndical consistant, toutes tendances confondues, à réclamer d’abord des compensations financières.

L’abaissement prévu des normes d’encadrement périscolaires est un angle critique tout à fait légitime, même si le gouvernement plaide que les normes actuelles n’étaient pas respectées. Pour répondre aux objections de l’Association des maires de France sur le coût de la réforme, le seuil d’encadrement passerait d’un adulte pour 10 enfants de moins de six ans à un adulte pour 14, et de un pour 14 à un pour 18 au-delà de six ans. Difficile de présenter cela comme une amélioration en faveur de « l’intérêt de l’enfant ».

L’argument le plus fort, dans le contexte parisien, porte sur la longueur exceptionnelle (2 heures 45) de la pause méridienne envisagée et sur les conditions de sa mise en œuvre. C’est un point sur lequel jusqu’à présent, les réponses apportées ne sont pas ou pas encore de nature à rassurer enseignants ou parents. C’est un sujet sérieux, tangible, rationnel sur lequel la balle est dans le camp de la mairie de Paris.

Il paraît très plausible qu’à conditions inchangées, cette pause serait problématique et risquerait de ressembler à une garderie explosive. A ce jour, les instits parisiens pensent que ces conditions seront inchangées, la mairie assure qu’elles seront différentes. Le débat ne peut en rester à ce point mort.

Une des pistes de solutions possibles pourrait (simple hypothèse, je n’ai pas de « tuyau » particulier à ce sujet) se trouver dans de nouvelles modalités de recours aux professeurs de la ville de Paris (PVP) qui, spécificité de la capitale, assurent, sur trois heures trente par semaine dans l’emploi du temps scolaire, les enseignements d’éducation physique et sportive, d’éducation musicale et d’arts plastiques.

J’en parle un peu avec mon interlocutrice, mais sans oser forcer : le bruit court, y compris en milieu syndical, qu’une partie des enseignants des écoles parisiennes bénéficieraient ainsi, de manière informelle, d’un allègement de fait sur leurs obligations de service. Elle m’assure que, pour ce qui la concerne et partout où elle a exercé à Paris jusqu’à présent, ce n’est pas ou ce n’est plus le cas, les enseignants en profitant pour faire des demi-groupes ou du soutien et donc effectuant leur horaire entier.

J’ai vu passer des échanges aigres-doux sur Twitter entre ceux qui dénient formellement l’existence d’un quelconque avantage irrégulier et d’autres tentés d’ironiser à ce sujet. C’est une question qui a été abordée par l’Inspection générale mais dans un rapport datant de 2004. Elle mériterait une véritable enquête de terrain pour savoir où l’on en est…

Les chaînons manquants de la faisabilité

Quoiqu’il en soit, le fait que de telles questions restent aujourd’hui totalement ouvertes peut s’interpréter de deux façons : positivement, en soulignant qu’il reste un espace pour bâtir un projet et éviter que le pire annoncé ne se réalise ; négativement, en témoignant d’une impréparation de nature à nourrir toutes les inquiétudes. Ces inquiétudes sur l’allongement de la pause méridienne, ne sont pas réservées à la capitale. Il y a beaucoup d’endroits où même deux heures paraissent problématiques si elles ne peuvent comporter de repos ou de plages de calme.

Les quelque vingt ans de débats antérieurs sur les rythmes scolaires, le consensus qui semblait bien établi au terme de la Conférence nationale réunie sur ce thème par Luc Chatel, la concertation menée cet été par un groupe de travail dans le cadre de la « refondation »… Tout cela laissait penser qu’au chapitre de la préparation, aussi bien technique que celle des esprits, l’essentiel avait été fait pour assurer le retour à la semaine de quatre jours et demi.

L’idée affleure aujourd’hui que, malgré le travail accompli, ou à cause de défauts dans la méthode utilisée pour l’accomplir, il y avait bien des « chaînons manquants » dans la concertation et que la case « faisabilité » aurait été négligée. C’est ce que suggère notamment un article très informé du Café pédagogique qui critique la démarche suivie, tandis que différentes personnes proches du dossier confient en « off » que « l’affaire a été bien mal goupillée ». Autrement dit, le ministre de l’Education et son équipe auraient une large part de responsabilité dans la mauvaise tournure prise par les événements.

Cela ne change rien à la réalité de certains réflexes qui, en milieu enseignant, ne relèvent pas de l’objection constructive mais du surgissement habituel, terriblement habituel, de ce qu’on pourrait appeler les « forces du non ». Ces réflexes qui, à des degrés divers, ont déclenché cette réprobation médiatique majoritaire… qui a en retour amené une « instit » parisienne  à venir se présenter à l’accueil du journal Le Monde, sans rendez-vous, armée de sa seule souffrance, d’un nom pioché sur un blog et d’une brassée d’arguments.

Même si je l’ai écoutée avec attention et si ses propos me resteront en mémoire, rien n’est écrit ici spécialement pour lui plaire. J’espère néanmoins qu’elle y sentira une prise en compte de sa démarche, qu’elle n’y puisera pas un surcroît de souffrance et, surtout, qu’elle y percevra le respect de son honneur professionnel.

D’autres billets suivront ici sur ce même thème de la « crise des rythmes » dont l’issue, insensiblement, est devenue cruciale pour le reste du processus de « refondation ». J’y ferai notamment écho à différents points de vue d’enseignants et d’observateurs. Sans forcément prendre des gants.

Luc Cédelle